VII-Le Non-mort

Petit à petit, le trouble provoqué par le plongeon de Zuma s’apaisa, l’étang redevint un miroir et il put observer l’image d’un homme de vingt-deux/vingt-trois ans. Il avait grandi. Beaucoup. C’était maintenant un bel athlète. Sa chevelure, plus noire qu’avant, en s’épaississant, s’était assagie. Un visage découpé au couteau avec des traits fins, nez et lèvres en particulier. Il avait gardé ses jolis yeux, mais ils étaient plus bleu acier que bleu ciel et son regard s’était assombri.

Quelque chose avait disparu, ce qui le rendit triste. Il chercha longtemps à savoir ce que c’était, puis, se résignant à quitter l’étang, il haussa les épaules et marmonna :

– Il faut que je m’y habitue.

Ivan Bilibine : Kochtcheï l’Immortel (Wikipedia)

Maintenant qu’il était devenu adulte, il allait pouvoir affronter Baba Yaga. Il se dirigea d’un pas décidé vers la vieille et misérable cabane. Elle semblait abandonnée, nulle fumée ne sortait de la cheminée et les persiennes étaient solidement fermées, empêchant la lumière d’éclairer le séjour. Il avança lentement en direction de la maison et celle-ci, presque imperceptiblement, recula de façon à maintenir la même distance avec son éventuel visiteur.

– Elle ne m’a pas reconnu, se dit-il en souriant et il se mit à courir à toute vitesse.

Cette fois, la demeure dut se redresser sur deux longues pattes de poulet pour s’éloigner de quelques mètres et éviter que l’importun n’entre. Kochtchéï éclata de rire. La cabane de Baba Yaga était un drôle de volatile, une espèce de poule très craintive.

– Avec une cervelle d’oiseau, ricana le jeune homme et, lui tournant le dos, il s’écarta d’elle.

L’isba, d’abord inquiète, le suivit puis, voyant que son visiteur paraissait avoir abandonné l’idée saugrenue de pénétrer chez elle, elle se posa de nouveau à terre, ne relâchant toutefois pas sa surveillance. Elle était très intriguée par cet inconnu en qui elle n’avait effectivement pas identifié Kochtchéï. C’était bizarre : plus il s’éloignait, plus il semblait se rapprocher. Soudain, elle réalisa qu’il marchait à reculons. Trop tard, il était à sa porte qu’il avait depuis longtemps appris à crocheter sans l’abîmer et il se précipita à l’intérieur. Elle eut un hoquet d’indignation de s’être ainsi fait duper.

Quand Baba Yaga revint, elle trouva un individu tranquillement attablé chez elle. Comment avait-il pu entrer ? Qui était-il ? Était-il dangereux ? Tandis que toutes ces questions se bousculaient dans sa tête, l’homme se contentait de sourire, sans se présenter. Son attitude, son amusement, cependant, disaient : « alors, la vieille, tu ne me reconnais pas ? Tu perds tes facultés ? ». Cela l’agaça tout en l’inquiétant. Qui pouvait être aussi tranquillement assis en face d’elle ? Son regard chercha fébrilement un détail capable de dévoiler l’identité de l’importun, son esprit construisait les raisonnements les plus fous pour expliquer tout cela, mais son odorat fut le plus prompt. Il faut dire qu’elle avait un nez assez proéminent.

– Kochtchéï !

Elle était paniquée. Le matin, elle avait quitté un enfant facilement manipulable à qui elle aurait, quand il aurait un peu grandi, pu demander des choses ; le soir, elle avait en face d’elle un jeune homme mâture, une volonté face à la sienne, peut-être plus forte que la sienne, en tout cas qu’elle n’avait pas vue venir.

– Mère, j’ai soif. Apporte-moi du vin !

« Il me teste », se dit-elle. Mais que faire ? Refuser et l’affronter tout de suite alors qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il était devenu ? Mieux valait lui obéir et lui servir son verre. Elle ne put cependant s’empêcher de protester.

