Le Non-mort
Petit à petit, le trouble provoqué par le plongeon de Zuma s’apaisa, l’étang redevint un miroir et il put observer l’image d’un homme de vingt-deux/vingt-trois ans. Il avait grandi. Beaucoup. C’était maintenant un bel athlète. Sa chevelure, plus noire qu’avant, en s’épaississant, s’était assagie. Un visage découpé au couteau avec des traits fins, nez et lèvres en particulier. Il avait gardé ses jolis yeux, mais ils étaient plus bleu acier que bleu ciel et son regard s’était assombri.
Quelque chose avait disparu, ce qui le rendit triste. Il chercha longtemps à savoir ce que c’était, puis, se résignant à quitter l’étang, il haussa les épaules et marmonna :
– Il faut que je m’y habitue.
Maintenant qu’il était devenu adulte, il allait pouvoir affronter Baba Yaga. Il se dirigea d’un pas décidé vers la vieille et misérable cabane. Elle semblait abandonnée, nulle fumée ne sortait de la cheminée et les persiennes étaient solidement fermées, empêchant la lumière d’éclairer le séjour. Il avança lentement en direction de la maison et celle-ci, presque imperceptiblement, recula de façon à maintenir la même distance avec son éventuel visiteur.
– Elle ne m’a pas reconnu, se dit-il en souriant et il se mit à courir à toute vitesse.
Cette fois, la demeure dut se redresser sur deux longues pattes de poulet pour s’éloigner de quelques mètres et éviter que l’importun n’entre. Kochtchéï éclata de rire. La cabane de Baba Yaga était un drôle de volatile, une espèce de poule très craintive.
– Avec une cervelle d’oiseau, ricana le jeune homme et, lui tournant le dos, il s’écarta d’elle.
L’isba, d’abord inquiète, le suivit puis, voyant que son visiteur paraissait avoir abandonné l’idée saugrenue de pénétrer chez elle, elle se posa de nouveau à terre, ne relâchant toutefois pas sa surveillance. Elle était très intriguée par cet inconnu en qui elle n’avait effectivement pas identifié Kochtchéï. C’était bizarre : plus il s’éloignait, plus il semblait se rapprocher. Soudain, elle réalisa qu’il marchait à reculons. Trop tard, il était à sa porte qu’il avait depuis longtemps appris à crocheter sans l’abîmer et il se précipita à l’intérieur. Elle eut un hoquet d’indignation de s’être ainsi fait duper.
Quand Baba Yaga revint, elle trouva un individu tranquillement attablé chez elle. Comment avait-il pu entrer ? Qui était-il ? Était-il dangereux ? Tandis que toutes ces questions se bousculaient dans sa tête, l’homme se contentait de sourire, sans se présenter. Son attitude, son amusement, cependant, disaient : « alors, la vieille, tu ne me reconnais pas ? Tu perds tes facultés ? ». Cela l’agaça tout en l’inquiétant. Qui pouvait être aussi tranquillement assis en face d’elle ? Son regard chercha fébrilement un détail capable de dévoiler l’identité de l’importun, son esprit construisait les raisonnements les plus fous pour expliquer tout cela, mais son odorat fut le plus prompt. Il faut dire qu’elle avait un nez assez proéminent.
– Kochtchéï !
Elle était paniquée. Le matin, elle avait quitté un enfant facilement manipulable à qui elle aurait, quand il aurait un peu grandi, pu demander des choses ; le soir, elle avait en face d’elle un jeune homme mâture, une volonté face à la sienne, peut-être plus forte que la sienne, en tout cas qu’elle n’avait pas vue venir.
– Mère, j’ai soif. Apporte-moi du vin !
« Il me teste », se dit-elle. Mais que faire ? Refuser et l’affronter tout de suite alors qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il était devenu ? Mieux valait lui obéir et lui servir son verre. Elle ne put cependant s’empêcher de protester.
– Arrête de m’appeler ainsi ! Tu es le fils de ton père, tu n’es pas humain.
Il éclata de rire et se contenta de dire « Merci Mère » avec mépris pour toute réponse.
Mère, le mot lui écorchait la bouche, mais, désormais, c’est ainsi qu’il s’adresserait à elle ! Pour savourer la douleur qu’il provoquait aux oreilles de la vieille femme.
– J’ai découvert qui est Zuma. Je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir fait aimer un crapaud.
Il la vit pâlir. Il n’avait jamais pensé qu’elle puisse avoir peur, encore moins de lui. C’était électrisant de s’apercevoir qu’une sorcière de son renom le craignait. Il se reprit immédiatement, il ne fallait pas que cette ivresse lui tourne la tête : il était encore trop jeune pour l’affronter. Et puis, il avait une autre raison, plus impérieuse, de la laisser en vie. Il savait qu’elle l’avait épargné parce qu’elle attendait quelque chose de lui, une mission à accomplir, et il ne doutait pas de son importance… pour lui.
– Mère, je devrais vous tuer pour cela. Cependant, je n’oublie pas que vous m’avez mis au monde. Vous avez un projet pour moi. Je ne suis pas revenu pour me venger, je viens payer ma dette. Dites-moi ce que je dois faire.
Quand Baba Yaga sut qu’elle ne risquait plus rien, elle retrouva ses esprits et comprit que, derrière les belles phrases de reconnaissance, le monstre avait senti l’importance de ce qu’elle espérait de lui. Il lui obéirait en attendant. Elle exigea, avant de parler, qu’il promette, devant toutes les divinités infernales, de ne jamais lui faire du tort.
– Je te prends à témoin, Chernabog, dieu sombre,
Que, jamais, je ne ferai de mal à ma mère,
Baba Yaga.
Que la mort noire[1] me punisse si je romps ce vœu !
Je te prends à témoin…
Et, tandis qu’un à un il égrainait la liste démoniaque, la vieille se demanda qui d’entre eux était son père.