Le samovar chanta et Nastasia Philippovna s’empressa pour faire le service. Elle prit la théière en céramique posée sur le corps du samovar en argent massif et versa généreusement le liquide brûlant et amer dans les trois tasses qu’Aliocha, son mari, lui présentait. Laszlo les regarda faire, perturbé de se retrouver dans ce salon trop cossu, à côté de ses amis. Il s’était interrompu au milieu de son récit lorsque Lioubov était apparue, cette femme, cette sorcière, le troublait au point que sa simple évocation l’avait ramené auprès d’elle, qu’il avait à nouveau respiré son odeur d’orchidée épanouie. Le tintement l’avait rappelé à la réalité et il en était gêné.
La cérémonie du thé fut la bienvenue. Il allait pouvoir suspendre son histoire quelques instants, le temps de se réhabituer aux lieux, de s’éloigner à regret de Lioubov. En remerciant son hôtesse, il saisit la tasse qu’on lui tendait et la compléta avec de l’eau chaude qu’il tira du robinet, n’hésitant pas à déborder dans la soucoupe. Pendant que ses amis se servaient à leur tour, il dégusta le trop-plein, plus tiède, moins fort en goût, ce qui lui permettait d’apprécier l’odeur d’agrume mélangé au thé noir. C’était ce qu’il aimait le plus. Plus dilué, le thé était agréable, il en percevait mieux la saveur. Le contenu de la tasse, il le boirait plus lentement, en essayant de faire disparaître la puissante amertume sous des douceurs, bonbons au miel, pains d’épice, biscuits. C’était un peu comme la vie, les premières gorgées étaient les plus suaves, ensuite, il fallait beaucoup de petits bonheurs pour en supporter l’acrimonie. Tout le monde étant servi, il reprit le cours du récit, plus loin, au moment de quitter Lioubov.
– Ne me jugez pas trop durement, mais à peine notre désir mutuel assouvi, les images du démon l’embrassant me revinrent plus précises que jamais. Vous vous souvenez qu’au moment du sabbat, elle s’était embellie d’une plante qui sortait de son sexe ? Le monstre, pour pouvoir la posséder, l’arracha avec violence et une griffe de sa main déchira la peau, en haut de la cuisse, à quelques centimètres de sa vulve. Une plaie comme l’empreinte du diable. Je me remémorais très bien ce geste. Bien sûr, je n’avais pas pu voir de tels détails, j’étais bien trop loin. Sauf sortilège ! Et la colline en était emplie cette nuit-là. Je regardais. La blessure était devenue un gros hématome. En la prenant, j’aurais dû lui faire mal, mais, les traités de démonologie sont clairs sur ce point, les sorcières ne ressentent rien, même pas la pointe d’une aiguille, là où elles ont été marquées.
Laszlo était terrifié en évoquant ce stigmate, cette preuve de la soumission de sa compagne au diable.
– Un instant, je pensai à vérifier cette insensibilité en frappant avec mon couteau là où la peau était bleue, autant par colère que par curiosité. Je l’aurais fait si je n’avais entendu sa voix anxieuse me demandant si tout allait bien. Sentait-elle que je l’avais démasquée ? Comment avait-elle deviné mon trouble ? Je faisais tout pour lui cacher et mon malaise et ma peur. Je songeais à la prédiction, c’était le dernier jour de ma vie, et j’avais partagé la couche d’une sorcière, marquée par le démon. Elle s’était donnée à moi malgré son amant, prête à affronter sa colère. Je ne l’étais pas. Je me levais, épouvanté. L’abandonnant, dans un fol espoir de me sauver malgré tout, je me précipitais dehors, hurlant le nom de Sivka-Bourka. Il vint à mon secours, ne me trahissant pas bien que ce soit elle qui me l’avait offert et qu’elle criait pour que je revienne. Il m’amena loin d’elle, très loin.
Laszlo se tut et but du thé pour se donner une contenance. Le liquide amer lui fit du bien, le calma. Il en avait besoin. Depuis qu’il connaissait son avenir, ou plutôt son absence d’avenir, il avait eu un comportement erratique. Son cheval avait décidé pour lui et l’avait conduit chez son ami Aliocha, un ancien officier du tsar. Celui-ci habitait dans un vieux château fort avec sa petite cour intérieure et son donjon au centre. Avec l’installation en Russie d’un pouvoir plus stable, avec des régions plus pacifiées, avec la disparition du brigandage à grande échelle, on avait fait abattre les murailles. Ainsi, le maître des lieux pouvait voir au loin, embrasser de son regard ses propriétés, ses biens, ses moujiks. La bâtisse, cependant, donnait toujours une impression de force et de sécurité que confortait la présence de la tour.
Abandonner Lioubov ? Comment avait-il pu être lâche à ce point ? Il n’avait aucune chance de survivre qu’il soit ici, qu’il soit là-bas ! Il y avait cette tombe avec cette date. Et les cartes ! Elles ne pouvaient mentir et toutes trois avaient trait à la mort. Non ! Une, celle représentant le bébé, était liée à la vie, il annonçait la naissance d’un enfant. Le sien ! Quand cette pensée traversa son esprit, il fut certain que c’était la réalité. Les retrouvailles avaient été brèves, mais fructueuses. Si la carte était inversée, c’était pour le prévenir que cet enfant serait la cause de sa mort.
Mais elle disait aussi que Lioubov ne périrait pas, puisqu’elle devait le mettre au monde. C’était une sorcière, elle saurait s’arranger avec le démon. Il allait être père, la femme de sa vie survivrait. L’avenir lui sembla moins terrifiant.
– Mes amis, j’ai vécu assez longtemps pour transmettre mon sang. Que peut espérer de plus un homme ? Un Tzigane n’a rien sur terre, alors il nous est facile de nous en aller.