Cela faisait plus de deux ans qu’ils s’étaient mariés. Au début, on avait été outré ; ensuite, on avait ri ; maintenant plus personne n’en parlait et le couple vivait heureux. Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce étaient toujours là, remettant chaque jour leurs adieux au lendemain. Ainsi sont les amis, éternellement en partance et ne se décidant jamais.
Le jeune homme se comportait en mari attentif. Elle était sa femme, elle était aussi une grenouille, cela n’était pas incompatible, mais demandait quelques aménagements. Si pour l’extérieur, ce fut aisé – il suffisait de creuser un étang pour que sa compagne puisse profiter de la propriété et la présence d’un ruisseau facilitait la chose –, pour l’intérieur, c’était plus complexe. Dans le salon, il fit construire un terrarium qui faisait toute la surface d’une table basse, avec des parois pas trop élevées afin qu’elle ne se sente pas enfermée. De la bonne terre, des galets, des plantes d’appartement et une mini-mare formée par une grande coupelle, mais pas assez profonde pour y nager, dont on renouvelait régulièrement l’eau. Pour la distraire, il y avait des bibelots, un pont qui n’enjambait aucune rivière, une petite cabane inhabitable, etc. Vassilissa jouait à cache-cache en s’abritant derrière tout ce qu’elle pouvait, racines, branches, pots ; la malheureuse faisait tout ce qu’elle pouvait pour montrer sa joie de passer une soirée dans cet environnement, elle ne pouvait tromper Ivan. Tandis qu’il était confortablement installé dans son fauteuil, Loup couché à ses pieds et Finist-Fier Faucon sur un lustre, elle pataugeait dans cette fausse mare si rapidement sale. Parfois, pour la distraire, il lui lisait des romans de chevalerie. Mal, ayant pratiqué, enfant, l’école buissonnière. Et puis comment se passionner pour les exploits de personnages fictifs qui n’avaient pas accompli un réel « haut fait » ?
Heureusement, il avait fait aménager dans leur chambre, à côté du grand lit, une baignoire. Avec un rebord assez imposant pour que Vassilissa puisse y trouver de la terre, des plantes. Le soir, les serviteurs la remplissaient d’une eau tiède et, attention délicate, laisser flotter deux ou trois feuilles de nénuphar. Avant de se coucher, Ivan prenait un bain, sa grenouille de femme nageait autour de lui. Pour Vassilissa, c’était du pur bonheur. Les époux s’entretenaient de tout et de rien, parlaient de leurs journées respectives. Quand l’eau devenait fraîche, Ivan gagnait son lit.
Il s’endormait rapidement. C’était un homme sans histoire, franc et nul remords, nul regret ne le tenait éveillé.
Vassilissa attendait encore un peu, puis elle rejetait sa peau de grenouille pour aller le rejoindre. Elle se couchait à ses côtés. Elle regardait, avec ses yeux de femme, ce corps athlétique, ces traits harmonieux. Chaque soir, son désir était plus grand. Mais bientôt elle sentait l’esprit maléfique de Kochtchéï qui parcourait le monde à sa recherche, alors, elle se dissimulait à nouveau et, ne quittant pas son mari des yeux, s’endormait enfin sur son oreiller. Kukolka lui avait dit que le sorcier l’oublierait, elle s’était trompée.
Ivan, à son réveille, la trouvait ainsi assoupie et souriait. Après quelques jours pour qu’il comprenne qu’elle le rejoindrait dans la nuit, il fit construire une petite rampe sur le côté afin de lui faciliter le passage, mais elle ne l’emprunta jamais et, chaque fois, redevenait Vassila la très belle pour traverser le mètre qui séparait la baignoire du lit.
Il aurait suffi qu’Ivan s’éveille une fois ! … et elle n’était pas loin de le souhaiter.
Le prince ne regrettait pas de l’avoir épousée dans un mouvement de pitié, pour que le tsar l’épargne. Ce n’était certes pas ce dont rêve un jeune homme, mais les trois filles du monarque non plus. Il lui reconnaissait du courage et de l’esprit lorsqu’elle avait défendu son point de vue contre son souverain et chaque jour confirmait cette première impression. Elle était de plus de bon conseil. Il aimait la tenir dans sa main, la voir nager. Elle avait de belles couleurs vertes et beaucoup de grâce. Jusqu’à son coassement qu’il trouvait harmonieux ! Non, il n’avait pas honte de dire que c’était sa femme. Après tout, ses meilleurs amis étaient un loup et un faucon, sans parler de Sivka-Bourka à qui il pensait toujours malgré leur séparation.
