Ainsi débuta une de ces amitiés invraisemblables que seule la guerre peut engendrer. Le duc Vladimir Zhukovsky avait appris à regarder Aliocha comme un homme et celui-ci à le considérer comme un dieu, dont il était l’ombre, le confident, le conseiller, le compagnon, un dieu dont il préserva à plusieurs reprises la vie. La haute taille, la barbe hirsute, le rire du moujik tranchait avec l’élégance, la finesse des traits, le sourire du noble. Ils étaient inséparables.
Quand s’acheva la campagne et que Vladimir retourna dans sa petite province, Aliocha l’accompagna et il put constater que la fille de son ami, Nastasia Philippovna, n’avait, comme son père, aucun préjugé. Ils se marièrent et Aliocha crut son destin accompli et qu’il avait été adopté par l’aristocratie. Il dut déchanter. À la mort de son protecteur, ses beaux-frères, qui, seuls, héritaient, le rejetèrent, l’accusant de n’être qu’un moujik ambitieux qui avait subjugué leur sœur. Pire, considérant que cette dernière avait trahi leur race, ils firent mine de ne plus la connaître. Elle s’était mariée à un paysan dont elle avait eu deux fils, Sergueï et Sériojka ? Soit ! Elle et ses enfants devaient subir le sort de cette classe sociale. Aliocha était meurtri et en colère, il avait l’impression de revenir des années en arrière et d’y entraîner celle et ceux qu’il aimait.
Mais ce qui l’écœurait le plus, c’était de découvrir que, nobles ou moujik, les hommes se ressemblaient, qu’il n’y avait aucune grandeur en eux. Jetant un regard critique, il put constater que la plupart des boyards se contentaient de profiter de leur statut sans se préoccuper de leur rôle dans la construction de la Nation. Où était l’élite censée organiser la collectivité qu’était le peuple ? Il y avait parfois plus de générosité chez les gueux que chez les notables. Sans doute, parmi leurs ancêtres, certains avaient fait ce pays, mais la race avait décliné.
Il avait rêvé d’en faire partie. Maintenant, il comprenait que son destin, en réalité, était de la régénérer. Son séjour au sein du peuple n’était plus une punition, mais une condition pour remplir cette mission. Et pour reconstruire, il faut d’abord détruire !
Il fit la guerre à ses beaux-frères, en les spoliant à son tour, en s’en débarrassant, en reconstituant la totalité du domaine de son beau-père qui avait été morcelé à sa mort. Cette attitude brutale l’avait assis dans l’élite, plus rien ne le distinguait de ceux pour qui tout avait été octroyé à leur naissance. De nouveau, il était reçu partout, on l’enviait, on le respectait, on cherchait sa compagnie. Enfin presque… sa femme, elle, n’avait pas accepté le meurtre des siens.
Qu’elle était belle, ce jour-là, Nastasia Philippovna, quand elle découvrit le pot aux roses ! Roses ? Peut-on vraiment utiliser ce mot pour désigner les sordides machinations, les assassinats, la férocité de son conjoint ? La colère faisait briller ses yeux dorés, ses cheveux bruns dansaient autour de son petit visage, son parfum était enivrant et aussi agressif qu’elle. Jamais Aliocha qui l’avait aimé depuis le premier jour ne l’avait trouvée si belle. Il ne voulait pas la perdre et aurait tout fait pour revenir en arrière, mais il l’avait perdue. Elle l’écrasa de son mépris, lui reprochant sa cupidité, son étroitesse d’esprit, reproches qui venant d’elle lui paraissaient si injustes et si vrais. Oui, ce qu’il avait fait n’était pas honorable, mais avait-il d’autres moyens, lui, l’ancien paysan ? L’avait-il fait, comme elle le lui criait, parce qu’il n’était qu’un ambitieux sans scrupule, parce qu’il ne pensait qu’à s’emparer de leurs biens, qu’il n’avait cherché l’amitié du duc que pour mieux dépouiller puis tuer ses fils, qu’il n’était qu’un serf et qu’il avait l’âme d’un moujik ?