– Arrête de m’appeler ainsi ! Tu es le fils de ton père, tu n’es pas humain.

Il éclata de rire et se contenta de dire « Merci Mère » avec mépris pour toute réponse.

Mère, le mot lui écorchait la bouche, mais, désormais, c’est ainsi qu’il s’adresserait à elle ! Pour savourer la douleur qu’il provoquait aux oreilles de la vieille femme.

– J’ai découvert qui est Zuma. Je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir fait aimer un crapaud.

Il la vit pâlir. Il n’avait jamais pensé qu’elle puisse avoir peur, encore moins de lui. C’était électrisant de s’apercevoir qu’une sorcière de son renom le craignait. Il se reprit immédiatement, il ne fallait pas que cette ivresse lui tourne la tête : il était encore trop jeune pour l’affronter. Et puis, il avait une autre raison, plus impérieuse, de la laisser en vie. Il savait qu’elle l’avait épargné parce qu’elle attendait quelque chose de lui, une mission à accomplir, et il ne doutait pas de son importance… pour lui.

– Mère, je devrais vous tuer pour cela. Cependant, je n’oublie pas que vous m’avez mis au monde. Vous avez un projet pour moi. Je ne suis pas revenu pour me venger, je viens payer ma dette. Dites-moi ce que je dois faire.

Quand Baba Yaga sut qu’elle ne risquait plus rien, elle retrouva ses esprits et comprit que, derrière les belles phrases de reconnaissance, le monstre avait senti l’importance de ce qu’elle espérait de lui. Il lui obéirait en attendant. Elle exigea, avant de parler, qu’il promette, devant toutes les divinités infernales, de ne jamais lui faire du tort.

– Je te prends à témoin, Chernabog, dieu sombre,

Que, jamais, je ne ferai de mal à ma mère,

Baba Yaga.

 Que la mort noire[1] me punisse si je romps ce vœu !

Je te prends à témoin…

Et, tandis qu’un à un il égrainait la liste démoniaque, la vieille se demanda qui d’entre eux était son père.

Ils s’installèrent tous les deux dans le mortier et Baba Yaga frappa le sol avec son pilon. Ils se déplaçaient par bonds, chacun étant plus haut, plus allongé que le précédent. Très rapidement, ils volèrent au-dessus des nuages, puis le mouvement ralentit et Kochtchéï comprit qu’ils étaient arrivés. Devant eux, la pierre affrontait les glaciers qui tentaient de la submerger. À cette altitude, les neiges sont éternelles. La grotte se situait sur la ligne de front. Ici, c’était encore l’hiver et l’entrée de la caverne était à moitié cachée par une congère. La sorcière donna ses dernières recommandations :

– Cela fait des dizaines d’années, peut-être des centaines, qu’il est là, enchaîné, assoiffé, affamé. Cela fait des générations que nous venons régulièrement l’interroger. Tôt ou tard, il nous livrera son secret contre la promesse d’une goutte d’eau. J’ai bien dit « la promesse ». Tu ne dois en aucun cas te laisser fléchir et la lui fournir, car tu détruirais tous nos efforts. Rassure-le, affirme-lui qu’il aura tout ce qu’il veut, ne lui donne rien. C’est ce que ma mère m’avait recommandé et sans doute sa mère en avait fait autant avec elle. C’est aussi ce que je te conseille.

Baba Yaga regarda Kochtchéï disparaître, happé par la bouche de la caverne. Un vent glacial fouettait le replat où elle se tenait, mais pour rien au monde, elle ne se serait réfugiée dans la grotte. Il aurait senti immédiatement sa présence et aurait rejeté son fils. Il valait mieux affronter le blizzard que de compliquer la tâche déjà si difficile de ce dernier. Réussirait-il là où elles avaient toutes échoué ? Kochtchéï avait un véritable talent pour manipuler les bêtes et une partie des gens, il devrait arriver à convaincre le prisonnier. Comment ? Elle ne le savait pas, mais elle croisait les doigts. Le captif était coriace. Combien de fois depuis que sa mère l’avait amenée ici avait-elle vainement essayé ? L’autre était resté de marbre. Il n’avait pas assez faim, il n’avait pas assez soif. Elle l’insultait puis elle repartait. Tout cela ne durait qu’une dizaine de minutes. Il faisait de plus en plus froid et Baba Yaga regarda avec colère le trou dans la pierre, furieuse contre ce monstre qui l’obligeait ainsi à affronter le gel.

