– Tu n’aimerais pas que je te transforme en une ravissante princesse ? Tu aurais alors à tes pieds tous les monarques de ce monde. Tu choisirais le plus beau, le plus doux, le plus riche ou le plus puissant, le menaçant à tout instant s’il n’était pas sage de le changer, d’un baiser, en crapaud.
La grenouille éclata de rire. Elle plongea dans l’étang et, en quelques brasses rapides, s’éloigna du jeune homme qui ne se lassait pas de la voir s’ébrouer dans l’eau, si gaie, si jolie, si gracieuse quand elle nageait.
Elle revint vers lui tout aussi prestement et lui demanda :
– Coa, coa, est-ce que les princesses ont le droit de patauger dans les mares boueuses ?
– À condition d’être transformées en grenouille ! répondit Kochtchéï, hilare. Il venait de rencontrer les trois filles du tsar et les imaginer dans cette mare avec son amie était plus que plaisant. Il suffirait de trois baisers de sa part, une par demoiselle et pop ! pop ! pop ! elles seraient devenues trois adorables batraciens. Question beauté, elles n’y perdraient pas au change, l’aînée boitait, la seconde louchait et la troisième était tout simplement repoussante. Mais, comme à leur futur époux elles apporteraient richesse et pouvoir, elles trouveraient chaussure à leur pied. Zuma, par contre, était ravissante avec ses fines pattes et sa peau olive. Le printemps était de retour et la nature insouciante s’était rhabillée de gaietés arc-en-ciel, l’hiver de noir et de blanc vêtu était oublié, le vert triomphait, mais toutes les couleurs renaissaient avec une tendresse destinée à disparaître dès l’été venu. Kochtchéï apprécia ce bonheur simple qui envahissait son être et qu’amplifiait la présence de Zuma. Il en avait bien besoin. Pour accéder à l’immortalité, il avait dû renoncer au terrifiant pouvoir qui lui avait permis de survivre quand il n’était qu’un enfant, ce don effrayant qui avait soumis sa mère, une sorcière au cœur dur comme la pierre, l’obligeant à le laisser vivre, à l’élever et que l’on appelle la compassion. En déposant son âme en dehors de lui, il n’était plus en mesure d’éprouver la moindre empathie envers les autres ni donc de les contraindre à en avoir pour lui. Désormais, pitié ne faisait plus partie de son vocabulaire. Avec le temps, il regrettait terriblement d’avoir dû faire ce sacrifice, non à cause des hommes, mais à cause des bêtes. Ces derniers savaient vous aimer, sans rien attendre en retour. Lorsqu’il était triste, ils s’approchaient de lui et tentaient par frottements, doux feulements, grognements tendres, roucoulements et chants divers de le consoler, ne comprenant pas pourquoi il était dans cet état et faisant tout pour qu’il cesse de l’être. Ils étaient maladroits, c’était touchant et, finalement, réconfortant. Désormais, ils continuaient à lui obéir, contraints et forcés par sa voix, mais ils faisaient tout pour l’éviter. Seule, Zuma était restée son amie.
– Coa, coa, joue avec moi, supplia-t-elle. Transforme-toi et viens nager.
– Hélas ! Je ne peux faire attendre Baba Yaga. Elle m’a demandé de passer.
Elle le vit s’en aller. La petite fille qu’elle avait été, la femme qu’elle serait devenue regardaient avec affection et une pointe de désir le magnifique jeune homme qui s’éloignait. Il était habillé de vêtements amples, cousus par des tailleurs de renom dans des tissus de qualité supérieure, et portait toujours, bien dissimulée, une dague. Les quelques années passées auprès de divers sorciers pour apprendre d’eux avaient apporté à son fin visage d’adulte trop tôt formé qu’encadraient de longs cheveux noirs une profonde gravité. Ce n’était plus l’enfant qu’elle avait connu. Il se dégageait de lui une force et une volonté telles qu’instinctivement, avant même de savoir qui il était, on le respectait. Il valait mieux d’ailleurs. L’homme était devenu un redoutable enchanteur et un bretteur habile. On le craignait, on sollicitait son aide, du moujik au tsar, lui suivait sa propre voie sans se soucier ni des gens, ni de l’or, ni de la gloriole.
