Elle s’appelait Zuma et elle avait frappé à la demeure de Miroslav, le tailleur. Elle ne savait où loger, ses parents et elle étaient partis sur les chemins de l’exil pour fuir la misère et/ou la terreur, seul le sien avait abouti. Elle avait atteint ce village dont elle ne connaissait pas le nom. Elle avait dormi une première nuit, sans manger, en s’abritant dans un recoin, puis elle avait vu en rêve sa mère pointer une petite maison aux murs extérieurs décrépis, mais dont portes et fenêtres venaient d’être repeintes. Elle avait bien choisi. Miroslav et sa femme n’étaient pas démunis et ils n’avaient pas d’enfant, alors Zuma s’installa chez eux et ils n’eurent pas à le regretter.
Elle avait de longues jambes fines et musclées, des yeux vert émeraude, pétillants de joie, une bouche trop grande aux lèvres gourmandes et de beaux cheveux blonds qui encadraient son visage piqueté de points rouges. Elle portait des robes de la couleur de son regard et les garçons tournaient autour d’elle comme autant d’abeilles autour d’un pot de miel. Mais aurait-elle été laide, Kochtchéï l’aurait aimée pareillement.
Il était venu épier cette jeune fille sortie de nulle part et qui, en quelques jours, était devenue la coqueluche de tout le village. Elle s’affairait avec son père et sa mère dans leur petit atelier conquis sur l’espace domestique. La pièce était remplie de piles de « fringues », costumes fatigués, chemises froissées, qu’ils essayaient de réparer, rénover. Partout, du sol au plafond, des monceaux de tissus. L’homme mesurait les lés, coupait les toiles, supervisait le travail des femmes et tout particulièrement celui de son enfant. Il lui donnait des conseils, la gratifiant de temps en temps d’une caresse ou d’une petite tape affectueuse pour l’encourager. Zuma était entièrement absorbée par sa tâche et ne levait pas la tête, Kochtchéï en était quitte pour imaginer ses traits, il ne voyait d’elle qu’un dos courbé et une chevelure épaisse, répandue sur ses épaules.
Soudain, elle s’était retournée, lui avait souri et l’avait salué d’un joli signe amical de la main. Il fut si étonné qu’il manqua de dégringoler de l’arbre, mais il parvint à rétablir l’équilibre. Hélas ! non sans avoir alerté les parents qui regardèrent par la fenêtre. En découvrant le jeune espion, ils éclatèrent de rire et celui-ci se laissa glisser à terre avant de fuir sans demander son reste.
Il avait couru, couru jusqu’à ce que ses jambes le trahissent, jusqu’à ce qu’il soit en sécurité au milieu de la forêt. Il aurait voulu continuer pour avoir une cause physique, une cause compréhensible aux battements de son cœur qu’il ne contrôlait plus. Il était terrifié, écrasé par ce qui venait de lui arriver. C’était une chose incroyable, plus belle que le gazouillis des oiseaux, que le chant de la rivière, que l’immensité du ciel nocturne, plus douce que la fourrure des renards. Pour la première fois de sa vie, un être humain lui avait souri.
La mère de Zuma avait saisi le manège. Elle avait bien ri et s’était moquée de « l’amoureux de sa fille », puis elle avait fait son enquête. Elle avait découvert que c’était le fils de Baba Yaga, qu’il était malheureux, que personne ne voulait jouer avec lui, encouragé en cela par les parents. C’était une brave femme, c’était un gentil garçon à qui l’on n’avait rien à reprocher si ce n’était son ascendance. Après l’avoir croisé, rôdant autour de la maison, le regard plein d’espoir, de tristesse, d’émerveillement parfois, bref, de tous les sentiments qui agitent un être épris, surtout quand il n’a que huit ans, elle avait demandé à Zuma de faire du sauvageon son ami et de lui apprendre à devenir un enfant comme les autres.
Celle-ci l’apprivoisa comme le Petit Prince avait apprivoisé le renard. Avec beaucoup de patience. Petit à petit, jour après jour, en le laissant approcher, en lui souriant d’abord, en lui parlant ensuite, en lui prenant la main un soir. Désormais, il attendait le moment où, son travail terminé, ses jeux avec les gamins du village passés, le repas avalé, elle était enfin à lui. Juste avant que le soleil ne se couche.