Ses journées, ils les passaient soit à la chasse, soit avec le tsar, soit avec ses paysans. Dans tous les cas, il les commençait en déposant son épouse dans son étang, avant de parcourir ses terres ou d’aller au palais, accompagné d’un de ses compagnons ou des deux[1]. Loup-Féroce fuyait les courtisans, craignant à juste titre de s’énerver devant leurs simagrées et de planter ses crocs ici où là, mais surtout dans quelques fesses bien charnues que ces messieurs lui tendaient lorsqu’ils faisaient leurs courbettes. Finist-Fier Faucon, au contraire, évitait les paysans qui ne le respectaient pas assez, le prenant pour un oiseau de compagnie, préférant fréquenter les grands de ce monde qui reconnaissaient en lui un rapace exceptionnel et demandaient souvent une démonstration de son savoir qu’il faisait avec beaucoup de grâce. Pour la chasse, par contre, tous deux répondaient présents, le faucon repérait le gibier, le loup le poursuivait et, l’arc à la main, le prince l’abattait ; quant au partage, ils avaient trouvé un modus vivendi incluant la jeune épouse, c’était d’autant plus facile pour Loup-Féroce que cette dernière était une grenouille.
Les moujiks n’avaient pas à se plaindre. Rarement, ils eurent un barine aussi attentif à leurs besoins, leur prodiguant des conseils, n’hésitant pas à ordonner pour que les choses se fassent, les aidant en cas de difficultés financières ou matérielles, servant de juge lors de conflits. Quand ils le rencontraient, Loup-Féroce se tenait en arrière pour ne pas les effrayer, mais sa présence donnait à Ivan un caractère merveilleux : il était l’homme qui avait apprivoisé un loup noir.
Seul, le tsar avait des regrets. Ivan lui plaisait chaque jour un peu plus. Il contrastait en effet avec le reste de sa cour. Comme le peuple, il n’était pas obséquieux, mais profondément attaché à son souverain. Il aurait préféré qu’il soit son gendre. À défaut, il le couvait d’attention, d’honneur et de présents. Ce fut ce qui causa la perte de son protégé. Des jaloux décidèrent de réagir. Qui courtise obtient ce qu’il veut.
Le changement d’humeur d’Ivan fut instantané et surprit ses amis. Il commença par chasser avec moins d’entrain, puis il abandonna ce divertissement, n’ayant plus la tête à cela. Il était chagrin. Ni Loup-Féroce, ni Finist-Fier Faucon, ni Vassilissa ne savaient pourquoi et, par conséquent, ne pouvaient y remédier.
Le loup et le faucon eurent une longue conversation à ce sujet. Le premier prétendait que c’était de la faute du tsar, il soupçonnait ce monarque très versatile d’avoir prononcé la disgrâce du moujik, mais le second qui fréquentait encore le palais jura qu’Ivan était toujours bien vu à la cour.
– Je crois, malheureusement, que c’est plus simple que cela. Notre ami s’est aperçu qu’il avait épousé une grenouille et s’en désole. Regarde, il ne lui parle presque plus, soupire en observant ses petites pattes de batracien, sa bouche trop large, sa peau gluante. Il regrette certainement son mariage ! Pourtant, ils étaient si heureux ensemble. Ils étaient l’affirmation que l’on peut s’aimer malgré les différences. C’est désormais la triste confirmation du contraire. Mais comment peut-on changer aussi radicalement ?
La pauvre Vassilissa s’interrogeait également. Elle finit par trouver, dans son désespoir, non la réponse à ses questions, mais la force de les poser à son compagnon.
Ce soir-là, en effet, il n’avait pas voulu se baigner avec elle, prétextant une grande fatigue, il souhaitait se coucher immédiatement. C’en était trop ! C’était un des rares moments où détendus, complices, goûtant le plaisir de l’eau, ils échangeaient comme un couple normal.
– Coa, coa, Ivan, mon doux ami, pourquoi me traites-tu comme cela ? Pourquoi m’ignores-tu ? T’ai-je fait du tort ? Dis-le-moi et je retournerais à mon étang. Il m’est insupportable de te voir ainsi.
Ivan la regarda. Il était troublé de l’entendre se plaindre. Sa grenouillette, il l’aimait bien et n’aurait pour rien au monde voulu lui faire de la peine, mais il avait des soucis, des soucis d’humain ou plutôt de courtisan et un animal peut-il y comprendre quelque chose, peut-il être de bon conseil.