Il retrouva avec plaisir la vieille hutte, nichée sous les arbres, perchée sur ses pattes de poulet qui, quand il s’approcha, voulut prendre la fuite. Il rit en se souvenant du subterfuge qu’il avait dû inventer. Inutilement. Il avait, depuis toujours, le moyen de l’obliger à ouvrir sa porte : la cabane était en réalité un volatile et lui obéirait comme tel. Il cria dans la langue commune :
– Hutte-chaumière, Écoute ma prière Obéis à ma voix Tourne-toi face à moi Chez toi, je veux entrer, Avec Baba Yaga, parler
La hutte obéit aussitôt, revint à sa place, la porte s’ouvrit et le jeune homme entra. Le passage de Vassilissa n’était plus qu’un souvenir, l’intérieur était redevenu un capharnaüm, un bric-à-brac poussiéreux et terne, les araignées couraient, invisibles, se balançant de fil en fil. Au milieu, la sorcière regarda son fils pénétrer encore une fois chez elle, sans en avoir été invité, sans que la cabane s’y oppose. Elle ne savait si elle devait se réjouir qu’il soit si habile, car elle avait besoin de lui, ou au contraire s’en inquiéter, car, tôt ou tard, elle le sentait, ils devraient s’affronter.
Kochtchéï lui sourit. Ils ne s’étaient plus revus depuis qu’ils avaient réussi à arracher son secret au Non-mort. Leurs rapports étaient simples. Il la haïssait, il ne dépendait plus d’elle. Mais on ne pouvait plus la tuer et tant qu’il n’aurait pas trouvé un moyen de le faire malgré tout, sans risque d’échouer, autant être son associé. Quant à elle, elle avait longtemps regretté de ne pas l’avoir changé en racine de mandragore quand il n’était qu’un enfant, mais à quoi bon ressasser le passé ? Baba Yaga avait un gros problème sur les bras et lui seul pouvait le résoudre. C’était son fils, elle était sa mère, c’était, lui sembla-t-il, une base suffisamment sérieuse pour collaborer. Si tel n’était pas le cas, elle savait comment le motiver. Il se vantait d’être le plus grand sorcier de tous les temps et était d’une férocité sans égale contre ceux ou celles qui pouvaient concourir à ce titre.
– Je veux que tu tues Vassilissa. Cela ne devrait pas être difficile, c’est une gamine de quinze ans.
– Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même, maman ?
– Arrête de m’appeler ainsi ! C’est agaçant à la fin. Vassilissa est plus dangereuse qu’elle n’y paraît. Petite, elle a réussi à m’échapper, je n’ai jamais su comment. Depuis, je l’espionne, mais elle cache son jeu, comme si elle avait deviné ma présence autour d’elle. Pourtant, je puis être transparente. À part ses gâteaux, elle ne fait rien d’extraordinaire. Je suis trop vieille pour prendre des risques et je ne peux m’attaquer à elle si j’ignore ses pouvoirs.
Kochtchéï sourit. C’était bien sa mère : vindicative et prudente, elle ne frappait que lorsqu’elle était sûre d’elle. Baba Yaga poursuivit. Elle en vint à ce qui l’avait alertée, ce qui avait ravivé son inquiétude.
– Elle arrive à un âge où ses dons atteignent leur maturité. Alors, elle ne pourra plus me les cacher, mais elle sera plus difficile à tuer.
Elle fit une pause. Depuis des mois, elle était confrontée à ce dilemme pour éliminer Vassilissa : la frapper tout de suite en ignorant tout d’elle ou attendre de mieux la connaître quitte à lui laisser la possibilité de mûrir et de renforcer ses pouvoirs. Sa pusillanimité l’avait emporté. Elle avait choisi une troisième voie : Kochtchéï. Elle avait un fils qui avait les moyens de le faire à sa place. Son problème était le sien. Vassilissa était une sorcière en devenir, une suffisamment puissante pour être alors, pour l’un comme pour l’autre, un danger et qu’il fallait supprimer tant qu’elle n’était qu’une fillette.
– Au début, son père lui était indispensable pour la protéger et décourager les jeunes garçons trop entreprenants. Avec le temps, sa présence représentait au contraire une menace. Étant constamment à ses côtés, il pouvait surprendre son secret. Tu connais les hommes : pour sauver leur âme, ils sont prêts à nous dénoncer !
Elle regarda son fils en souriant avant d’énoncer le fait qui l’avait tant remuée, certaine que ce détail allait emporter sa décision :
– Fiodor est mort récemment, en voyage, en Chine, poignardé dans des circonstances mystérieuses. Pourtant, elle n’a pas bougé de chez elle. Et je te rappelle qu’elle n’a que quinze ans.
