« Mon amour, pardonne-moi.
Je n’étais pas venu pour bâtir ma vie à tes côtés. Je voulais juste te dire adieu, mourir dans tes bras. Les tarots ne me laissent aucune chance : ils annoncent que j’aurai un enfant et que je ne verrai pas le soleil se lever demain. Je cherchais un peu de réconfort, mais je n’ai pu résister au contact de ton corps, à ton odeur. L’amour nous fait croire en l’éternité et je me suis oublié en toi. Voilà qui réalise la première partie de la prédiction. Quand j’ai découvert la marque du démon sur ta cuisse, j’ai compris que ce sera lui qui accomplira le reste de la prévision.
C’est étrange. J’ai toujours craint la mort alors que je n’avais rien qui me rattachait au monde. Depuis que je t’ai rencontrée, que j’ai une raison de vivre, je n’ai plus peur. En amour, me voilà comblé : en te prenant dans mes bras une seule fois, j’ai obtenu tout ce que l’existence peut offrir. En amitié aussi je n’ai pas à me plaindre : qui peut se vanter d’avoir pour compagnon un Aliocha. Lui et ses hommes sont prêts à donner leur vie pour me défendre. Mais, après l’avoir sollicité, je ne peux accepter son sacrifice. Il se tient dans la même pièce que moi. Impossible de m’assassiner sans le tuer avant ! J’ai vu le démon et je connais sa puissance. Aliocha ne pourra le vaincre et va périr. Sauf s’il dort. J’avais emporté des drogues pour ne pas souffrir, je les ai mis dans son thé. Son sommeil semble un peu agité, mais il est profond.
J’ai sifflé Sivka-Bourka et il attend au pied du donjon. Sa présence n’a pas troublé mes gardes. Je vais lui jeter ce papier pour qu’il te l’apporte. Renvoie-le, je l’ai promis à Aliocha. J’irai ensuite me pendre. Autant pour éviter que ta bête ne tue ces braves qui essaient de me protéger que par crainte de souffrir entre ses griffes.
Mais je ne te quitte pas définitivement. Nous allons avoir un enfant. Si c’est une fille, tu l’appelleras Vassilissa, si c’est un garçon, ce sera Guérassime. »
Chaque jour depuis le départ de Laszlo, Lioubov lisait et relisait cette lettre, en pleurant. Elle venait d’avoir la confirmation qu’elle était enceinte. Cela valida les prémonitions de celui-ci et donc sa mort.
– Quel imbécile ! pesta-t-elle, les démons se moquent bien des amours humaines ! Si l’on en avait parlé, tu serais encore vivant.
À peine avait-elle formalisé cette pensée qu’elle comprit qu’il n’en était rien : les démons ne sont pas indifférents à nos sentiments ; celui-ci, en tout cas, ne l’était pas !
Elle l’avait repéré qui errait au milieu de la fête, avec un air effaré qui lui donnait une allure d’enfant malgré sa taille gigantesque. Debout sur ses deux jambes velues, terminées par des sabots, il était d’une laideur repoussante, le visage déformé de bosses que n’arrivaient pas à embellir deux cornes en spirale. Il tenait à la main un sceptre brisé, sans doute la marque d’un pouvoir passé, perdu depuis des siècles. Elle ne le connaissait pas et il semblait n’être jamais venu à ce genre de fête. Aussi les sorcières s’en écartaient, préférant de loin les démons qu’elles avaient l’habitude de côtoyer. Seule, Lioubov lui prêta attention. En cette nuit de Walpurgis, elle avait rencontré Laszlo, l’amour de sa vie – elle n’en doutait pas – et son cœur, trop plein de ce bonheur, sentait le besoin de le partager avec d’autres de peur d’éclater. Cet être si puissant et si désemparé lui inspirait tant de compassion. Elle s’approcha de lui.
– Qui êtes-vous ? J’ai l’impression de ne vous avoir jamais vu.
Il lui sourit, heureux d’être enfin remarqué, d’avoir une oreille attentive. Un bref instant ses traits déformés semblèrent presque harmonieux, puis, en la découvrant, son regard devint lubrique et la lutte qu’il menait pour ne pas se jeter sur elle tordit à nouveau son visage. Ravie de l’effet qu’elle provoquait, Lioubov songea que, décidément, tous les démons se ressemblaient et n’avaient qu’une pensée en tête en venant ici.
– Je n’ai plus de nom. Ceux qui m’ont vaincu l’ont ainsi voulu afin que nul être humain ne puisse me solliciter, mais, cette nuit, j’ai entendu l’appel. Cela ne m’était pas directement adressé, mais je l’ai entendu.