Ces derniers mots furent comme une gifle. Non, il n’avait pas l’âme d’un moujik ! C’était pour elle qu’il avait agi. Si elle n’était pas concernée, il aurait admis sa chute et serait parti avec ses deux enfants pour conquérir ailleurs sa place au soleil par respect pour le père de ses deux ennemis. Mais par respect aussi pour lui, il ne pouvait pas accepter d’être responsable de la déchéance de sa fille. Alors il avait tué pour que le destin de Nastasia Philippovna reste celui d’une barynia.
Comment expliquer à cette furie que ses frères qu’elle admirait tant s’étaient montrés si cruels envers elle ? D’un coup, alors qu’il n’avait jusque là agi que par dévotion pour elle, il vit à quel point, elle leur ressemblait. Il l’avait adorée, elle ne s’était qu’entichée de lui. Elle ne l’avait épousé que parce qu’il était un serf et qu’elle était noble. Non par amour pour lui, mais par goût du scandale. Comme son père. En disant ces trois mots, Aliocha comprit que sa colère allait tout emporter. Déjà, il doutait de la sincérité de l’amitié du duc, il incluait dans sa haine l’homme qu’il admirait tant. Il détesta ce milieu, qu’il avait conquis et dont il ne ferait jamais partie. Il en voulait particulièrement à Nastasia Philippovna.
Il avait vaincu ses frères, il saurait la soumettre ! Elle n’était après tout qu’une femme, qui plus est la sienne, et elle avait des obligations envers lui. Entre autres, un devoir conjugal. Il sentit monter en lui un désir violent, irrésistible. Il la prit dans ses bras, chercha ses lèvres. Dieu qu’elle sentait bon ! Qu’elle était belle ! Que le désarroi qu’il voyait dans ses yeux le ravissait !
Surprise, elle essaya de se dégager, de le repousser, mais il la tenait bien et elle ne put s’échapper. Aliocha tenta de la posséder physiquement afin de la posséder moralement, de l’humilier comme elle l’avait humilié en lui disant qu’il avait l’âme d’un moujik. Il connaissait ce corps et savait comment le faire chanter ! Elle, de son côté, affrontait avec brutalité le fantasme qui avait tant contribué à sa passion. Elle avait toujours vu en lui un animal mal civilisé, un mélange de sauvagerie, de rudesse, de force. Avait-elle rêvé, désiré tout en le redoutant cet instant ? Peut-être. Peut-être pas. Que faire de ces images furtives, troubles et violentes qui constituent notre imaginaire ? Elle luttait contre lui et ce sentiment de culpabilité. Elle l’en détestait d’autant, elle se débattait d’autant. Le désir montait pourtant, chez l’un comme chez l’autre, un désir qu’exacerbait leur colère et ils firent l’amour, ou plutôt la haine, avec une fougue de jeunes mariés. Quand ils se séparèrent, épuisés, repus, se couchant côte à côte, elle lui murmura :
– Je suis toujours votre femme aux yeux du monde. Ce que vous avez fait, vous pensiez en avoir le droit, mais plus jamais vous ne me toucherez. J’aurai une capsule de poison que je glisserai dans ma bouche chaque fois que vous entrerez dans la pièce où je m’y trouve. Faites mine de vous approcher de moi, effleurez seulement ma peau et je la briserai.
Aliocha ne put qu’approuver. Il avait une telle honte de ce qu’il venait de faire ! De cette nuit de colère naquit un fils, Ivan, que la mère confia à une nourrice. Tandis que ses frères recevaient une éducation attentive, il passa sa jeunesse au milieu des serviteurs.
Il avait fallu la mort de Laszlo pour que Nastasia Philippovna revienne vers lui. Mais leur bonheur était fragile. Le monstre qui avait tué le gitan avait aussi détruit psychiquement le hobereau. Il chercha vainement à savoir ce qui, dans ses délires, était vrai ou faux. Que s’était-il passé cette nuit-là ? Comment avait fait le démon pour contourner sa défense ? Il avait découvert un monde cauchemardesque où les humains étaient incapables de se battre. Ignorer comment Laszlo avait péri le plongeait dans un abîme de terreur.