Elle fut déçue, Kochtchéï ne réagissait toujours pas. Elle ajouta pour tenter de le convaincre qu’il s’agissait bien d’un adversaire redoutable :
– C’est la fille de Lioubov. Si je ne m’en suis pas méfiée, c’est que sa mère est morte alors qu’elle n’était qu’une enfant. Comment a-t-elle pu devenir une sorcière si habile ?
Lioubov ! Kochtchéï dressa l’oreille. La nature l’avait toujours fasciné. Enfant, il communiait avec les éléments, il avait même réussi, par magie et persuasion, à faire s’épanouir des fleurs de lotus dans un saule. Quand il apprit que Lioubov était la plus experte en ce domaine, il se mit à sa recherche, durant près d’un an, ne sachant trop si c’était pour s’en faire une amie ou pour l’assassiner. Chaque témoignage ravivait son admiration, son désir de la rencontrer, de l’affronter ou de pactiser. On la disait très belle, très douce et il s’était pris à rêver. Il avait grandi trop vite et une partie de lui croyait encore aux fées. Mais il n’eut ni à la tuer ni à l’aimer, il découvrit qu’elle avait renoncé à la sorcellerie pour un homme. Il fut terriblement déçu, il avait l’impression d’avoir été privé d’un combat qui aurait été stimulant, d’un adversaire redoutable. Quand on est immortel, on est à la recherche de telles sensations. Mais, tout n’était pas perdu, Lioubov avait une fille et Vassilissa semblait avoir hérité de ses pouvoirs.
Il posa des questions sur la jeune femme, ses habitudes, son milieu, ses amis. Les réponses de sa mère étaient complètes, précises. Il eut la liste de ses proches et de tous ceux qu’elle fréquentait plus ou moins régulièrement. La vieille sorcière pouvait dire ce qui poussait dans son jardin, jusqu’au nombre de pieds de tomates. Quant à l’isba, elle l’avait fouillée de fond en comble, avait tout mémorisé, mais n’avait rien trouvé.
C’était très perturbant. Vassilissa semblait si innocente. Pourtant, elle avait réussi à se débarrasser de sa marâtre et de sa belle-sœur en les envoyant entre les mains de Baba Yaga. Comment avait-elle procédé ? Certainement pas en leur parlant, ces dernières la haïssaient et auraient refusé de l’entendre. Alors, par hypnose ?
Pour assassiner son père en voyage sans quitter sa maison, elle devait connaître l’autotéléportation. C’était un secret que seuls quelques initiés maîtrisaient. Elle n’avait pas seize ans !
Un frisson le parcourut : se mesurer enfin à quelqu’un de sa trempe. Elle ignorait qui il était et qu’il allait venir pour la tuer, un point pour lui. Il ne savait pas quels étaient ses dons en sorcellerie, ses forces, un point pour elle. Il avait quand même un indice, Baba Yaga avait lâché « ses yeux, méfie-toi de ses yeux ! Cette lueur mauve ! »
Il allait bientôt être fixé. Son plan était simple. La rencontrer en se présentant à elle comme un commerçant qui avait beaucoup travaillé avec Fiodor Kachenko, une connaissance professionnelle en quelque sorte, quelqu’un qui n’en dirait que du bien. Voilà qui devrait inspirer confiance. Il avait envoyé un messager et Vassilissa avait répondu positivement – avec enthousiasme avait précisé l’intermédiaire. Son père lui manquait et elle avait découvert, à sa mort, qu’étant souvent à l’étranger, qu’étant riche, il n’avait pas beaucoup d’amis au village et la jeune fille n’avait trouvé personne avec qui parler de lui, avec qui évoquer son souvenir, qui saurait quelques anecdotes qui le feraient revivre. Alors elle attendait Kochtchéï avec impatience.
Il se dirigeait, l’esprit tranquille, profitant de cette soirée d’été qui s’annonçait paisible et sereine sous un léger zéphyr, vers la demeure de sa future victime. Devrait-il la torturer pour l’obliger à livrer ses secrets ou la tuer le plus rapidement possible ? Il doutait de plus en plus qu’une gamine puisse lui enseigner quelque charme que ce soit. Son chemin, un large sentier, traversait un bois. Si le soleil ne perçait que rarement le feuillage, une clarté verte, douce et fraîche l’éclairait. Ayant l’habitude de marcher sans faire de bruit, il pouvait surprendre les animaux, mais surtout les entendre. Pour l’heure, il se contenta d’écouter la respiration de la forêt, c’est-à-dire le bercement des branches et au loin le clapotis d’un ruisseau. Il aperçut par une trouée une isba et sut aussitôt que c’était là. Le logis était pimpant avec son toit que Fiodor avait repeint en bleu juste avant son malheureux voyage, mais c’était le jardin qui trahissait la présence de la fille de Lioubov tant il était différent des autres, mieux entretenu, plus riche avec quelques plantes très rares. Jadis isolée, la maison avait désormais des voisins. Sa mère avait raison, « l’odeur de Russe se promenait de par le monde, toujours plus envahissante, et bientôt même dans sa hutte traînerait… nauséabonde ». Mais d’odeur pour l’instant, il n’y avait que celle de la forêt et le parfum des orchidées qui embellissaient la demeure de Vassilissa. En quittant le refuge des bois, il sentit tomber sur lui la douce chaleur de cette fin de journée. La rivière, débarrassée de l’écran des arbres, chantait plus fort. Tout à coup, une voix féminine reprit le refrain de l’eau :
Chantant l’espace russe infini,
Oï po nad Volgoï (Chanson populaire russe)
Volant sur l’eau, un air jaillit.