Cela faisait presque un mois que le souverain avait émis le souhait que chaque femme de son entourage lui apporte un kilim[2] fait de ses propres mains pour son anniversaire, il ne désirait rien d’autre. Une lubie que d’habiles manipulateurs avaient créée en lui :
– Toute dame russe est censée savoir tisser.
– Et quelle marque d’affection !
– Quand on est riche, on peut tout acheter sauf ce que l’on produit de ses mains !
Toute la cour avait approuvé. Ces dames firent, bien sûr, la grimace, mais leurs maris les rassurèrent. Il n’était pas formellement interdit de se faire aider et il y avait, dans tout le pays, suffisamment de bonnes ouvrières pour participer à l’ouvrage, voire en faire la majeure partie. Chacun savait que l’honnête Ivan ne tricherait pas et qu’il viendrait les mains vides, sa grenouille de femme ne pouvant accomplir ce travail.
« L’honnête Ivan » avait d’ailleurs envisagé cette idée, mais il comprit très vite qu’il ne serait pas difficile à ses ennemis de prouver sa supercherie et, au final, ce serait pire.
Il songea à offrir un autre cadeau. Un suffisamment brillant, clinquant, prestigieux pour faire oublier qu’il désobéissait. Hélas ! Il ne se faisait aucune illusion, quelle que soit la beauté de son présent, un courtisan aurait tôt fait de rappeler au roi l’attitude de Vassilissa lors de leur rencontre au bord de l’étang :
– Ainsi sa femme n’a pas daigné se soumettre aux desiderata de Votre Majesté. Un kilim est un ouvrage trop indigne pour cette grande dame. Souvenez-vous de la manière dont elle vous a tenu tête devant nous tous. Nul ne doute qu’Ivan vous respecte et vous est loyal, mais c’est loin d’être le cas de son époux.
À l’évocation de cette controverse juridique et philosophique sur le rapport entre le droit et le pouvoir où il n’eut pas le dernier mot, le tsar aurait exigé qu’Ivan se sépare d’elle et devant son refus – on ne revient pas sur une parole donnée – tous deux seraient tombés en disgrâce.
Quant à venir sans rien, il ne fallait même pas y songer. La réponse aurait été cinglante :
– Comment oses-tu te présenter ainsi les mains vides le jour de mon anniversaire ? Soit ! Ta grenouille de femme est incapable de tisser un tapis, je le comprends et j’aurais accepté de toi n’importe quel autre présent. Tu me déçois, Ivan.
Et ces quatre mots auraient sonné le glas. C’était ce qui allait se produire. À force de tourner et de retourner la question en tous sens, il avait oublié de chercher un cadeau et maintenant il était trop tard, la fête était pour le lendemain. Il avait perdu son temps à se morfondre, à regarder sa femme, sa morphologie de batracien, à la haïr. Aujourd’hui, devant les larmes de Vassilissa, il avait honte. Qu’était devenu Ivan, le moujik, celui qui parcourait le pays avec pour compagnons un cheval, un loup et un faucon, n’ayant de maître que Dieu ? Le prince Ivan, lui, tremblait de tomber en disgrâce et était prêt à sacrifier sa femme !
– Vassilissa, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de la peine, mais j’ai des soucis. Le tsar a demandé à tous les courtisans de lui apporter un kilim tissé par leur épouse comme seul et unique cadeau d’anniversaire. Demain, j’aurai les mains vides et il est certain qu’il en sera fâché. Tu sais : tout ce qu’il m’a donné, il peut me le retirer et, connaissant son caractère soupe au lait, il le fera. Nous n’aurons plus rien.
Il lui sourit.
– Mais nous aurons toujours nos amis, Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce ! Je vais leur annoncer que nous partons en exil, ils seront heureux de nous accompagner, de retrouver la route.
Eux oui, mais toi, Ivan ? Comme un bon moujik, tu t’éloignerais sans regret de la cour et de sa pestilence, mais comment t’éloigner de ton tsar, alors que, désormais, tu as la chance d’être à ses côtés ? Vassilissa avait noté le « ils » dans « ils seront même heureux de le faire », ce « ils » qui excluait son mari. Mais tout cela n’avait pas d’importance, elle avait retrouvé le sourire.
– Ainsi donc, tu m’aimes toujours et tu ne t’es tu que m’épargner, afin que je ne sois pas contrariée de ne pouvoir satisfaire notre roi.
– Oui. J’aurais dû t’en parler, car tu es de bon conseil et cette décision qui nous concerne tous les deux, nous aurions en discuter. Depuis un mois, je tourne et retourne cette question dans ma tête et j’ai conclu que le mieux était de ne pas aller au palais demain. Mieux vaut en effet que le tsar s’en prenne à moi en mon absence. L’exil, je l’accepte volontiers pour peu que ce soit avec vous.
