Ivan
La chambre vaste, haute de plafond, au parquet de chêne blond, décorée de multiples tableaux, tentures, moulures, n’avait rien de commun avec le logis bas, toujours humide, au sol battu de ses jeunes années, pourtant, le sentiment d’oppression était de nouveau là, palpable. Aliocha était sur le point de mourir. Il avait autour de lui ses enfants Sergueï, Sériojka et Ivan. Les deux aînés très musclés, mais de taille menue, ressemblaient à leur grand-père dont ils avaient les cheveux auburn et les petits yeux perçants ; le benjamin, Ivan, était par contre son portrait craché.

Il leur demanda de l’aider à se déplacer devant sa fenêtre afin qu’il puisse profiter une dernière fois de la vue. Elle était effectivement magnifique. Au premier plan, il y avait le jardin du château, au-delà des champs, l’horizon était limité par de vertes et tendres collines. Si l’on se penchait et que l’on regardait vers la droite, on pouvait, derrière les écuries, admirer la forêt. Il avait fait abattre le donjon où il avait affronté, pire que la mort, ses angoisses les plus intimes. On avait fini par comprendre qu’ils avaient été drogués, Laszlo et lui, que son ami s’était pendu, terrorisé par des cauchemars analogues aux siens et qu’il ne devait sa survie qu’à son exceptionnelle soif de vivre. Qui avait introduit le psychotrope dans le samovar et comment avait-il procédé ? Il n’avait pas les réponses, mais cela n’avait pas d’importance. Il n’avait retenu qu’une chose : Laszlo avait péri, il n’avait pas su le protéger.
Nastasia Philippovna avait veillé sur lui jour et nuit pendant les cinq longues années qu’avait duré sa dépression, épongeant ses peurs, opposant la fraîcheur de sa présence aux brûlures de son âme et elle avait triomphé. Petit à petit, les spectres qui, cette nuit-là, avaient frôlé son être, y déposant au plus profond de son être une puanteur et une terreur indescriptible, avaient reflué. Il avait guéri parce qu’elle lui avait redonné une raison d’exister. En se réveillant après des mois de fièvre, ce fut son visage, ce furent ses grands yeux dorés qu’il vit en premier et en qui il crut. Hélas, elle n’avait fait que son devoir d’épouse et, quand elle fut certaine qu’il allait survivre, elle se laissa partir. Il l’enterra sans l’avoir à nouveau touchée comme ils en avaient fait la promesse la nuit du viol et, tenant parole, il n’osa pas déposer un baiser sur le front de la morte. Lui avait-elle pardonné ou le haïssait-elle encore ?
Il regarda son domaine vide de l’absence de sa femme et il s’efforça de s’en réjouir.
« Tout cela est à moi, tout cela, je l’ai conquis ».
Le soleil, qui se couchait et projetait une teinte rouge sur toute chose, le rappela à son triste sort. Pour soulager sa mélancolie, il se tourna vers Ivan. Les premières années, ce fils lui avait fait honte parce qu’il était le fruit d’un viol. Durant la longue convalescence d’Aliocha, cette nuit était devenue la plus belle, la plus fougueuse en tout cas, et Ivan le symbole d’un amour qui avait triomphé de la haine. On ne s’était guère occupé de lui et le jeune garçon, dès qu’il pouvait s’échapper, courait par les bois, pêchait, jouait avec les autres gosses dans les fermes, ne lisait jamais, étudiait encore moins. Aliocha se revoyait enfant. À quatorze ans, Ivan, solide gaillard à la peau cuivrée, lui ressemblait. Mais de qui tenait-il ses jolis yeux bleus, clairs comme l’eau d’un lac ? Il était fier des escapades de son benjamin. Des trois, c’était celui qu’il aimait le plus, les deux aînés étaient des copies de leur grand-père, de leurs oncles, bref de cette classe de nobliaux qu’il avait appris à mépriser. Il allait pourtant porter à son préféré un coup mortel, mais il n’avait pas le choix. C’était pour cela qu’il les avait réunis.
– Fermez la fenêtre. Il ne faut pas que nos paysans entendent ce que nous avons à nous dire.
Ivan s’occupa des volets tandis que ses frères s’activaient autour des bougies. La salle était mal ventilée et Aliocha se sentit mal à l’aise. Pour la première fois depuis sa prime jeunesse, il se retrouvait dans une pièce sans air.
– Mes enfants, vous connaissez ma vie, vous savez que je n’étais qu’un moujik et que je suis ce que je suis par la force de mon bras. Nous ne sommes pas de vieille noblesse. C’est une vérité. Nos paysans ne l’ignorent pas, nos voisins aussi. Croyez-moi, j’ai dû me montrer plus sévère que d’autres pour que nos serfs m’obéissent. Plus arbitraire également ! Simplement afin qu’ils comprennent que c’est moi qui suis la justice, qui définis ce qui est bien ou mal. J’ai appris que cette race qu’enfant je trouvais stupide et obséquieuse est en réalité pleine de malice et de paresse. Relâchez votre emprise sur eux et le domaine périclitera. Ils en seront pourtant les premiers malheureux !
Pour Aliocha, la chambre semblait de plus en plus sombre. « Bientôt, ce sera le noir total et je ne serai plus », se dit-il et il se pressa d’en venir à ses demandes.
– Je vais mourir et tout ce que j’aurai bâti va périr. Ma fortune n’est pas suffisante, mon emprise sur les moujiks trop récente pour nous permettre de partager mes biens en trois comme l’exige la loi. Dans d’autres pays, on a su préserver les domaines, la puissance des familles grâce au droit d’aînesse. Nous allons l’appliquer ici pour sauver notre lignée. Sergueï va hériter de tout. À charge pour lui de s’occuper de vous deux, de vous donner des moyens, quand cela vous sera utile, pour démarrer dans la vie.
Ses trois fils n’avaient pas pour habitude de désobéir à leur père, ils acceptèrent le testament sans hésiter. C’était un sacrifice énorme pour les deux plus jeunes. Aliocha hocha la tête, il était fier de ses garçons.
– C’est bien. Je savais que vous comprendriez. La famille est une chose importante. En partageant, tout ce que j’avais construit n’aurait été qu’un bonheur fugace. En toutes circonstances, prêtez-vous main-forte et rappelez-vous que c’est désormais Sergueï qui porte le poids de notre lignée.