Cette chanson, emporte-la,
Brise légère, sur la Volga
Pour qu’on l’entende au loin, là-bas[1].
En l’écoutant, Kochtchéï eut la gorge sèche. Les mots résonnaient au fond de lui : espace infini, brise légère, au loin, là-bas, etc. C’était une vieille rengaine populaire russe, mais la voix forte, insouciante et cristalline portait, elle aussi, la beauté de ce pays que le sorcier aimait tant. Il avait envie tout à la fois de ralentir le pas pour faire durer ce moment et de courir pour découvrir au plus vite la chanteuse. Était-ce Vassilissa ?
C’était la fin de l’après-midi et les ombres étaient grandes et énigmatiques. Il aperçut celle de la jeune fille. Elle était en train de faire une tapisserie et sa silhouette accomplissait une chorégraphie mystérieuse, mystique, un remerciement pour le jour qui s’achevait, pour son esprit en paix. C’était une danse si païenne qu’elle en était quasi religieuse. Kochtchéï sentit son cœur battre à tout rompre, il ne pouvait bouger.
– Quand il fera noir, les ombres se dissiperont, je pourrai, alors, de nouveau me mouvoir. Pour l’heure, goûtons l’instant.
Mais bientôt apparut Vassilissa la très belle, avec ses yeux mauves et son doux sourire. Elle n’était plus une enfant, la fleur était éclose. Elle s’attendait à ce que l’ami de son père soit une personne plus âgée, elle avait en face d’elle un jeune homme, à l’allure trop noble pour être un commerçant. Aussi, après l’avoir salué, elle lui demanda ce qu’il désirait. Un ange s’adressait à lui et il ne sut que répondre, elle dut répéter sa question. Heureusement pour lui, il était immortel, mais il était vaincu, alors il lui murmura :
Une parole de toi, Ô, ma toute belle, Ô, ma toute tendre, Une parole de toi Et je serai guéri.
J’ai détesté les hommes, Car ils m’ont rejeté. J’ai détesté Dieu, Car Il les a créés, Mais s’Il t’a créée…
Un regard de toi, Une lueur de tes pupilles, Un espoir dans tes yeux, Un regard de toi Et je serai guéri
Tu peux mettre fin au conte. Tu peux faire de Kochtchéï Le protecteur des hommes, Le serviteur de Dieu, Et les êtres heureux.
Un souffle de toi, Un geste de toi, Une caresse de toi, Un souffle de toi, Et je serai sauvé.
Kochtchéï posa un genou à terre et sollicita la main de la jeune fille qui, en retour, demanda le temps de la réflexion.
– À demain, alors, dit le sorcier qui n’insista pas plus.
Il avait tant besoin de ces quelques heures pour se ressaisir. Il partit retenant son souffle pour garder dans ses poumons l’air qu’avait expiré la belle, pour conserver dans ses narines son parfum d’orchidée.
Cette nuit, Vassilissa prit sa poupée contre elle et celle-ci sentit qu’elle frissonnait.
– Kukolka, mon amie, aide-moi. Kochtchéï a demandé ma main.
Le chiffon sourit devant une telle déclaration. Elle avait cru qu’un danger menaçait Vassilissa, mais en réalité, ce n’était que le doux tremblement de l’amour.
– Quel bonheur, mon enfant ! Il n’y a pas dans le monde homme plus beau, plus riche, plus puissant, plus épris de toi. Tous tes souhaits, il les réalisera ! Marie-toi et tu seras heureuse jusqu’à la fin des siècles.
– Kukolka, mon amie, je n’aime pas Kochtchéï. Il n’y a pas être plus froid, plus méchant, plus angoissant que lui. À son contact faneront mon rire, mes lèvres, mon corps. Je ne puis l’épouser.