Il était bien tard. Ivan avait gardé son secret trop longtemps, il ne restait qu’une nuit, déjà bien entamée, pour résoudre le problème. Vassilissa lui dit :
– Allons nous coucher. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
Quand il se réveilla le lendemain, le soleil était haut dans le ciel. Cela faisait des lustres qu’il n’avait pas aussi bien dormi. Il était heureux de s’être enfin décidé, heureux de reprendre la route, heureux que Vassilissa soit sa femme, heureux de voir son sourire refleurir, heureux de constater que leur amour avait tenu l’épreuve. Il se sentait à nouveau fier de vivre et il avait hâte d’annoncer la nouvelle à Finist-Fier Faucon et à Loup-Féroce, ses amis. Mais quand on est deux, on ne fait pas toujours ce que l’on veut et Vassilissa entra dans leur chambre, en coassant, tout excitée :
– Coa, coa, prince Ivan, tu n’es pas habillé ! As-tu oublié que c’est aujourd’hui l’anniversaire de notre tsar bien aimé et qu’il faut, comme tout bon russe qui en a la possibilité, que tu ailles au Palais lui souhaiter tout ce dont rêvent les monarques ?
Elle lui tendit alors une petite pochette pas plus grande qu’un paquet de tabac à rouler :
– Voici mon présent. Remets-le-lui en lui assurant de tout mon respect et toute mon affection, car je lui dois le meilleur des maris.
Ivan sourit. Ainsi sa compagne avait trouvé une autre solution à leur problème : faire ce que le souverain demandait. Elle avait travaillé toute la nuit pour tisser une mini-natte. Il serait la risée de la cour, et ce, sans doute, pour de longues années, mais il ne viendrait pas les mains vides et le roi ne pourrait lui en vouloir. Il sentit son cœur fondre et aurait embrassé sa femme s’il n’était en retard et si elle n’était grenouille.
Quand il arriva au palais, on avait déballé les cadeaux, des tapis tous plus beaux, plus lourds, les uns que les autres. Tout le monde était heureux. Les princesses en particulier étaient fières de leur ouvrage : la descente de lit de l’aînée était si moelleuse qu’on pouvait se laisser tomber dessus sans se faire mal, celle de la cadette, à motifs géométriques symétriques, était un chef-d’œuvre, et celle de la plus jeune c’était tout simplement une perfection, sans le moindre défaut.
Quand Ivan s’approcha à son tour, sans serviteur pour porter son présent, les sourires s’agrandirent.
Quand Ivan sortit de son pourpoint son cadeau pas plus gros qu’un paquet de tabac à rouler, les visages devinrent hilares.
Quand le tsar déballa la merveille, ce fut la soupe à la grimace.
Le kilim faisait une dizaine de mètres carrés, il était dans une soie si fine qu’il ne tenait guère de place, si résistante qu’on n’aurait pas pu le couper avec la lame d’une épée, mais qui aurait osé commettre un tel sacrilège ? Plaines et montagnes y étaient représentées, un fleuve le traversait. De là, naissaient villes et villages, champs et forêts. Un pays tout entier !
– Il faut accrocher ce tapis au mur de la salle du trône. Nul ne doit marcher dessus ! Merci, Ivan, c’est de loin le plus beau cadeau que l’on ne m’ait jamais fait. Tu es un véritable fils pour moi.
Ces mots du tsar déplurent à ses filles ; elles décidèrent de réagir et, se faisant miel, lui dirent :
– Vous avez raison, père, suspendons-le. Ce soir, nous danserons devant en son honneur. Nous trois… et son auteur, bien entendu !
Ainsi fut-il ordonné et Ivan rentra chez lui, plus abattu qu’il n’en était parti.
– Coa, coa, mon ami, que vous est-il arrivé ? Mon kilim n’a pas plu au tsar ?
– Hélas ! Ma mie, il en a été émerveillé. Il veut vous voir et que vous dansiez pour lui ! Je me dois de lui obéir et de vous exhiber. De la honte quand vous sautillerez, jamais vous ne vous en remettrez, jamais, je ne me le pardonnerai.
Cette fois, vaincue, Vassilissa pleura.
