I. Ici, tout finit…
Un matin, un corbeau se posa sur son épaule pour l’avertir. Ivan commençait à gravir l’amas rocheux. Il avançait lentement, devant multiplier les précautions pour passer inaperçu, mais il serait bientôt là. L’immortel ne pouvait plus attendre. Il fallait désormais choisir : ou tuer sa prisonnière ou accepter de la voir triompher aux bras de son rival.
Des mois durant, on hésite. À un moment, on tranche. Dès lors, la vie est plus simple. Plus sombre, mais plus simple. Il se dirigea vers la cellule où était enfermée la jeune femme. Comme si elle avait été au courant de sa décision, elle s’était faite belle, aussi belle que le jour où elle avait promis de l’épouser. Elle avait retenu ses cheveux en chignon, maintenus par une pique en bois, dégageant ainsi son visage. Douceur et sérénité. Il était impossible de ne pas la désirer. S’agenouillant devant elle, il prit ses mains comme pour une demande en mariage.
– Tu m’as trahi par trois fois, Vassilissa, en me laissant quelques espérances alors qu’il n’en était rien. Par trois fois, j’ai donné et n’ai rien reçu. Sache que je ne t’en tiens aucune rigueur. Ce que j’ai fait pour toi, je ne le regrette pas et je le referai. Ce que je fais aujourd’hui, je suis obligé de le faire. Avec le temps, j’aurais pu te convaincre de m’aimer, mais, du temps, je n’en ai plus et je ne peux imaginer qu’un autre homme puisse jouir du bonheur que tu me refuses.
Le cœur de Vassilissa se mit à battre à tout rompre. Le monstre venait de confirmer ce qu’elle pressentait depuis quelques jours : Ivan était vivant et il accourait lui porter secours. Puis ses palpitations se calmèrent, elle sentit son corps se refroidir doucement. Cela commença par les doigts que tenait Kochtchéï et qui devenaient insensibles. Elle lutta contre l’épouvante qui montait en elle, elle ne voulait montrer aucun signe d’horreur, de colère, de haine comme tous ces bêtes qu’elle avait vu ainsi transformées. Elle se battit contre la souffrance de ses membres qui se raidissaient, contre la terreur animale devant ce qui advenait. Elle désirait que le bonheur rayonne de la pierre. Elle ne regardait pas son bourreau, elle se préparait pour accueillir Ivan lorsqu’il entrerait dans cette pièce. Elle souhaitait le soutenir son âme, lui dire tout son amour. Elle ne doutait pas de son arrivée et l’imaginer à la porte de la chambre apportait un éclairage à son visage qui faisait de sa statue une merveille.
Pour l’éternité, son sourire, sa lumière.
Elle n’était ni en diamant, ni en or, ni en marbre, ni en tout autre minéral ou métal recherché, Kochtchéï avait choisi pour elle le granit, réalisant par là son rêve, une matière précieuse aurait altéré la sculpture, car la beauté était dans la forme, dans la douceur des traits, pas dans la nature de la roche. Si lui l’avait perdue, si Ivan l’avait perdue, le monde la garderait à tout jamais. Il avait bien conscience que le mérite revenait à la statue, à son œuvre, à Vassilissa, à sa volonté de rester ravissante malgré la souffrance, mais il décida néanmoins qu’il y graverait son nom afin d’en être associé pour toujours, une manière de continuer à être à ses côtés, une manière de la posséder enfin. Il n’eut pas le temps de le faire, il venait de remarquer un morceau de bois, dans sa chevelure. C’était anormal, il aurait dû être pétrifié en même temps qu’elle.
Il voulut le retirer, mais arrêta son geste. Il avait reconnu la broche, celle qu’il avait donnée à Vassilissa, celle qui contenait sa mort. Elle s’en était fait une épingle à cheveux. Il l’avait vainement cherchée, persuadé qu’en disparaissant la belle l’avait abandonnée, égarée ou, pour l’humilier, jetée aux ordures. Elle l’avait, au contraire, conservée sur elle tout ce temps-là.
Il en était ému. Ainsi, il ne lui était pas indifférent ! Elle avait protégé, durant toutes ces années où elle s’était cachée au bord des étangs, dans son déguisement de grenouille, une trace de lui, de son amour pour elle.
Puis il se rappela qu’elle s’était débarrassée sans remords du pilon de Baba Yaga, qu’elle n’avait gardé la dépouille de Zuma que par nécessité, qu’elle avait tout laissé dans sa cabane, qu’elle n’avait amené aucun souvenir ni de sa mère ni de son père. Il comprit alors que, si elle avait préservé la broche, c’était parce qu’elle savait ce qui y était caché. Il le lui avait offert, il avait mis sa vie entre ses mains et, touchée par cet acte d’amour pur, elle s’en était sentie responsable.
Il lui suffisait de briser la fibule, pourtant elle avait vécu dans une mare.
Une simple pression de ses doigts fins, pourtant elle n’avait pas utilisé cette arme pour épargner Ivan, Loup-Féroce ou Finist-Fier Faucon.
Un petit geste, pourtant elle était restée captive.
Elle ne s’était même pas rebellée lorsqu’il l’avait transformée en statue.
Kochtchéï trembla. Jamais, Vassilissa n’avait trahi cette passion qu’il avait ressentie pour elle. Elle avait préservé contre vents et marées cette broche qui lui avait été offerte. Maintenant, à cause de lui, elle ne pouvait plus la défendre. Il ne pouvait pas la lui retirer sans renier son amour – ce sentiment, le dernier, qui faisait battre encore son cœur –, sans renoncer à l’ultime once d’humanité qui était en lui.
Il préféra rester humain, mais être humain, c’est être mortel.