– Pauvre enfant, tu ne peux le refuser. Sa colère serait terrible.
– Kukolka, mon amie, dis-moi comment m’y prendre pour éviter sa colère !
Comment ne pas fâcher un homme dont on repousse les avances et s’épargner son courroux, surtout lorsque ce dernier s’appelle Kochtchéï ? La question était simple et directe, la réponse serait plus tortueuse ! La poupée souhaita peser longuement le pour et le contre.
– Laisse-moi le temps de réfléchir. Dors ! Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
Ainsi fit Vassilissa la très belle. Quand elle s’éveilla, Kukolka lui dit :
– Demande-lui le mortier de Baba Yaga. Il suffit d’y jeter quelques grains de blé, de le moudre et l’on aura de la farine pour nourrir tout le peuple russe. Mais elle, se moquant du bien-être des gens, préfère parcourir le monde avec, à la recherche de chimères. Jamais il n’osera le réclamer à sa mère. De toute façon, celle-ci refusera.
Ainsi fut fait. Effectivement, Kochtchéï ne fit pas une telle requête à la vieille sorcière, il se contenta de lui voler le précieux objet et de l’offrir à Vassilissa. Cependant, le cadeau lui coûtait, car il mettait un terme à leur association, faisant d’un simulacre d’amie une véritable ennemie. Il chantonna un ancien refrain :
« Pour la promesse d’un baiser, J’ai tout quitté, ma mie, Ma fortune, mon chez-moi, Mes amis des jours heureux, Mes amis des jours de peine, Mes parents devenus orphelins, Pour une ombre de baiser »
Même si le baiser ne se concrétisait pas, il n’aurait pas le moindre regret. Il la désirait et se devait de produire des preuves d’amour, de son amour, avant tout pour lui. Vassilissa n’avait pas fait un geste en sa direction, elle ne lui était donc redevable de rien. Simplement, ce qu’il avait fait lui donnait le droit de savoir. Il se fit pressant et la jeune femme eut bien du mal à le faire patienter au lendemain pour avoir sa réponse définitive.
– Demande à Kochtchéï la peau de Zuma, la grenouille. Quand il était enfant, Baba Yaga, sa mère, ne s’est jamais occupée de lui, Zuma partagea sa solitude, s’amusa avec lui, fut une grande sœur. Jamais, il ne consentira à tuer le seul être qui lui montra un peu d’amitié. Puisque ce sera lui qui aura refusé, il ne pourra t’en vouloir.
Zuma, la grenouille, sortit de l’eau en apercevant Kochtchéï. Elle était si heureuse de le revoir qu’elle ne remarqua pas la tristesse dans son regard.
– Coa, coa, tu retournes chez Baba Yaga ?
– Non, je suis là pour toi.
– Alors, dépêche-toi de te transformer et viens me rejoindre.
Ils nagèrent de concert, Kochtchéï, étant un peu plus petit que son amie, compensait la différence de taille en se montrant plus habile, plus hydrodynamique qu’elle, mais il se fatigua vite. Elle lui proposa ensuite de l’imiter en toute chose et elle se lança dans une série de mouvements très acrobatiques. C’était leur jeu préféré, car, n’étant pas une vraie grenouille, le sorcier finissait toujours par se tromper, ce qui faisait rire Zuma jusqu’aux larmes si tant est qu’elle en ait. Cette fois-ci, son compagnon faisait tant d’erreurs que cela n’était plus drôle. Du coup, ils terminèrent en prenant un bain de soleil sur une feuille de nénuphar.
– Coa, coa, tu sembles tout chose, Kochtchéï ! As-tu le mal de tête ou le mal d’amour ?
Le fils de Baba Yaga resta songeur. Qui avait inventé cette expression « le mal d’amour » ? Cela signifiait-il que l’amour rendait malade ou que l’amour engendrait le Mal ? Il était sorcier, adepte de magie noire, mais il ne connaissait aucun sortilège capable de faire commettre par une personne, sans aucune contrainte, de sa propre volonté en quelque sorte, un crime aussi atroce. Zuma n’était pas seulement une amie d’enfance, c’était, dans son univers, une petite bulle de bonheur, de camaraderie, un peu d’oxygène. Il comprenait la demande de Vassilissa, elle ne pouvait pas saisir ce qui l’unissait à Zuma. Elle pensait que c’était une rivale et avait exigé sa mise à mort. Quoi de plus naturel ? Il ne pouvait qu’accéder à ce vœu, satisfaire ce désir. Il était d’ailleurs temps de le faire.
