Aliocha
Pendant des mois, il lutta contre la folie qui le guettait. Physiquement, il n’avait rien, psychologiquement, il était détruit. Non seulement il n’avait pas sauvé la vie à son compagnon, mais il ne l’avait même pas défendu. Il s’était battu dans un cauchemar suscité par le démon, tandis que celui-ci s’attaquait tranquillement à sa victime et la pendait au barreau de la lucarne. Lui qui ne croyait ni en Dieu ni en Diable découvrait l’existence d’un monde souterrain de forces obscures et, pour la première, songea avec terreur au salut de son âme. Quand il ne dormait pas, il pleurait, demandait pardon à tous ceux qu’il avait lésés et il y en avait légion ; quand il dormait, c’était pire, car ces êtres venaient se saisir de lui, appelant l’homme-bouc pour qu’il l’écrase avec ses sabots, mais celui-ci riait, il ne voulait pas se salir les pattes avec un adversaire aussi insignifiant. Le mépris dans lequel on le tenait dans ses cauchemars le mettait en rage, il aurait préféré s’être battu et être mort.
Le seul aspect positif de son état était Nastasia Philippovna. Oubliant leurs différends, elle le veillait jour et nuit. Quand il était conscient, il la voyait penchée sur lui, le regard inquiet. Comme elle était belle ! Mais avant de l’enlacer à nouveau, il fallait lutter pour continuer à vivre.
Il contempla la chambre vaste, haute de plafond, au parquet de chêne blond, décorée de multiples tableaux, tentures, moulures. Tout cela, il l’avait obtenu de haute lutte ! Quel contraste avec le logis bas, toujours humide, au sol battu de ses jeunes années ! Et ce sentiment d’oppression qui en résultait ! Les mauvaises odeurs, l’obscurité, les mouches, les chiures des poules dans la cour, mais aussi dans la maison. La maison ? L’isba ? Pouvait-on appeler ainsi ce logis aux murs en bois, à la toiture en chaume, que son père et ses oncles avaient bâti, si semblable aux autres (une seule se distinguait, un peu plus belle, à peine plus élevée, avec un toit plus solide et surtout plus de fenêtres, c’était la taverne où les moujiks allaient régulièrement pour oublier leur condition) ? Ce taudis consistait en une pièce principalement occupée par un poêle énorme et vétuste et un bat-flanc démesuré où les parents et les plus petits dormaient ensemble, les plus grands préférant se coucher à même le sol, serrés aux premiers frimas contre les animaux qui leur tenaient chaud. Il y régnait une odeur de choux, d’urine. On n’ouvrait jamais l’unique fenêtre très étroite, en hiver pour ne pas avoir froid, en été pour conserver le peu de fraîcheur de la nuit. L’air ne se renouvelait que par la porte. L’Aliocha qu’il était devenu se posait sans arrêt la question : pourquoi ses parents n’avaient-ils jamais fait d’effort pour nettoyer, pour aérer, pour rendre plus agréable leur habitation ? L’Aliocha enfant ne s’interrogeait pas, la réponse était simple : le barine, leur propriétaire, les traitait comme des bêtes de somme, alors ils vivaient comme des animaux. Il ne fallait pas chercher d’autres raisons.
Parfois, une âme noble naît dans la fange. C’était son cas. Il n’avait eu de cesse, sa vie durant, de fuir cette misère et de reconquérir son rang. Reconquérir, non pas conquérir ! Dès qu’il fut à même de penser, il s’imagina étant un hobereau déchu, puni pour on ne sait quelle faute commise par ses ancêtres. Ce milieu de paysans n’était pas le sien, son existence serait une rédemption, un retour à son état naturel. En attendant, il grandissait, profitait de la vie éprouvante de la campagne pour se muscler, pour ne pas rechigner sous l’effort, pour endurcir son corps. Sous ses oripeaux, c’était un bel homme, un géant, avec des traits fins, un nez grec, de longs cheveux noirs et des yeux clairs, sa barbe hirsute et même ses mains calleuses contribuaient à son charme lui donnant un caractère sauvage qui ne déplaisait pas aux filles. Il en avait culbuté plus d’une dans les champs.
Les villageois n’aimaient pas leur barine – il faut dire qu’il était particulièrement malfaisant et incompétent –, mais ils ne s’en plaignaient pas, c’était l’ordre des choses. De même, il respectait le pope non parce qu’ils croyaient ou craignaient Dieu, mais parce que celui-ci devait l’être. Ils étaient ainsi : tout devait être à sa place et, si c’était le cas, ils acceptaient la leur. Cela mettait en rage Aliocha.
Tout se décida à vingt ans, à la Saint-Georges[1].