Olga Ivanovna
Très vite, les difficultés quotidiennes firent oublier à Fiodor son malheur. Il lui fallait agir sans tarder ! Il devait à nouveau voyager pour réussir à sauver ce qui pouvait l’être et débuter d’autres projets pour reconstruire sa fortune. Il devait trouver une personne dévouée à qui confier Vassilissa. Mais, comme l’avait prévu Misayre, cela s’avéra impossible. Il n’avait pas assez d’argent pour cela et il ne pouvait pas en avoir tant qu’il ne partait pas. Il avait l’impression d’être pris dans une nasse. Il passait une grande partie de son temps au café avec Misayre à se lamenter sur son sort et à dilapider le peu de biens qui lui restait sans jamais chercher vraiment remède à sa situation. Le fait que Vassilissa qui lui posait tant de problèmes ne fut même pas sa fille le mettait en rage. Il était souvent à deux doigts de le confier à sa compagne de beuverie, mais, au dernier moment, quelque chose ou quelqu’un le retenait, l’empêchait de prononcer ces paroles fatidiques. Il gardait le secret et vidait avec fureur son verre de vodka.

Vassilissa ne reconnaissait plus son père. Celui-ci se levait tard le matin, pour ne pas dire en début d’après-midi, il ruminait des heures durant, la rabrouait sans arrêt, se plaignait de tout ce qu’elle faisait, avant de partir, à son grand soulagement, à la taverne. Elle dormait profondément quand il rentrait. Pour l’instant, il y avait le jardin. Elle s’en occupait comme sa mère le lui avait appris. Les légumes poussaient en abondance, il n’y avait qu’à les cueillir. Elle avait pris en charge la cuisine, le ménage. Elle s’en sortait plutôt bien. Les fleurs se débrouillaient toutes seules, embaumaient ; leur odeur lui parlait de sa maman, la consolait. Quand elle n’en pouvait plus, Kukolka était là. Le soir, au couchant, on dressait la table, la petite poupée, bien qu’elle soit gourmande, se contentait de miettes, était vite rassasiée. Elles discutaient de tout et de rien. Parfois, au milieu d’une bouchée, l’enfant s’arrêtait de manger et serrait contre elle son amie, la serrait à l’étouffer. Puis la bouffée d’angoisse se dissipait. Oui, elle tenait le coup. Mais qu’adviendrait-il quand ce serait l’hiver, quand le jardin ne pourrait plus les nourrir ?
Fiodor passait toujours plus de temps avec cette babouchka qui, abrutie par l’alcool, l’écoutait en hochant la tête et était ainsi la seule à ne pas le juger, à ne pas le condamner, à l’approuver. Mais pourquoi donc tant de gens évitaient-ils la compagnie d’une si compatissante personne ?
Ce qui perdit Misayre, ce fut son insatiabilité. Elle ne sut pas se contenter de conduire à la ruine sa malheureuse victime, elle jeta parallèlement son dévolu sur Olga Ivanovna. C’était une femme très orgueilleuse. Son père avait fait fortune en fabriquant des tonneaux, elle avait voulu rajouter à l’argent une particule et elle avait épousé un nobliau local. La misère avait fondu sur elle en cette fin d’année. Son mari s’était suicidé après avoir dilapidé ses biens, ne lui laissant comme héritage qu’une maison largement hypothéquée, des dettes et une gamine à peine plus âgée que Vassilissa. Avec toutes les commères du village, Misayre pleurait le triste sort de la jeune veuve.
– Elle a un physique ingrat et, avec sa fille qui est une teigne, elle aura bien du mal à se recaser !
– C’est pourtant une femme de grand mérite. C’est son conjoint qui est fautif.
– Le malheureux a payé. Il faut lui pardonner !
– Vous avez raison. Il n’empêche…
– De toute façon, elle l’a cherché. Il ne l’avait épousée que pour sa fortune et elle le savait. D’ailleurs, c’était plus son titre que lui qu’elle avait aimé. Plus d’argent, plus de mari, la voilà bien embarrassée avec sa particule !
Tout cela donnait du sens à la vie de Misayre. Avec ses commères, elle partageait le moindre ragot, amplifiait les rumeurs, arrosait le tout de vodka. Elle venait régulièrement voir la jeune veuve, qui était si désorientée qu’elle ne songea pas à lui fermer sa porte. Elles s’assirent à la cuisine devant une tasse de thé et quelques biscuits secs. Un moment de détente pour la malheureuse Olga qui devait faire face à la disparition de ses « meilleures amies » et à l’apparition de créanciers. Aussi était-elle contente de trouver une oreille compatissante.
– Ma pauvre, ce doit être terrible pour vous. En plus, on dit qu’il s’est ruiné à cause d’une femme de la grande ville.
Olga redoubla alors de sanglots. Elle avait découvert ce funeste détail dans les papiers de son mari et elle avait espéré pouvoir taire ce secret, mais si Misayre était au courant, tout le village l’était ou le serait bientôt. Pour changer de conversation, elle demanda des nouvelles de Fiodor Kachenko, ils étaient en quelque sorte unis par le veuvage. Les yeux de Misayre pétillèrent de méchanceté.
– Dieu vous garde de lui ressembler. Depuis la mort de sa femme, il semble avoir perdu l’esprit. Lui qui avait des projets plein la tête ne bouge plus et passe son temps au bistrot à boire le peu d’argent qui lui reste. Son chagrin, au lieu de le rapprocher de son enfant, l’en a totalement écarté.
– Pourquoi ne réagit-il pas et ne se remet-il pas à faire des affaires ? Après tout, il était bien parti de rien !
– La situation a changé depuis sa jeunesse. Il y a maintenant sa fille. Il ne peut l’emmener sur les routes ni la laisser. Il faudrait des sous (Misayre frotta son pouce contre son index pour appuyer ses dires) pour la faire garder. Pour l’instant, il n’en a pas. Et l’ayant dans les pattes, il n’en aura jamais !
– Vous croyez qu’il pourrait remonter la pente s’il était seul ?
– Oh oui ! Mais il ne l’est pas. Voilà pourquoi, il la déteste tant. Une fois, il l’a presque reniée devant moi, puis, se rendant compte de la monstruosité de ce qu’il allait dire, il s’est tu.