Laszlo
C’était la pleine lune et on y voyait comme en plein jour. À un détail près : la lumière était blafarde, malade, les ombres étaient gigantesques, les contrastes tranchés. Cela allait plutôt bien avec le décor : un vieux cimetière toujours vivace, c’est-à-dire encore utilisé. Au fil des ans, voire des siècles, il se transformait, délaissant les lieux trop remplis pour s’étendre, pour conquérir de nouvelles zones, le village en faisait autant, devenant commune puis bourgade. Il y avait de l’espace et les morts, comme les vivants, le géraient avec la même insouciance, avec la même morgue vis-à-vis de la nature.

Il y avait des parties pour les pauvres où une simple dalle, une modeste pierre verticale marquaient votre place, ailleurs, de véritables monuments vous recommandaient à Dieu. Puis le temps faisait son travail, frappant d’abord les petites gens, les mal enterrés, effaçant toute trace de leur venue ici-bas. Les autres, du haut de leur grosse stèle, résistaient mieux. Puis eux aussi périclitaient : les fleurs, déposées au début à profusion, se faisaient rares, l’entretien des tombes passait de mains éplorées à des mains rétribuées, avant d’être, au fil des générations, complètement abandonné.
Laszlo errait dans une partie délaissée depuis des lustres, au milieu de croix et de pierres usées, renversées, brisées. Plus d’offrandes, plus de plantes y compris les vivaces, mais de l’herbe, de la chienlit. Les êtres qui y étaient enterrés n’avaient pas réellement existé. Oubliés de leur vivant, ils l’étaient dans la mort. Il émanait de ces tombes une profonde tristesse, une immense injustice. Le gitan regarda avec colère l’autre zone, l’autre cimetière, là où des végétaux pérennes en pots, en baquets, de multiples bouquets d’orchidées blanches, de dipladénias rouges, de géranium ou simplement de lavandes, étaient déposés devant de belles pierres, de grandes croix.
Il se demanda pourquoi il s’y trouvait, en pleine nuit, quand il remarqua l’arbre et il comprit. Alors que la commune plantait régulièrement des cyprès, à cause de leur longévité, pour servir de coupe-vent grâce à leur hauteur et à la densité de leur feuillage, un if avait poussé entre deux tombes, les bousculant, dérangeant les morts, brisant une large stèle. Non sans souffrance. Son tronc en était tout déformé, noueux, scindé, incapable de résister à l’invasion de plantes grimpantes, ses branches se tordaient, ses grandes aiguilles pointues étaient pâles, verdâtres et, cependant, l’arbre ne manquait pas de fleurir au printemps, des petites boules jaunâtres qui s’éparpillaient pour polliniser le terrain, pour se reproduire, survivre. Il se trouvait dans un espace jadis réservé aux riches familles depuis disparues, depuis oubliées. Des tombes, plus récentes, plus pauvres, plus anonymes avaient poussé au milieu des caveaux, mixant enfin, à travers le temps, les classes sociales. Exactement, comme sur le dessin de la carte !
En s’approchant de l’if, Laszlo vit que la veuve était toujours là. Elle se tenait, debout, appuyée contre un mausolée, vêtue de noir, mais d’un noir gris, pitoyable. Son élégante chevelure était dissimulée sous un voile. Ses traits déformés, ses yeux alourdis par les larmes l’enlaidissaient comme si la douleur ne pouvait concevoir la beauté. Pourtant, ce n’était pas tant la tristesse qui émanait d’elle que la lassitude. Cela faisait des heures qu’elle vivait dans un monde où « il » n’était plus ! Le gitan s’approcha de la tombe. Il voulait savoir, avoir une certitude. Pour cela, il devait lire l’inscription sur la pierre. La lumière, filtrée par le feuillage de l’arbre, laissait une partie de la stèle dans l’ombre. Il se contenta de déchiffrer le nom et la date, Bartalom Laszlo, 22 août xxxx.