La nuit précédente, elle avait agi dans le noir absolu. Rejetant sa peau gluante de batracien, elle avait commencé son travail de tissage, tremblant sans arrêt, guettant le moindre souffle, terrorisée à l’idée que Kochtchéï puisse la voir. Elle n’avait pas le choix. Son ouvrage devait être si exceptionnel que nul n’aurait pu accuser Ivan d’avoir demandé à une domestique de la faire. Mais elle avait beau être habile, elle ne progressait guère. Oh, Ivan ! Pourquoi m’as-tu prévenue si tard ? Les premières lueurs éclairèrent une œuvre d’une extrême finesse, mais inachevée. Elle était épuisée. Des larmes coulaient sur ses joues. La peur avait disparu, emportée par le désespoir, oubliant toute menace, elle continua, bénissant le soleil qui, certes, la dévoilait aux yeux du monde, mais, grâce à sa lumière, lui permettait désormais de travailler rapidement. Par bonheur, Kochtchéï, ce matin-là, comme tous les matins du reste, gérait sa cité de cristal et personne ne s’intéressa à une chambre close où « tramait » une femme ; par bonheur, Ivan, lui aussi épuisé, se leva tard. Elle avait donc eu deux, trois heures à elle et elle parvint à finir son ouvrage.
Finalement, tisser loin des regards fut chose facile.
Mais redevenir Vassilissa et danser devant le tsar ! Comment Kochtchéï pouvait-il ne pas l’apprendre ?
Elle ne se serait pas sentie confuse de sautiller en présence de la cour puisque sa vie en dépendait et qu’elle n’était qu’une grenouille. Une grenouille peut-elle avoir honte ? Non ! Mais Ivan, si !
– Coa, coa, allons déjeuner ensemble. Si le matin est chagrin, peut-être le soir portera-t-il espoir ?
Les princesses étaient là, vêtues de leurs plus beaux habits, parées de leurs plus riches bijoux. Elles dansèrent merveilleusement bien. Certes, l’aînée boitait et sa prestation s’en ressentit, la cadette louchait et se cogna sans arrêt contre ses sœurs, quant à la dernière, son défaut pas trop rédhibitoire la gêna dans ses déplacements, mais elles furent si ravissantes… si filles de tsar. Ceci compensant cela, la cour applaudit à tout rompre. On attendait maintenant Ivan et surtout son épouse. Celui-ci se leva, déposa la grenouille dans son petit coussin sur l’estrade. Les trois femmes s’arrêtèrent, hilares. Saute, ma belle, saute, fais-nous rire !
Alors Vassilissa rejeta sa dépouille de batracien. Elle avait fait ses calculs, pesé le pour et le contre. D’un côté, elle avait une chance infime que Kochtchéï ne regarde pas ce jour-là dans le palais du tsar, ne se rende compte de rien, n’apprenne pas qu’elle avait dansé, il y avait une probabilité infinitésimale qu’elle survive. De l’autre, elle était sûre du ridicule de sa prestation comme grenouille, sûre de la honte que subirait son amour.
Elle n’avait besoin ni de brocart ni de bijoux, néanmoins, ses habits, ses parures n’avaient rien à envier à ceux des princesses. Elle était à cet âge où chaque jour avantage la femme et cela faisait des années qu’elle se dissimulait. Il n’y a pas de mots pour décrire une telle beauté et encore moins sa grâce quand elle dansa. Les musiciens, étonnés, émerveillés, avaient arrêté de jouer, mais des fenêtres grenouilles et crapauds accompagnèrent leur ancienne compagne de leur chant mélodieux, bientôt suivi par celui de milliers d’oiseaux. Les premiers pas furent pour les remercier. La tapisserie représentait le pays, Vassilissa devint la vie qui le parcourait. Elle commença par évoquer la nature qui s’éveille, les arbres, les plantes, le vent. Puis vinrent différents animaux que chacun put reconnaître dans le mouvement gracieux de son corps. Enfin apparurent les enfants, les filles. Quand elle en arriva à danser la paysanne en harmonie avec la terre, un soir d’été après une longue journée de récolte, tout ressentiment, toute hostilité, toute acrimonie étaient abolis, la cour qui regardait la perfection se sentait elle-même meilleure.
Elle termina sa chorégraphie en s’inclinant devant son tsar et reçut l’ovation du public. Elle tremblait des pieds à la tête, mais on mit cela sur le compte de la fatigue. Elle souriait, un sourire bien pâle, mais elle était si belle que l’on ne vit que le sourire. On parlait d’elle, mais elle n’entendait rien. Elle guettait l’apparition de Kochtchéï. Il n’avait pas encore réagi. Elle avait donc une petite chance de survivre. Il finirait par savoir, mais elle aurait de nouveau disparu. Elle devait reprendre rapidement sa peau grumeleuse et s’enfuir. Ivan épouserait une des filles du roi et serait le prochain souverain. Elle viendrait le soir chanter à sa fenêtre et contempler son bonheur. Elle serait heureuse si lui l’était. Jamais le sorcier ne la retrouverait sous son déguisement : il y avait trop de grenouilles de par le monde et elles étaient si minuscules.