Ils marchaient dans le hameau et elle lui racontait les hommes, leurs femmes, leurs fils, leurs filles, leurs maisons. Qui était qui, qui fréquentait qui, qui habitait où, qui faisait quoi, qui était l’enfant de qui, qui était le camarade de qui. Bref tous les commérages qu’un individu est censé connaître pour s’intégrer. Elle fut étonnée qu’il ne sache rien de ce que l’on cultivait ni du comment on s’y prenait, il ignorait la manière de traire les animaux, de les nourrir. Il se laissait faire, se montrant bon élève. Puis venait le moment tant attendu où elle acceptait de le suivre en forêt. Là, les rôles s’inversaient. C’était lui le maître, c’était elle qui écoutait. Elle s’y soumettait avec simplicité et il lui redonnait, enfin, une partie de ce qu’elle lui avait apporté. Il bénissait les champignons d’être si mystérieux, si dangereux parfois, si délicieux souvent. Il les décrivait, les recommandait, expliquant comment les accommoder pour conserver leur goût ou le sublimer. Il lui montra comment grimper aux arbres, comment se déplacer de branche en branche, comment reconnaître leur essence grâce à leurs feuilles, leurs fruits. Il appelait les oiseaux pour qu’ils viennent chanter pour elle, les loups et les renards pour qu’elle puisse les caresser et, à la grande terreur de la demoiselle, il demanda même à un ours de la tenir dans ses bras. Ses amis acceptaient, par affection, de devenir les siens.
Ils étaient de plus en plus souvent ensemble. On aurait dit que, par quelque magie, il avait réussi à agir sur le temps, l’accélérant dans la journée, le ralentissant à l’infini le soir quand elle était avec lui. Ce n’était pas qu’une impression : séduite, Zuma se libérait chaque fois plus tôt.
Des mois passèrent.
Une fin d’après-midi d’été, ils arrivèrent devant un étang. Les deux enfants se regardèrent, aucun n’osant inviter l’autre à se baigner. Pourtant Kochtchéï nageait à merveille, une grenouille le lui avait appris, et il mourait d’envie de partager son savoir. Ce fut elle qui se débarrassa la première de ses vêtements et, nue, alla se réfugier dans l’eau fraîche. Le garçon n’eut plus qu’à la suivre. Elle n’avait nul besoin de leçon, elle y était aussi à l’aise qu’une sirène. Ils purent se défier, se courser, s’éclabousser. La nuit les surprit tandis qu’ils cherchaient, en jouant, à se noyer l’un l’autre.
Zuma sortit précipitamment de la mare, se rhabilla dans l’obscurité avant de s’en aller. Kochtchéï y resta plus longtemps, se laissant flotter, malgré le froid. Il était troublé par le moment qu’il venait de vivre, par tout ce bonheur, sa peau était encore toute frissonnante d’avoir touché le corps nu de son amie. Il luttait aussi contre le désespoir.
Quand elle s’était déshabillée, fillette innocente, il avait pu contempler ses seins et ses fesses rebondies.
Quand elle s’était déshabillée, fillette innocente, c’était une femme qui était apparue. Elle avait quatorze ans et n’était plus physiquement une enfant.
Lui était toujours un gosse, de dix ans à peine. La différence d’âge, hier encore sans problème, les jetait dans deux mondes antagonistes. Miroslav et son épouse n’attendraient pas. Leur gamine était jolie, elle trouverait preneur. On la vendrait comme bestiau et le tailleur rentabiliserait les quelques années qu’il lui avait consacrées. Ce serait, au final, une bonne affaire pour eux.
Kochtchéï calma cette bouffée de haine injustifiée, les pauvres parents n’y étaient pour rien. Mais la réalité était celle-ci : bientôt, Zuma regarderait les grands, elle chercherait d’autres jeux que les leurs, d’autres partenaires, d’autres garçons qui lui offriraient ce que lui ne pouvait lui donner. Il devait devenir à son tour adulte. Vite. Mais on ne commande pas à son corps. Il fallait qu’il attende, il fallait qu’elle l’attende !
Il nagea vers le bord de l’étang, doucement, se concentrant sur chaque mouvement de brasse pour contrer ce désir brûlant de se laisser couler, de disparaître. Il n’avait pas eu une enfance malheureuse, il avait appris à ne pas détester sa mère et beaucoup d’animaux étaient ses amis, mais rien n’était comparable aux mois vécus avec Zuma. Cela durerait-il ? Pour la séduire sans être un homme, sa connaissance de la forêt ne suffirait pas, il lui fallait quelque chose de plus extraordinaire. Il avait dix ans, il ne craignait ni Dieu ni Diable, encore moins Baba Yaga. Il espionnerait la vieille sorcière, il lui arracherait une ou deux recettes de magie qui lui permettraient de retenir Zuma, de la fasciner assez pour qu’elle patiente quatre ou cinq ans, le temps qu’il soit à son tour adulte.