Il se déploya de toute sa longueur et, en un instant, retrouva forme humaine. Il posa sa main à côté de Zuma.
– Viens, j’ai quelque chose à te montrer. C’est une surprise.
Quand elle sauta dessus, elle fut étonnée par sa taille. Minuscule, elle semblait perdue au cœur de la paume. Avec son index, Kochtchéï caressa doucement la petite grenouille pour la rassurer. Son dernier attouchement. Il se demanda si la pauvre bête en éprouvait du plaisir. C’était difficile à dire. Tandis que son doigt parcourait la peau ruisselante d’eau, le cœur du batracien battait plus fort, mais était-ce de bonheur ou déjà de peur ? Il posa sa seconde main par-dessus, faisant une minuscule cage autour de son amie.
D’abord, Zuma s’en amusa. Il lui avait dit « j’ai quelque chose à te montrer » et il commençait par lui cacher la vue. L’obscurité totale ne lui inspirait aucune appréhension, elle était littéralement entre ses mains et cela lui plaisait ! Puis arrivèrent les premières questions, car Kochtchéï ne bougeait pas et ils étaient seuls. D’où allait donc sortir la « surprise » ? Quand elle se rendit compte que la cage de chair était bien petite, que l’air allait manquait si elle demeurait trop longtemps enfermée, elle eut enfin un premier mouvement de panique. Elle coassa aussi fort qu’elle put, donna des coups de patte, se redressa pour venir buter contre la paume et alerter son ami. Pourquoi ne réagissait-il pas ? Pourquoi ne se déplaçait-il pas ? Qu’attendait-il ? Elle réalisa qu’en s’agitant ainsi, elle consommait le peu d’oxygène qu’il lui restait. Il fallait qu’elle se calme, qu’elle patiente paisiblement jusqu’à sa libération. Une angoisse terrible se saisit de son être. Elle le voyait ouvrir sa main pour lui montrer un beau paysage, une belle fleur, un beau champignon, et la découvrir inanimée. Elle imagina son chagrin et se désespéra de ne pouvoir lui éviter une telle souffrance. Elle se sentait si faible. Elle cessa de se débattre. C’était trop bête de s’affoler, tout finirait bien. Comme les pétales d’une rose qui éclot, les deux paumes s’écarteraient, l’air frais envahirait ses poumons, elle garderait les yeux clos pour profiter au maximum de cette bouffée, ils en riraient ensuite quand elle lui expliquerait qu’elle avait failli disparaître. Ce fut sa dernière image et elle mourut ainsi, détendue, heureuse. Kochtchéï, les mains toujours réunies, pleurait. Zuma avait cessé de bouger et il se demanda si elle avait beaucoup souffert. Il n’avait pas eu le choix du procédé, il ne voulait pas que la peau qu’il offrirait à sa future femme soit détériorée par des marques de coups.
Contemplant attentivement le corps de Zuma qu’il tenait par la patte, Kochtchéï hocha tristement la tête. Vassilissa allait être satisfaite ! Il lui apporta la dépouille le soir même. La belle lui demanda de patienter jusqu’au lendemain. Kochtchéï approuva, il était trop sonné pour réclamer son dû.
Vassilissa s’en prit à sa poupée.
– À cause de toi, Zuma, la grenouille, n’est plus !
Kukolka baissa la tête, coupable. Elle, aussi, était malheureuse d’avoir cru que Kochtchéï avait un cœur. La voir se sentir si fautive, si pleine de remords troubla la jeune fille. Pour se faire pardonner, elle prépara un vrai festin à sa compagne des bons et des mauvais jours et la posa au milieu des plats.
– Mange, ma petite amie. Faisons la paix, ne nous quittons pas fâchées.
Pour la première fois, le minuscule être de chiffon n’avait pas d’appétit. Vassilissa, non plus. Ainsi donc, quoi qu’elle puisse exiger, Kochtchéï l’accorderait. Kukolka regarda son assiette longtemps, sans dire un mot, sans avaler une miette. Elle releva enfin la tête et murmura :
– Ne désespère pas ! Retrouvons-nous au petit jour. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
Elle avait trouvé la solution depuis belle lurette, en fait depuis que le sorcier avait demandé la main de Vassilissa, mais elle n’avait pas osé la lui dire, car c’était pire que d’obliger Kochtchéï à voler le mortier à Baba Yaga ou à tuer Zuma. Elle chercha vainement un autre moyen. Il n’y en avait pas. Au petit matin, vaincue, elle en parla à la jeune fille.