Cela arrivait parfois la nuit de Walpurgis, les sorcières étaient si nombreuses, leurs invocations si puissantes, si exhaustives… Il s’était avancé vers elle. Il était sauvage et ne connaissait pas les rituels qu’avaient instaurés les filles pour se laisser séduire. Il l’avait reniflée comme le ferait un chien, s’enivrant de son odeur de femme-fleur. Lioubov était sous le charme et songeait que personne ne lui avait fait déclaration d’amour plus sincère et plus naturelle. La compassion avait cédé le pas à l’attirance. Son poil était doux, chaud, il avait rétracté ses griffes et sa patte en était étonnamment tendre, sa langue humide et râpeuse, parcourant son corps, la faisait frissonner. Son odeur animale qui de prime abord semblait rebutant devenait enivrant. Tous ses sens étaient en ébullition, Lioubov rendait caresse pour caresse.
Brutalement, la magie s’évanouit. Elle sentit sa colère, son rejet d’elle, sa haine d’elle. Elle ne comprenait plus.
Jusqu’à ce qu’elle reçoive cette lettre écrite par Laszlo. Tout s’éclairait.
Il avait reniflé sur elle ce goût de bonheur qu’apporte une passion naissante et qui, pour lui si longtemps seul, abandonné loin du regard de Dieu, était insupportable. Tandis que, physiquement, il se tenait à ses côtés d’elle, continuait à la caresser, la subjuguer, son esprit vagabondait à la recherche de l’homme dont il était jaloux et il avait retrouvé Laszlo.
Qu’il assiste au spectacle ! Qu’il soit présent tandis que lui-même profiterait de la chair offerte ! Qu’il découvre quelle vulgaire putain était cette femme qu’il croyait aimer et dont il se croyait aimé !
Puis il l’avait possédée avec une violence dénuée de tout désir, prenant bien soin que l’autre n’en perde aucun détail. Pour finir, il l’avait marquée afin que, même s’il parvenait à surmonter son dégoût et décidait de revenir vers elle, il ait la conviction qu’elle n’était plus que la servante du démon.
Puis, dès que Laszlo se fut enfui, il s’était retiré d’elle sans jouir, la frustrant de cette vitalité qu’apporte aux sorcières ce type d’étreinte, partant à la recherche d’une femme plus en mesure de lui donner une descendance. Il fut déçu, découvrant, son ivresse étant tombé, que celles qui étaient jeunes et belles avaient prises leurs précautions et qu’aucun démon ne parviendrait à se maintenir sur terre. Il sourit. Restaient les vieilles, celles qui n’espéraient plus et ne craignaient plus de un jour un enfant. Il en repéra une, plus vieille que les autres, qui se tenait à l’écart, buvant verre sur verre et dont les yeux brillaient de concupiscence.
Un instant Lioubov frissonna en songeant que ce démon était si malin que peut-être… Peu importe, elle était sûre que, même s’il ne trouvait pas ventre accueillant, même s’il ne pouvait savoir ce qui allait se passer, même s’il ne saurait jamais ce qui s’était passé, il était retourné heureux dans les profondeurs de la Terre, convaincu, comme celui qui sema de l’ivraie dans le champ de blé de son ennemi, que le pire en résulterait[2].
Il n’était resté qu’un bref moment sous les étoiles, mais son rival était mort, Aliocha ne survivait que grâce au retour à ses côtés de Nastasia Philippovna et, seule, la petite chose qui grandissait en elle obligeait Lioubov à songer au futur.
Cependant, il n’avait pas totalement réussi puisqu’avant de se suicider, Laszlo lui avait écrit. Il pensait à elle, il l’aimait encore et cela lui donnait une deuxième raison de vivre.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs et les récits familiaux, on était sorcière de mère en fille, c’est-à-dire que, systématiquement, les pères disparaissaient avant la naissance du premier enfant et elles avaient toutes eu une fille. En tant que mères célibataires, elles étaient rejetées, considérées par les gens du village comme des putains. Elles survivaient, elles repoussaient les agressions masculines et même se faisaient respecter, en s’adonnant à la magie ; les hommes craignaient plus la noire, mais il n’était pas nécessaire d’en arriver à cette extrémité. Leurs enfants, nées de sorcière, étaient, à leur tour, mises au ban de la société et finissaient par se donner au premier qui leur montrait un peu de tendresse ou, tout simplement, avait assez de courage pour les fréquenter.
Elle caressa son ventre et promit à Vassilissa qu’elle aurait un autre destin.
[1] Le 26 novembre.
[2] Allusion à la parabole du bon grain et de la mauvaise herbe (Évangile de Matthieu) : « Jésus leur proposa une autre parabole : “Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi” » et le propriétaire du champ se trouva devant une alternative guère réjouissante : renoncer à sa récolte et tout arracher ou séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui est chronophage.