Tandis que la cour se pressait contre elle pour la féliciter, elle cherchait des yeux le coussin. Quand elle parvint à le repérer, elle constata que la dépouille avait disparu. Affolée, elle regarda autour d’elle. IvanIvan, lui aussi, n’était plus là. Elle comprit. Mais où était-il donc allé ? Il fallait le retrouver avant qu’il ne commette l’irrémédiable. Le palais était vaste et il y avait mille façons détruire la peau.
Sivka-Bourkha ! C’était le seul à pouvoir l’aider. Elle murmura au milieu de la foule qui sa pressait contre elle :
Quand le coq chantera, Cheval brun, cheval bai, Coursier sage et avisé, Sivka-Bourka paraîtra.
Et il vint, abandonna jument et poulains, il vint à l’appel de la vieille rengaine. Sans hésiter, poussant les uns et les autres, il s’approcha d’elle. Percevant sa ressemblance avec Lioubov, il hennit de joie et, penchant la tête pour mendier une caresse, il se frotta contre elle. La cour était stupéfaite et s’émerveillait de découvrir que l’animal reconnaissait la femme de son ancien maître, femme qu’il n’avait jamais vue. Vassilissa en profita pour grimper sur son dos.
– Conduis-moi à Ivan !
Un instant, Sivka-Bourka huma l’air, puis partit au galop. Le prince n’étant plus au palais, il s’en alla, bousculant les gardes chargés de la sécurité, incapables de le retenir. C’était bien la monture avec laquelle Ivan avait tué le chef des envahisseurs !
Il a regagné notre domaine, se dit Vassilissa reconnaissant la route. Il veut sans doute conférer avec Loup-Féroce et Finist-Fier Faucon avant de prendre sa décision. J’ai peut-être une chance. Sivka-Bourka galope si vite que l’on dirait qu’il vole. En tous cas, il a saisi l’urgence de la situation.
Hélas ! Ivan n’avait pas attendu la fin du spectacle pour agir et il avait une bonne avance. La jeune femme arriva bien après lui à la bâtisse qui leur servait de château. Celle-ci était sombre, presque sinistre. Les domestiques avaient été autorisés à rentrer au village puisqu’Ivan prévoyait de rester au palais. Quelques rares lumières montraient qu’il y avait encore du monde. Malgré l’heure tardive, il y a toujours affaire dans de telles résidences. Vassilissa nota que le salon était éclairé et sut où était son mari.
Malgré l’urgence de la situation, elle songea au cheval. Elle lui devait quelques minutes de sa vie pour sauver la sienne. Elle serra une dernière fois son encolure dans ses bras et lui murmura de rentrer chez lui, de ne pas chercher à revoir Ivan, de ne pas s’attarder. La Mort rôdait déjà.
– Tu ne lui serais d’aucune utilité pour combattre Kochtchéï. D’ailleurs, personne ne peut plus aider Ivan.Retourne à l’écurie. Tu as une jument et de nombreux poulains. Il te faut vivre pour eux.
Elle lui montra une flamme qui s’échappait de la cheminée, une flamme, pas de la fumée.
– Nous sommes arrivés trop tard.
Quand elle atteignit le salon, elle trouva son mari et ses compagnons debout, inquiets, devant l’âtre. Pour empêcher Vassilissa de redevenir une grenouille, Ivan avait cru bon de brûler son déguisement, le loup et le faucon lui avaient donné raison et les trois amis avaient la peau dans le feu. Celle-ci s’était consumée avec une violence qui n’avait rien de naturel. Les flammes étaient montées dans le conduit de la cheminée, bien trop hautes, avertissant le Non-mort.
Il n’y avait plus rien à faire. Vassilissa serra contre elle Ivan. C’était la première fois que son corps de femme épousait le corps d’homme d’Ivan. Elle avait rêvé cet instant depuis si longtemps et il se révélait encore plus merveilleux que dans son imagination. Même la perspective que ce soit la dernière étreinte ne parvenait pas à diminuer son bonheur. Ils fermèrent les yeux et se laissèrent aller à cette découverte de l’autre, à travers la toile de leurs habits. Le loup et le faucon observaient, émus. Enfin, Vassilissa se détacha avec beaucoup de douceur, avec beaucoup de douleur, d’Ivan et elle lui murmura, mais ce n’était pas un reproche :
– Qu’as-tu fait, mon doux mari ? Sans cette dépouille, Kochtchéï, l’immortel, va me retrouver et me tuer.