L’été passa très vite. Ils se retrouvèrent régulièrement, allant le plus souvent directement à l’étang pour s’y baigner le plus longuement possible. Zuma avait dissimulé dans le trou d’un tronc d’arbre une serviette et elle se séchait soigneusement avant de rentrer. Pour Kochtchéï, cela signifiait qu’elle cachait leurs jeux à ses parents et cela le remplissait d’aise : elle avait son jardin secret et il y était. Quand il n’était pas avec elle, quand il n’était pas à fouiller dans la cabane de Baba Yaga (il faisait très attention et ne s’attardait pas, la vieille avait le nez fin, y séjourner trop longtemps aurait laissé des odeurs trop fortes), il épiait le village. Il trouvait que le regard des autres avait changé. Beaucoup de garçons, même ceux de son âge, beaucoup d’adultes détaillaient, désormais, la jeune fille avec concupiscence. Sans pudeur. Lorsqu’elle s’en apercevait, Zuma partait d’un éclat de rire qui leur faisait baisser la tête, tout penauds, ce qui la rendait encore plus désirable, ce qui les rendait encore plus fous. Et Kochtchéï plus désespéré.
Très vite, les beaux jours s’en furent. L’étang se couvrit de feuilles mortes qui y pourrissaient, ils cessèrent de se baigner et, bien souvent, des sautes de vent froid les obligeaient à renoncer à une promenade. Zuma avait moins de temps à lui consacrer, semblait plus apprécier les autres, plus s’amuser avec eux. Quand elle annulait un rendez-vous, il sentait son cœur lui monter à la gorge et l’étouffer.
Sans qu’il s’en aperçoive, l’hiver fut là. Sinistre.
La neige était tombée, recouvrant de tout de sa blancheur chaumes, étables et résidences seigneuriales, forçant bêtes et gens à se réfugier sous un toit ou au fond d’un terrier. À côté des épicéas qui conservaient avec arrogance leur verdure, les feuillus, nus, ressemblaient à des êtres fantomatiques qui déchiraient un ciel maussade, tourmenté. Seul, un rayon de soleil froid, profitant d’un trou dans la masse nuageuse, amenait un peu de lumière que réfléchissait le sol apportant une touche d’espoir dans cette grisaille. L’étang était au trois quarts gelé et l’on entendait la bise souffler au lieu des chants joyeux des batraciens et des oiseaux. Sur la rive, un être gigantesque, noir, aux multiples bras décharnés et aux innombrables doigts semblait veiller sur le sommeil givré des eaux. Il s’agitait au gré du vent. Zuma eut un pincement au cœur. Elle saisit avec force la main de Kochtchéï. Cet arbre qui les avait si gentiment protégés des ardeurs du soleil quelques mois plus tôt dressait contre eux sa masse sombre, toujours aussi puissante, mais désormais hostile, dépourvue du moindre feuillage. Le jeune garçon obligea son amie à le lâcher en détachant un à un ses doigts, puis, libre, il se dirigea vers le saule. Il se colla contre son tronc et le serra entre ses bras. D’abord, il n’éprouva rien que de très physique, la rugosité de l’écorce, le froid et l’humidité laissée par quelques flocons. Au bout de quelques secondes qui lui parurent bien longues, il sentit le végétal se réchauffer et la sève monter. Il serra plus fort, il aurait voulu se fondre en lui pour accélérer le processus. Ému par le désir muet, mais violent, de l’enfant, trompé par la chaleur qui émanait de lui, l’arbre, se croyant au printemps, redressa sa ramure. De minuscules pousses apparurent sur les branches, de nouvelles tiges naquirent, les feuilles grandirent, prenant des formes très arrondies. Enfin, des fleurs de couleurs très variées, mais toutes dans des tons blancs, roses et violets, bourgeonnèrent avant d’éclore en de petites coupelles offrant leur pistil. Kochtchéï s’arrêta. Il était trop épuisé pour aller jusqu’aux fruits. Zuma regardait, émerveillée, l’arbre qui ressemblait à un immense bouquet.
– Mais, ce sont des nénuphars !
