Kochtchéï
– Kochtchéï !
Pas de réponse.
– Kochtchéï !
La vieille s’impatientait.
– Où est-il encore celui-là ?
Pendant un moment, elle parut perplexe. Comment le gamin faisait-il ?
– Si jamais, je te mets la main dessus, je…
Elle se tut. Elle venait de sentir son odeur, sa peur. Il était trop jeune pour lutter victorieusement contre elle. Elle fit apparaître une baguette en rotin qu’elle tenait fermement dans son poing. Il fallait qu’elle le dresse. Et vite ! Avant qu’il ne soit assez grand pour la combattre. Elle hurla pour la troisième fois son nom :
– Kochtchéï !
Et il se montra. Quel âge avait-il ? se demanda-t-elle. Sept ? Huit ans ? C’était un bel enfant aux longs cheveux noirs et bouclés, mais emmêlés, crasseux à souhait. Un morveux, avec des yeux clairs de couleur indéfinie, pétillant de malice, une peau cuivrée par le soleil. Il n’était pas très grand, mais bien bâti, musclé. Il faut dire que depuis qu’il était né, il passait l’essentiel de son temps à courir les bois. Bien obligé : elle le mettait tous les matins à la porte de la petite cabane qu’ils se partageaient avant de partir elle-même pour de longs voyages.
L’enfant scruta le visage de sa mère pour connaître son sort. Depuis toujours, il croyait se prénommer Tjoulaçuila tant elle le rabrouait, mais quand, ce jour-là, Baba Yaga l’appela, quand il ressentit jusqu’au tréfonds de son âme ce « Kochtchéï », il comprit que c’était là son vrai nom et il lutta vainement, pour ne pas y répondre. C’était impossible de continuer à se cacher ! Il regarda, les larmes aux yeux, avec terreur le petit bout de bois qui dansait une ronde menaçante et cruelle. Il se rapprochait inéluctablement de la vieille sorcière. Les « ce n’est pas moi ! », les « je ne l’ai pas fait exprès », les « je n’étais même pas là » se bousculaient dans son esprit, bien qu’il sache que tous ces arguments ne serviraient à rien. Il baissa la tête, penaud. Pourquoi donc avait-il essayé de revenir dans cette maudite hutte ? Il n’avait rien à y faire. À sa naissance, sa mère s’était contentée de lui enseigner le langage des bêtes, cette langue mystérieuse dont Adam perdit l’usage en quittant le paradis. Dieu lui avait conféré, ainsi qu’à ses descendants, autorité « sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre »[1], mais, sans les mots, les hommes ne purent plus exercer cette domination et depuis les créatures se gardent bien de réparer cet oubli. Aucune femme n’avait consenti à le nourrir. C’était engeance du diable et elles craignaient pour le salut de leur âme, mais les animaux obéissaient. Baba Yaga lui avait révélé ce langage et il put demander aux vaches leur lait, ce qu’elles lui donnèrent généreusement et qui lui permit de devenir ainsi un vigoureux petit garçon.
Kochtchéï, bien sûr, n’allait pas à l’école, n’avait pas de maître, ni même de mère pour l’éduquer. Il apprenait à lire dans le grand livre de la nature, livre qui vaut bien un abécédaire. Connaissant la langue originelle, il put interroger tous les animaux. C’étaient d’admirables professeurs, certains lui montraient comment discerner les champignons, distinguer les fruits comestibles de ceux qui étaient dangereux, différentier les herbes, celles qui soignent, celles qui rassasient, celles qui ne sont que caresses sur la peau, d’autres comment identifier une trace, humer un effluve dans le vent, les êtres qui voyageaient en volant, en courant ou en se traînant sur le sol lui enseignèrent la géographie, les vieux hiboux lui expliquèrent pourquoi il pleuvait et d’où venait l’eau des rivières. Il apprit par lui-même le reste. Par exemple à reconnaître les odeurs, les formes des plantes, à sentir la sève monter en elles. La nature entière se prêtait à son émerveillement et participait à l’éveil de son être. Il sut ainsi maintes et maintes choses sur le monde et sa curiosité grandissait avec le nombre de ses connaissances.
Baba Yaga se contentait de l’abriter la nuit pour dormir. Elle le mettait dehors au petit jour et tandis qu’elle parcourait la terre, lui courait les bois, plus précisément la forêt autour de sa cabane. Le soir, tout en ronchonnant, la vieille sorcière découvrait avec plaisir les progrès de son fils. Elle avait désormais un projet pour lui. Il fallait pour cela le laisser grandir pour qu’il devienne, ce dont elle, comme toute mère, ne doutait pas, le meilleur, c’est-à-dire, dans son cas, le plus fabuleux des enchanteurs. Il lui apporterait par la suite ce dont elle rêvait depuis toujours, car, tout en le protégeant, elle comptait bien profiter de son état d’enfant pour lui apprendre l’obéissance et le respect que l’on doit à ses parents. Cela ne devait pas être trop difficile, pensait-elle, tant de femmes y parviennent qui étaient moins futées qu’elle. Tout allait donc bien entre eux jusqu’à ce jour fatal où il avait essayé de retourner dans la cabane en son absence. La porte avait résisté, alors il l’avait forcée, arrivant à peine à l’entrebâiller. Outrée, la masure s’était redressée, s’était secouée, l’avait renversé loin d’elle, puis avait pris la fuite avec son entrée endommagée. D’où la colère de la sorcière, d’où la terreur de l’enfant.
Tandis qu’il avançait, tout en protestant intérieurement contre l’ordre donné, qu’il tendait toute sa volonté pour lutter contre celle de Baba Yaga, celle-ci l’étudiait, le humait. Elle sentit l’effroi du garçon, son désarroi, sa bataille désespérée pour ne pas lui obéir. Il se souviendrait, adulte, de la raclée qu’il allait recevoir et une douce euphorie envahit la sorcière. L’instant d’après, Kochtchéï avait disparu.
Le gamin l’avait roulé, il s’était glissé dans son esprit et, jouant de sa vanité, il lui avait fait baisser la garde. La vieille ricana.
– Diable de gosse ! Une seconde d’inattention et il m’échappe.
Et cette seconde, nul doute que c’était lui qui l’avait provoquée. C’était chez lui un sixième sens ! Elle le détestait, elle le craignait et pourtant, au plus profond d’elle, elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer, d’être fière qu’il soit de son engeance. Il était son fils et son plus redoutable adversaire. En attendant, elle se demanda comment elle allait remettre la main dessus.