Mais lui n’avait peur de personne.
– Qu’il se présente, s’il ose ! Je saurais te défendre.
– Nous sommes là, crièrent Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce.
Et venant de l’extérieur, ils entendirent une voix terrifiante hurler :
– Moi aussi !
Kochtchéï les attendait, paisiblement. Il avait l’air d’un vieillard, un vrai squelette, ses joues s’étaient encore creusées, son nez rappelait de plus en plus le bec d’un rapace. Ivan, cependant, nota que ses muscles, quoique fins et étirés, étaient bien présents, il portait son épée et son bouclier sans difficulté. Les trois compagnons s’approchèrent, prudemment, leur adversaire s’efforçait de paraître plus faible qu’il ne l’était. Ils se toisèrent du regard, essayant de s’évaluer.
Ce fut Finist-Fier Faucon qui rompit ce round d’observation et débuta les hostilités. Il se précipita sur la tête de Kochtchéï, bec et griffes en avant, cherchant, à son habitude, les yeux. L’attaque surprit le sorcier qui parvint à la parer en levant son écu, puis il fit de grands moulinets avec son arme tranchante. Le rapace se déplaçait si vite, qu’il ne s’agitait pas pour le toucher, mais plutôt pour le tenir à distance. Loup-Féroce, profitant de ce que son adversaire était perturbé par l’oiseau, bondit et vint planter ses crocs dans le haut des cuisses. Kochtchéï poussa un hurlement de douleur. Loup sentit les os craquer sous ses mâchoires. Le sang gicla dans sa bouche, un sang chaud qui réjouissait son âme de fauve. Ivan frappa en dernier, le sorcier ne protégeait plus sa poitrine, Klad s’enfonça, brisant le sternum, perçant le cœur et ressortant dans le dos. Finist-Fier Faucon en profita pour, à son tour, s’en prendre au visage, bien que cela soit désormais inutile.
L’attaque conjointe avait été si brutale que le fils de Baba Yaga ne s’était quasiment pas défendu et observait, stupéfait, de son unique œil (le deuxième était dans les serres du faucon) Ivan retirer le sabre de son corps. Il leur laissa quelques secondes croire que tout était terminé, qu’ils avaient gagné puis il se mit à rire. Les trois amis, incrédules, virent la plaie au torse se refermer, la jambe se réparer et un nouveau globe oculaire, vif et malicieux, se former dans l’orbite. De son séjour à la montagne de cristal, Kochtchéï avait appris à ne plus ressentir la douleur. Sa seule faiblesse avait disparu. Il décida d’en finir rapidement.
Finist-Fier Faucon avait repris son poste en survol, les deux autres observaient, côte à côte, un peu désorientés, cherchant un angle d’attaque. Kochtchéï s’accroupit, se roula en boule. Un magnifique pennage marron foncé avec des plumes plus claires, presque dorées sur la tête, un bec crochu, long et acéré au bout noir. Il était devenu un aigle et, étendant ses immenses ailes, il s’élança dans les airs pour affronter le petit rapace. D’abord l’empêcher de rejoindre ses compagnons, de se mettre sous la protection du loup. Le saisir, ensuite, toujours en vol, dans ses serres, lui briser les membres. Ceci fait, l’oiseau de proie prit alors son temps et, tout en continuant à planer, avec son bec, il déchiqueta sa victime encore palpitant de vie, jetant les morceaux au pied de ses amis. Cela ne dura que quelques minutes. Quand il eut fini, Finist gisait, disloqué, plus si fier faucon que cela.
Kochtchéï réintégra sa forme humaine et regarda, moqueur, les deux survivants qui oscillaient entre colère, épouvante et désespoir. Ce fut la colère qui l’emporta, Loup-Féroce grogna.
– Quand je t’aurai dévoré, tu pourras ressusciter autant que tu voudras dans mon estomac, tu n’assouviras jamais ma faim !
Et il se rua… pour s’arrêter net. Quel était ce prodige ? Il avait failli égorger Ivan. Il regarda derrière lui. Le vrai y était toujours, il n’avait pas bougé. Loup avait été berné. Il montra ses crocs, il détestait que l’on se moque de lui. Il abhorrait encore plus la magie, car il commençait à comprendre que lui et ses compagnons n’auraient pas le dessus face à un sorcier. Kochtchéï, profitant de ce flottement, se jeta sur le moujik. Désormais, il n’était plus possible de les distinguer. « Même l’odeur est la même », frémit le fauve qui ne savait plus que faire. Leur adversaire avait réussi à les isoler. Finist-Fier Faucon avait dû l’affronter dans les airs et aucun de ses compagnons n’avait pu lui porter secours. Ivan allait devoir, lui aussi, se battre seul.