Kochtchéï était fier de sa trouvaille. Après tout, on était au bord d’un étang. Elle riait et le serra dans ses bras.
– C’est mon plus beau cadeau de Noël.
Elle sautait en frappant des deux mains de bonheur comme une enfant et cela le rendit triste. Quelques mois plus tôt, il aurait partagé ce bonheur. Hélas, il comprenait que ce qu’il venait de lui offrir ne suffisait pas, qu’il avait séduit la fillette qui était encore en elle et non la femme qu’elle était déjà.
Puis le printemps arriva, précoce, joyeux. Partout, c’était le dégel, les ruisseaux guillerets reprenaient vie, bruissaient, cachés par de hautes herbes, les oiseaux s’égosillaient à qui mieux mieux pour annoncer la nouvelle et les animaux invisibles parcouraient le bois à nouveau dense et impénétrable, les hommes sortaient eux aussi de leur torpeur et commençaient à travailler la terre pour préparer les moissons de l’été. Kochtchéï avait invité Zuma à découvrir avec lui le nouveau visage de la forêt. Elle avait hésité, puis avait fini par céder. Dans l’esprit du garçon encore tout endolori par la rude saison qu’il venait de vivre, cette tergiversation était signe que le temps pressait, qu’il fallait agir s’il voulait ne pas la perdre. Pourtant elle était contente d’être avec lui et essayait de le lui montrer. Elle aimait beaucoup ce jeune gamin un peu sauvage et qui recherchait si fort à être avec elle, si savant parfois, si ignorant souvent. Elle le regardait, amusée et attendrie comme le sont les grandes sœurs. Il prenait de l’assurance, sa tignasse était toujours plus noire, plus bouclée, plus sale. Avec le printemps, on pouvait y faire son marché avec des traces de branches, d’herbes, de petits insectes. Zuma rêvait de l’épouiller, de glisser ses longs doigts fins dans cette douce forêt sombre, « dans ses lourds cheveux où tombe la rosée »[1]. Elle savait le plaisir que procure ce geste, plaisir qu’elle avait découvert avec sa mère adoptive.
Tandis qu’elle observait son jeune ami. Une brise, assez forte, fraîche, se leva, qui lui picota les yeux. À travers ses larmes, elle vit, avec effroi, l’enfant se dissoudre devant elle. C’était si impossible qu’elle ne songea pas à crier, elle se contenta de constater : Kochtchéï, qui, l’instant d’avant lui tenait la main, avait tout simplement disparu. Elle chercha, du regard, autour d’elle. Où ce gosse s’était-il caché ? Sur son visage, l’air se fit caresse, calma son angoisse. Puis elle l’entendit murmurer :
– N’aie crainte, je suis Kochtchéï.
Elle écarquilla les yeux d’épouvante. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. Le vent s’arrêta et de parler et de souffler. Son cœur battait à rompre. Quelque chose se frotta contre ses jambes. Kochtchéï ? Non, c’était un lièvre. Un grand, tout blanc, qui semblait s’être perdu. Elle le contempla, ébahie ; il en fit de même, apeuré de se trouver dans cette situation. Puis il se décida à fuir au plus vite. Au moment de pénétrer dans les hautes herbes, il se retourna et, haletant, lui cria.
– N’aie crainte, je suis Kochtchéï.
Il regardait pourtant avec angoisse et insistance un point derrière elle. Elle se tourna dans cette direction. Un loup la fixait de ses grands yeux rouges, montrant ses crocs. Il y avait cependant quelque chose qui sonnait faux. Les poils, trop ras ? Le museau trop pointu ? Et puis cette façon qu’avait l’animal de l’observer au lieu de l’attaquer !
– Kochtchéï ? dit-elle, à moitié rassurée.
Le fauve se mit à rire, ce rire joyeux d’enfant qui ne craint ni Dieu ni Diable, et il réapparut sous ses traits habituels. Il savait imiter le cri des bêtes, leur chant, reproduire leur comportement et il l’avait amusée en singeant l’oie, le porc, le gardon. Mais comme cela ne suffisait pas, il avait espionné sa mère et réussi à lui arracher son premier secret, le plus beau, celui qui le rapprochait le plus de la nature, l’art de la transformation. Désormais, il pouvait se muer en n’importe quel animal ou végétal. Ou en adulte.
Cependant, il voulait que Zuma l’aime pour ce qu’il était. Et pour l’instant, il n’était qu’un gosse de dix ans. Alors plutôt que de devenir l’homme qui l’aurait séduite, il allait lui offrir un cadeau si merveilleux qu’elle l’attendrait.