Kochtchéï continuait à s’enfoncer dans la caverne. Au début, le sol était recouvert d’un tapis blanc, la lumière filtrant à travers de multiples orifices était bleutée, des stalactites pendaient au plafond, des stalagmites se dressaient comme des dents tentant de lui barrer le passage. Puis, tout cela avait disparu. Il n’y avait plus que la roche. Au cœur de la montagne, la neige avait perdu la bataille. L’obscurité se fit plus dense, il dut sortir de sa poche un champignon fluorescent pour éclairer son chemin.

Il perçut le bruit d’une rivière souterraine et sut qu’il était arrivé. De l’eau ! Le son joyeux de l’eau qui coule. Celui qui avait enchaîné là son prisonnier voulait que celui-ci l’entende. Éternellement. Sans jamais pouvoir boire. Il promena sa petite lumière à la recherche du malheureux et le découvrit. Il pendait, retenu par les poignets à un mètre au-dessus du sol, nu, décharné, desséché. Il ne respirait plus. Kochtchéï regarda celui que l’on appelait « le Non – mort ». De la Russie à la Bretagne, du sud de l’Afrique aux plaines glaciales du Danemark, il avait semé la terreur. C’était le plus grand sorcier de tous les temps, le plus cruel aussi. Il ne craignait personne, car il avait découvert comment ne pas périr. Dans les combats, il était invincible. Jusqu’au jour où… ! Son adversaire parvint à l’endormir et à le retenir ici, dans cette grotte, loin de toute civilisation. Quand il s’éveilla, il était trop faible pour briser ses liens, mais assez fort pour refuser de livrer son secret. Il subit mille morts, au sens propre, sans jamais parler. Puis son vainqueur s’éteignit, puis son fils, puis le fils de son fils, etc. L’histoire devint légende, mais resta réalité.

Devant lui, Kochtchéï n’avait qu’un malheureux qui pendait au bout d’une chaîne, un squelette recouvert d’une peau diaphane. Ses bras semblaient s’être allongés sous le poids du corps sans lui permettre cependant de toucher le sol et d’atténuer sa souffrance. Les traces de fouet avaient disparu, laissant quelques traînées blanchâtres. La barbe, les cheveux avaient prospéré mangeant en partie visage et épaules. Le jeune homme nota qu’ils étaient toujours noirs, brillants. Comme pour lui confirmer ses soupçons, la tête se souleva, doucement, péniblement, et le prisonnier gémit.

– À boire ! Pitié !

Les lèvres qui n’avaient pas été arrosées depuis des décennies étaient gonflées, desséchées, gercées, à vif. Kochtchéï eut un mouvement de compassion. On entendait l’eau, mais on ne savait où elle coulait, alors il s’entailla le bras pour offrir son sang. Tandis qu’il le portait à la bouche du malheureux, il vit l’éclat de ses yeux. On y lisait calcul, espoir, avidité et cruauté. Il se ravisa. Baba Yaga lui avait déconseillé de donner quoi que ce soit au prisonnier, elle tenait cette recommandation de sa mère et avait oublié la raison d’être de celle-ci, lui venait de la trouver : le Non-mort restait enchaîné parce qu’il n’avait plus assez de force pour se libérer. Le désaltérer, même d’une simple goutte, le nourrir, même d’une miette, c’était lui offrir les moyens de briser ses liens et de se venger en le tuant. Ensuite ce serait le tour de Baba Yaga avant de déverser sa haine sur le monde entier.