Il avait paré l’attaque de Kochtchéï avec une grande facilité, ce dernier voulant avant tout ne pas permettre au loup de distinguer les deux lutteurs. Maintenant, les deux Ivan se toisaient, tournant l’un autour de l’autre. Le vrai se disait qu’il avait une chance réelle. Il ne doutait pas que son adversaire fut un redoutable bretteur, mais l’était-il au sabre cosaque ? Les deux hommes s’affrontaient sur son terrain, avec son arme favorite. Il avait donc un avantage incontestable. D’ailleurs, les premiers échanges le montraient. L’autre compensait largement ce handicap, en étant immortel et insensible à la douleur. À quoi bon dans ces conditions prendre des risques pour le toucher ? Le prince se contentait de défendre, ce qu’il faisait sans difficulté, son adversaire, au contraire, était agressif, ne craignant pas les coups. Loup les regardait faire. S’il était plus malin, il aurait tout de suite deviné l’identité de chacun d’après le comportement des deux combattants et il aurait prêté main-forte. À deux contre un, Kochtchéï ne faisait pas le poids.
Soudain, Ivan se rendit compte qu’il y avait un moyen très simple d’indiquer au loup qui était qui. Il devait agir à l’opposé de ce qu’il faisait. S’il parvenait à toucher son ennemi, celui-ci guérirait instantanément et se dévoilerait ainsi. Le combat changea d’âme et comme Ivan était plus habile à la shashka, le fils de Baba Yaga fut vite débordé. Le moujik fit mine de viser le ventre. Son adversaire baissa sa garde pour se protéger. Modifiant brutalement son angle d’attaque, Ivan chercha à fendre le crâne en deux avec son sabre. Dans un réflexe, témoin de longues années d’escrime, Kochtchéï bloqua Klad en positionnant sa lame à l’horizontale, au-dessus de sa tête. Si la qualité du bretteur était moindre, celle de sa shashka valait l’original et les deux fers s’affrontèrent jusqu’à ce que le sorcier parvienne à écarter l’épée de son rival. Mais il était perturbé par le changement de tactique d’Ivan et, sans attendre de se remettre en garde, c’est-à-dire d’assurer de nouveau ses appuis, il fondit sur lui, pointant son sabre, le bras armé détendu au maximum, se couchant littéralement pour frapper le plus loin possible au niveau de la poitrine. Il ne trouva que le vide. Le moujik avait esquivé, en basculant d’un quart de tour. Dès lors, il avait devant lui, offert, le dos de Kochtchéï et Klad s’y enfonça avec rage. Le magicien disparut, emportant avec lui un bout de la shashka.
Loup-Féroce et Ivan se regardèrent, scrutèrent autour d’eux. Ils se demandaient quelle diablerie le monstre allait inventer quand Ivan sentit le sang couler entre ses épaules et le fer ronger sa chair. Trompé par la sorcellerie, il s’était frappé lui-même. Comme il perdait connaissance, Kochtchéï réapparut. Il n’avait plus en face de lui que Loup-Féroce. Il ramassa le reste du sabre, il tenait à tuer le chien avec l’arme du maître.
– Je suis un loup bleu et je n’ai pas de maître, hurla le fauve avant de bondir.
Il n’avait aucune chance, il en était parfaitement conscient, son bourreau aussi. Il retomba, mort, éventré. Kochtchéï jeta un regard cruel sur son rival évanoui. Sachant précisément pour l’avoir senti le pénétrer comment la lame avait perforé le corps, quels dégâts sa morsure avait provoqués, il ne doutait pas qu’Ivan survivrait. Il ne souhaita cependant pas l’achever.
– Vis, prince Ivan ! Vis et souffre ! Dans ta chair d’abord, il te faudra de longs mois pour réparer les ravages de ta propre épée. Dans ton âme ensuite. Tu as, comme moi, connu et aimé Vassilissa la belle, alors éprouve à ton tour mon tourment. Nous endurerons le même calvaire tous les deux pour elle, toi d’en être séparé, moi d’en être haï. Quand la mort enfin te soulagera, car elle seule pourra le faire, aie un peu de commisération pour le pauvre Kochtchéï qui, lui, est immortel.
[1] Le sort de Vassilissa n’était pas forcément pire que celui des autres barynias.
[2]Le kilim est un tapis tissé russe, on peut en faire de très fins.