– Allons, Zuma, ne sois pas si terrifiée. Tu sais, c’est vraiment très drôle de se métamorphoser en l’être de son choix.
Fier de lui, il lui proposa :
– Veux-tu essayer ? Je peux te transforme en grenouille.
La jeune fille éclata en sanglots. Kochtchéï était désarçonné. Il espérait tant de son cadeau ! Pourquoi pleurait-elle ? Lui avait-il fait peur en disparaissant, en se changeant en loup ? La terrifiait-il avec tous ses pouvoirs étranges ? Craignait-elle pour son âme de les partager ? Était-ce le fait de devenir une grenouille ? Était-elle vexée ? Les adultes sont si bizarres ! Il balbutia :
– Ne pleure pas, Zuma. Je n’avais pas l’intention de t’effrayer. On ne fera que ce que tu souhaites, mais je te sentais si heureuse quand nous approchions d’une mare, d’un étang. C’est une manière fabuleuse de les visiter.
Elle le regarda, derrière ses larmes. Elle esquissa un sourire. Elle le prit dans ses bras pour le rassurer sur ses sentiments. Bien sûr, elle ne lui en voulait pas ! Il ne pouvait savoir. Elle s’écarta de lui tout doucement, prenant soin de ne pas lui donner l’impression de le rejeter.
– Regarde-moi, Kochtchéï. Regarde-moi vraiment ! Oublie toute ton affection pour moi, regarde-moi comme une étrangère.
Intrigué, le garçon la fixa attentivement. Ce vert dominant, ces longues jambes, cette large bouche trop gourmande, ces yeux en amande pétillants de gaieté… Il écarquilla les siens.
– Tu n’es pas humaine. Tu es une grenouille !
Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa. Un baiser de grand. Avec la langue ! L’enfant se laissa faire, ému, attentif, bouleversé. Une pointe de jalousie venait titiller son bonheur. Avec qui Zuma avait-elle appris à être aussi experte ? Quand leurs lèvres se séparèrent, la jeune femme le contempla avec ce large sourire qui l’avait si souvent séduit. Elle raconta :
– Baba Yaga m’a demandé de veiller sur toi. Tu n’avais pas d’ami(e), alors elle m’a métamorphosée en fillette pour que je joue avec toi, que je te protège, toi qui étais si petit et si seul. Je n’ai pas eu le choix. Avant d’avoir pu accepter ou refuser, j’étais Zuma. Quand je t’ai rencontré, je t’ai tout de suite aimé, tu es si mignon. J’ai aussi compris que, si tu étais la cause de mes malheurs, tu en serais également leur solution. On ne devient pas sorcier, on naît ainsi. En te voyant la première fois, j’ai su que tu en étais un, mais il te fallait d’abord apprendre pour être efficace. Aujourd’hui, tu en connais assez pour rompre mon enchantement.
Elle s’agenouilla devant lui, se prosterna, tête et mains au sol.
– Si tu m’aimes, rends-moi ma forme primitive.
Le garçon avait les larmes aux yeux. Il voulut la relever, lui dire qu’il était inutile de l’implorer, mais il comprit qu’elle s’était mise en position de grenouille, pas de suppliante. Devant sa résolution, il hésita. S’il rompait le charme de Baba Yaga, c’en était fait de leur union, car ils ne vivraient plus dans le même monde, mais s’il lui refusait son aide, seraient-ils encore amis ? Elle, elle ne doutait pas de sa décision, elle avait l’âme d’une petite grenouille et ignorait ces tourments humains. Il ne pouvait décevoir cette foi en lui. Il fit les gestes, il prononça les mots pour la libérer et Zuma, en plongeant dans l’étang, lui cria :
– Coa, coa, n’oublie pas ! Baba Yaga n’a cessé de veiller sur toi en te confiant à moi. C’est grâce à elle que nous avons pu nous aimer.
Sa voix était coassante, mais joyeuse. Kochtchéï apprécia la remarque de son amie. Cela montrait qu’elle avait du cœur, un cœur plus généreux que le sien, mais surtout que celui de sa mère qui avait délégué son affection à une grenouille. Il resta longtemps, fixant la surface de l’eau, un peu d’humidité au bord de l’œil, rêveur. Ses amours, son enfance avaient disparu au fond de la mare.
[1]Rimbaud, les chercheuses de poux.