– Fais-toi belle pour exposer ton ultime désir à Kochtchéï. Le connaissant désormais, il ne saurait te le refuser. Qu’il t’offre la broche en bois épinglée à sa veste en échange de ta promesse d’être sa femme !
Ainsi fit Vassilissa. Elle avait une totale confiance en Kukolka. Elle prit un bain chaud pour détendre sa peau, souligna sa bouche, ses cils, ses sourcils, raviva ses joues. Ses longs cheveux coulaient sur ses épaules. Avec des gestes sûrs, elle les rassembla sur le dessus en queue de cheval qu’elle ramena en arrière avant de la torsader pour en faire une tresse. Elle l’enroula ensuite en un charmant chignon maintenu avec une pique en if. C’était la première fois qu’elle s’en faisait un et, lorsqu’elle se contempla dans un miroir, elle fut surprise par son reflet. Elle n’avait pas l’habitude de se maquiller, de se coiffer ainsi. Cela lui allait merveilleusement bien, donnant à ses traits une plénitude et une sérénité qu’elle n’avait pas. Elle espérait avoir une petite chance, elle croyait encore n’être qu’une enfant, elle découvrait qu’elle était définitivement femme. Elle se vit telle que Kochtchéï la voyait et comprit qu’il ne l’épargnerait pas.
– Si je dois être votre épouse, j’exige cette broche que vous portez au revers de votre vêtement, tout contre votre cœur.
Kochtchéï regarda l’objet en bois de bouleau. Mille questions l’agitaient, mais il ne prit pas la peine de se les poser. Il était plus que troublé par l’ultime métamorphose de Vassilissa. Il avait quitté la veille une jeune fille, il se trouvait devant une femme à la beauté épanouie. La rose avait éclos, ne leur laissant aucune chance, ni à lui ni à elle, leurs deux destins désormais et à jamais étaient liés. D’un large sourire, il ôta la broche de son veston et le tendit à Vassilissa.
– Accordez-moi encore une nuit, dit-elle en tremblant.
À peine fut-il parti que Vassilissa se tourna vers sa poupée, elle voulait des explications. Celle-ci répondit tristement :
– Kochtchéï est immortel. Baba Yaga et lui ont découvert un moyen de l’être : on ne peut les tuer, car ils ont dissimulé leurs morts en dehors de leur corps. Sa cachette, tu la connais à présent, c’est cette broche ! Brise-la et il ne sera plus. C’est un monstre, tu rendras service à tous !
La jeune femme regarda attentivement l’objet entre ses mains. C’était une simple pique, pointue d’un côté, plus évasée de l’autre. Il était d’un bois clair, jaunâtre, tendre et doux comme l’âme d’un enfant. Ainsi tout s’expliquait, son attitude, sa méchanceté, son mépris des êtres, la répulsion qu’elle ressentait pour lui. Il était un corps sans âme. Quel prix les hommes n’étaient-ils pas prêts à payer pour acquérir l’immortalité ? Et maintenant, le magicien était plus fragile qu’une fourmi. Il suffisait qu’elle serre trop fort la fine pointe qu’elle tenait. Elle se tourna vers son amie.
– Je ne peux le faire. Il me l’a donnée. Il m’a fait confiance. Je ne puis le trahir.
Kukolka la regarda, désespérée.
– Je ne suis qu’une poupée. Si j’étais une personne, je le ferais sans hésiter pour toi, mais je ne peux briser un objet.
– Si tu en avais la possibilité, je t’en aurais empêché par respect pour son amour.
– Peut-être es-tu plus sage que moi ? Désormais, je ne puis plus t’aider. Si Kochtchéï vit, tu l’épouses ou il te tue !
Vassilissa serra son ange contre elle.
– Ne sois pas désolée, petite poupée, tu ne m’as jamais reniée. Tu as toujours été là ! Ne t’en fais pas, allons dormir. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin. Tu me l’as si souvent affirmé. D’ailleurs, je ne crains plus la colère de Kochtchéï. Demain, il découvrira ma réponse.
Les larmes aux yeux, la jeune femme souriait. Elle n’avait plus peur, elle avait accepté son destin et, jamais, elle n’avait été aussi belle. Kukolka comprit à demi-mots. Dans un sursaut, elle lui donna son dernier conseil :
– Ne fais pas cela, Vassilissa. Tu peux vivre ! Il y a un moyen d’échapper à Kochtchéï : revêts la peau de la grenouille et va te cacher au fond d’une mare, jamais il ne te retrouvera. Patiente deux, trois ans et son cœur volage t’aura oubliée. Il est, comme sa mère, avide de tout, attaché à rien.