– Je ne dois vous fournir ni à boire ni à manger et je ne peux vous délivrer. Vous savez pourquoi ! Si je peux néanmoins vous soulager, dites-le-moi !

Il souleva le squelette, déchargeant enfin les bras du malheureux du poids de son corps. Le sang circula à nouveau dans des artères que la torsion de ses épaules avait rétrécies, le cœur battit plus fort. Mieux encore, il sentait les muscles du jeune homme, la chaleur de sa poitrine contre son ventre. C’était presque sensuel. La vie revenait en lui, mais rien n’était plus bouleversant que ce contact charnel avec l’autre. Jusqu’ici, tout était si minéral dans cette grotte.

Ce n’était qu’un instant de répit. Bientôt, Kochtchéï s’en irait et tout recommencerait. Pour l’éternité. À moins que… Il sut qu’il pouvait faire confiance à son visiteur, qu’il pouvait le lui demander et qu’il le ferait. Dans sa voix tremblante perlait l’espoir.

– Tue-moi !

– C’est malheureusement impossible, sinon, je l’aurais déjà fait. Ton sort est si atroce !

– C’est possible ! On peut m’assassiner ! Promets-moi de le faire ! Je vais te dire comment. Je vais t’indiquer où j’ai caché ma mort.

Le principe était simple. Pour ne pas périr, « il suffisait » de séparer sa mort de son corps et de la dissimuler. « Il suffisait » entre guillemets, car pour parvenir à cela, il fallait avoir de bonnes connaissances en sorcellerie et disposer de plantes, d’animaux et de minéraux dont certains étaient introuvables. Kochtchéï apprenait facilement, mais ils s’entretinrent longuement pour qu’il puisse en comprendre la théorie, puis ils durent se quitter.

– Encore un instant, supplia le vieillard quand ses bras supportèrent à nouveau tout son poids, au bout des fers.

– Je ferais le plus vite possible, mais je dois partir si je veux te tuer.

Kochtchéï réalisa qu’il allait devoir partager son secret avec Baba Yaga. Il n’en avait jamais eu l’intention, mais seule sa mère était capable de l’emmener rapidement là où il pourrait mettre fin au calvaire de l’être enchaîné dans la grotte. Son esprit lui disait que c’était de la folie, qu’il n’était tenu à rien, que le Non-mort pouvait bien encore l’être quelques années de plus ou simplement quelques mois, le temps qu’il mettrait pour y aller sans rien demander à personne. C’était peine perdue. Il venait de découvrir le point faible de son étrange pouvoir : s’il pouvait, à l’instar de la mythique Psyché[2], éveiller de la compassion chez les autres, obtenir ainsi d’eux ce qu’il souhaitait, c’était au prix de sa propre empathie pour eux.


[1]La peste noire ou mort noire est le nom d’une pandémie de peste médiévale, au milieu du XIVe siècle, qui a touché l’Asie, le Moyen-Orient, le Maghreb, l’Afrique subsaharienne et l’Europe. Elle a tué de 30 à 50 % des Européens en cinq ans (1347-1352) faisant environ vingt-cinq millions de victimes.

[2]Dans ses Métamorphoses, Apulée (en 160 de notre ère) raconte les aventures de Psyché, une femme si belle qu’elle va subir les foudres d’Aphrodite, la déesse de l’amour, car les hommes lui vouent un culte platonique. Aphrodite soumet sa rivale à de terribles épreuves dont celle-ci triomphe en s’attirant la compassion et en obtenant l’aide de fourmis, d’un roseau, d’un aigle (celui de Jupiter), d’une tour en pierre. Cupidon, son mari, qui l’avait rejetée, est, à son tour, touché par la détermination de son épouse à le reconquérir. Finalement, Aphrodite, elle-même, finit par avoir de l’empathie pour la pauvre fille et renonce à sa vengeance. Psyché deviendra immortelle. Pour compléter cette note, signalons que psyché signifie âme et que ceci n’est pas sans lien avec notre histoire.