Ce fut lors du pillage d’une petite propriété qu’il fit la connaissance du duc Vladimir Zhukovsky. Ils avaient attaqué un château et avaient reçu l’autorisation de dévaster le domaine. Négligeant de faire main basse sur quelque trésor que ce soit, il était parti à la recherche de la femme ou d’une fille du seigneur vaincu – il se serait même contenté de la mère – pour se venger des yeux qui avaient vu son supplice. Il en avait découvert une à la cave et s’était rué sur elle, arrachant sa robe, se repaissant de la terreur qu’il inspirait.
– Arrête, cria une voix forte derrière lui.
Le sabre levé, il se retourna. C’était un officier de son armée qui lui avait intimé cet ordre. Ainsi donc, cette classe se soutenait et lui, le moujik, n’aurait pas droit à de la chair à barine ! Il se prépara à combattre, puis son dressage fit son effet et il se retira, en grommelant, laissant la femme comme butin à son supérieur. C’était le duc Vladimir Zhukovsky. Le lendemain, il convoqua Aliocha. Il avait donné l’ordre à ses gardes de quitter la tente pour être seul à seul avec l’ancien paysan. Quand celui-ci se présenta devant lui, il sortit son épée.
– Moujik, hier, tu étais prêt à me frapper. Sache que l’on ne se bat pas entre nous tant qu’il y a des ennemis autour ! Maintenant, nous pouvons le faire. Défends-toi !
Aliocha eut à peine le temps de tirer à son tour son arme et de bloquer le coup. À l’inverse des autres officiers qui se seraient contentés du knout pour rappeler l’obéissance qui leur était due, son supérieur entendait régler ses comptes d’homme à homme et allait le tuer pour lui apprendre son rang. C’était un duel en bonne et due forme, il y aurait un vainqueur et un vaincu. C’était un combat à la loyale, à armes égales, entre égaux. Enfin presque ! Car s’il triomphait de son adversaire, ce serait un assassinat et il serait pendu ; dans le cas contraire, sa seule consolation dans l’au-delà serait que celui-ci n’en tirerait aucune gloire, qu’il éviterait sans doute d’en parler pour ne pas être ridicule. Il essaya au début de contrer les attaques sans vraiment tenter de toucher à son tour. Ce n’était pas facile, il avait en face de lui un bretteur confirmé et il avait toujours plus de mal à le contenir. Un moment, il arrêta de penser et se battit pour survivre, pour éliminer son agresseur. Le duc était plus habile dans le maniement de son arme, plus mobile sur ses jambes, mais, physiquement, il ne faisait pas le poids et, même s’il paraît les coups, il reculait sous le choc. Finalement, Aliocha abattit son sabre avec une violence telle que son supérieur qui avait réussi pourtant sa parade perdit l’équilibre. Ne lui laissant aucun répit, le moujik chercha la poitrine qui semblait sans défense et ne comprit pas par quel tour de passe-passe son épée sauta de sa main pour retomber hors de portée. Il se trouva à merci, la pointe d’une lame lui perçant légèrement la gorge. Quelques gouttes vermeilles perlèrent. Le duc recula.
– Dans un duel, on peut s’arrêter au premier sang, moujik. Tu te bats avec fougue, mais tu ne sais pas te battre ! Tu peux sortir. Rappelle-toi que je t’ai accordé la vie sauve ! Désormais, te voilà mon débiteur.
Aliocha en aurait pleuré. Il grommela :
– Hier, vous m’en avez volé une. Nous sommes quittes.
Le duc pouffa.
– Non, moujik ! Tu ne vas pas comparer ta misérable personne à celle d’une barynia ! Tu ne peux même pas imaginer la rançon qu’elle va me rapporter. Crois-moi, sa vie vaut plus que la tienne.
Il riait à gorge déployée. Quand il se calma enfin, il posa affectueusement sa main sur l’épaule d’Aliocha.
– Je t’aime bien, moujik. Je veux améliorer ta situation, tu vas devenir mon aide de camp. Dans ces conditions, notre échange sera mieux équilibré !