Comme Vassilissa se penchait pour la prendre, elle l’arrêta.
– Tu ne peux m’emmener, je te trahirais. N’a-t-on jamais vu une grenouille jouer à la poupée ?
Elle essaya de sourire en imaginant la scène, mais des larmes, de vraies larmes coulèrent sur le tissu.
– Séparons-nous ! Tu es maintenant grande. Sois heureuse, mon enfant. Disons-nous adieu.
Elles pleurèrent longtemps ensemble, puis la jeune femme revêtit la peau de Zuma, se transforma et s’en fut.
Il avait cru devenir fou.
L’impensable était arrivé. La maison était vide, le mortier de Baba Yaga gisait dans un coin de la cuisine, renversé, méprisé, juste retour de ce que subissaient les autres objets dans la maison de la sorcière. Il chercha partout sa broche et ne la trouva nulle part. Était-elle partie avec ou l’avait-elle jeté dans le jardin ou dans la forêt toute proche, brindille parmi les brindilles ? Elle ne devait pas connaître son secret sinon elle l’aurait brisée, mais elle devait savoir qu’elle avait de la valeur pour lui et le punir en l’emmenant.
Il aurait voulu qu’elle l’aime, il était prêt à admettre qu’elle le rejette. Même après lui avoir sacrifié et sa mère et son amie. Lui avait-elle promis quoique ce soit en échange ? Rien. Il en aurait pris acte. Il n’avait exigé aucune contrepartie. On ne marchande pas ses sentiments. L’aurait-il tuée si elle lui avait opposé une fin de non-recevoir ? Peut-être. Peut-être pas. En tout cas, il se serait donné la mort. Or, en se comportant ainsi, en s’enfuyant avec la broche, elle l’avait condamné à vivre éternellement et à vivre sans elle.
Il eut un flash. Et si elle savait ? Si elle avait agi en connaissance de cause ? Il se souvint des paroles de sa mère, elle lui avait dit de s’en méfier, Vassilissa était dangereuse. Elle était la fille de Lioubov. Sorcière, fille de sorcière ! Elle avait trouvé le moyen de le torturer, tout en tenant sa vie entre ses mains pour éviter toute vengeance de sa part. Un instant, il l’imagina ainsi, sombre, calculatrice, cruelle, et n’en fut que plus amoureux.
Mais il la connaissait assez pour deviner que ce n’était pas le cas. Elle était si belle, si pure. Il venait de l’adorer en démon, il ne la chérissait pas moins en ange.
Il se saisit d’une poupée de chiffon qui traînait au sol et y mit le feu. Avec il embrasa les rideaux et d’autres tissus. Très vite, l’incendie se propagea. Empoignant une hache, il s’en prit aux meubles, les fracassant pour en faire des morceaux plus facilement combustibles. Il s’acharna particulièrement et avec une joie malicieuse sur le mortier de sa mère. Bientôt, il fut environné de flammes et n’eut plus besoin de faire d’efforts pour les alimenter, elles se développaient de façon autonome. Progressant par l’escalier, elles avaient envahi le premier étage, avant de s’attaquer à la charpente. À l’extérieur, on entendait hurler les voisins, mais le brasier était déjà hors contrôle, on songeait surtout à éviter qu’il ne s’étende à d’autres maisons.
N’ayant plus rien à faire qu’à contempler son œuvre, Kochtchéï s’assit à même le sol, croisa ses jambes sous ses fesses, posa ses mains sur ses genoux, regarda l’enfer de son âme s’emparer de la demeure. Suffocant sous la fumée, il riait comme un diable. Il fallait surtout que tout soit détruit ! Qu’il ne reste rien, pas même une aiguille… pas même une broche en bois tendre.
Malheureusement, s’il était immortel, il n’était pas insensible à la douleur. Quand les flammes le léchèrent et que la souffrance physique devint plus forte que celle du cœur, il se leva et sortit en titubant dans la nuit. En le voyant s’extraire de la fournaise, en l’entendant grogner plutôt que hurler suite à ses brûlures, en devinant son visage tordu par la haine, les villageois se signèrent et cessèrent de lutter contre l’incendie. Les plus courageux prirent la fuite.
Au petit matin, il était encore là, tel un démon, à contempler son œuvre. De nombreuses maisons avaient en parti étaient détruites et il ne restait rien de celle de Vassilissa. Il était toujours vivant. La broche ne se trouvait pas dans l’isba et Kochtchéï regarda désespérément la forêt. Devrait-il aussi y mettre le feu ?