La terre appartenait aux nobles et, pour pouvoir habiter leur logis, avoir un petit jardin pour y faire pousser quelques légumes, une minuscule cour pour y élever quelques animaux, les moujiks devaient travailler pour eux quatre jours par semaines. Il y avait aussi des liens de solidarité : on demandait au maître de résoudre quelques affaires personnelles (par exemple : une aide pour tenir jusqu’au printemps, des soins en cas de maladie, une somme modeste pour marier sa fille) et celui-ci n’hésitait pas à les appeler en cas d’urgence, c’est-à-dire dès qu’il avait besoin d’eux. Tel était le pacte que personne n’avait signé et que tous respectaient. Néanmoins, s’agissant d’un contrat, les moujiks étaient autorisés à le rompre, mais ils ne pouvaient le faire que pendant une quinzaine de jours autour de la Saint-Georges. C’était une liberté bien dérisoire : partir, quitter un seigneur pour en retrouver un autre, quel intérêt ? Cela affirmait, cependant, qu’ils n’étaient pas des esclaves et cela pouvait inciter leur maître à mieux les traiter. Il n’en était rien, les boyards avaient trouvé une parade. Durant cette quinzaine de jours, ils soûlaient leurs paysans. On faisait bombance, on se réveillait toujours asservi. Au final, cela se résuma à deux semaines où l’on pouvait regarder son propriétaire et lui dire ses quatre vérités. Même ce dernier droit avait disparu et ils étaient devenus de vrais serfs que l’on pouvait vendre, déplacer, gérer comme bétail. Il restait de cette ancienne tradition, une fête à la Saint-Georges où, le maître réglant la note, on buvait plus que de raison, où l’amertume de la vie remontait à la surface, où, enfin, un jour durant, on osait se plaindre, où l’on était à deux doigts de la révolte.
Aliocha voulut en profiter pour naître au monde, pour s’imposer parmi les siens, pour montrer qui il était.
Il y avait un problème d’eau récurrent. Il aurait fallu creuser un canal pour irriguer les jardins du hameau. Ils en avaient fait la demande à plusieurs reprises au barine, mais ce dernier n’avait jamais eu le temps d’organiser ce travail : il y avait toujours plus urgent à faire. Aussi Aliocha avait profité de la grogne générale ce jour-là pour proposer aux villageois de se prendre eux-mêmes en main. Il pourrait, si nécessaire, diriger le projet, le planifier, répartir les tâches. Ce fut un flop. Tout le monde gémissait, personne n’agissait. Aliocha pesta. Ah ! Pour se plaindre, les moujiks étaient les meilleurs, pour résoudre leurs problèmes, par contre…
Non seulement personne ne bougea, mais quelqu’un avertit le nobliau. Celui-ci avait réagi sur le champ et il fit fouetter le dangereux agitateur, demandant au père de celui-ci d’exécuter la sentence. Tandis que les coups tombaient régulièrement, arrachant la peau, le jeune rebelle serrait les dents. Parmi les gens assemblés pour le voir souffrir, il y avait la femme du barine, au premier rang, curieuse, prête à s’apitoyer, se délectant par avance du spectacle. Il avait croisé son regard et l’avait haïe. Il n’avait pas crié, pas pleuré, pas supplié à cause d’elle. Son géniteur frappait sans aucune compassion et le reste d’affection qui les unissait partit avec les lambeaux de sa chair. Il comprit, sous les coups, que le peuple était soumis comme l’étaient les ânes, les chevaux et les autres animaux, ne demandant qu’à travailler, manger, dormir. Ils étaient prêts à obéir à une élite, charge pour celle-ci d’organiser cette force brute, incapable de se diriger toute seule. Cette élite à laquelle il appartenait ! Un jour, il le prouverait aux yeux de tous.
Pour tout Russe, l’appel sous les drapeaux était une punition. Il faut dire que le service militaire durait vingt ans. Comme la plupart ne savaient ni lire ni écrire, quand ils revenaient au pays, on les avait oubliés. Les classes privilégiées, boyards, responsables de communes, en étaient exemptées, à charge pour elles de choisir un certain nombre de recrues. C’était une occasion de régler ses comptes en désignant les mauvaises têtes ou ceux dont on convoitait la femme, la fille, le champ. Ce fut donc sans surprise qu’Aliocha apprit son incorporation. Rasé, battu par le knout ou les verges à la moindre incartade, la mort sanctionnant la plus petite rébellion, il avait vite compris qu’il lui fallait obéir à tout ordre, aussi absurde soit-il. Il avait toujours pensé que l’état de moujik était le plus misérable du monde, il découvrit qu’il y avait pire : il n’était même plus un animal, il était une machine, un automate parfait. Pourtant, après quelques semaines de profond désespoir, il apprécia son nouveau statut : il avait enfin cessé d’être un serf. Derrière la passivité, la veulerie face aux officiers, il y avait la camaraderie, la dignité entre soldats, le respect de soi. On était mal payé, mal nourri, mal logé, mais il suffisait d’un conflit pour obtenir le droit d’écumer une cité, un manoir…