La première carte représentait un squelette, vêtu d’un simple drap diaphane, un suaire, et tenant dans sa main sans chair un sablier dont tout le gravier s’était écoulé : la mort. Cela commençait mal ! Sur la seconde placée à droite on voyait un cimetière désolé et une femme, habillée de noir, appuyée à une stèle en ruine, à l’ombre d’un if dégarni : la veuve. La troisième sur la gauche semblait apporter un peu d’espérance, car c’était le dessin d’une chambre d’enfant avec un berceau en bois, un ours en peluche et une tétine qui attendait patiemment le réveil de son occupant : le bébé. Malheureusement, elle se présentait à l’envers et signifiait donc l’opposé de ce qu’elle disait et le contraire d’une naissance était…
Le tirage se passait de commentaire, aussi la gitane n’en fit pas. Elle se contenta de saisir, anxieuse, la main de Laszlo et de la retourner pour voir dans sa paume, sous le mont de Vénus, le sillon de sa ligne de vie. Il était si court que la jeune fille blêmit. Pas un mot, une simple pression pour dire toute sa compassion et elle était sortie. Il n’était plus question de faire l’amour. Il eut même du mal à s’endormir. Il songea longtemps à Lioubov et à cette prophétie. Durant son sommeil, il eut ce rêve où il se promenait dans le cimetière, celui de la carte, où il trouva la tombe grâce à l’if, rêve qui lui apporta une précision importante : sur la dalle funéraire, la date qu’on y lisait, le 22 août, c’était aujourd’hui.
Il se leva lentement. Il y avait dans la caravane de nombreuses drogues : de quoi tuer un homme, de quoi le sauver, de quoi éviter la douleur. C’est facile d’accepter de mourir, c’est plus dur de souffrir. Il mit quelques poudres dans sa bourse et sortit dans la fraîcheur de l’aube. Dehors, dans le cercle formé par les roulottes, il n’y avait que la jeune femme de la veille, les autres dormaient. Elle avait les traits tirés, le sommeil, pour elle aussi, avait dû être agité. Ce n’est pas si simple d’annoncer à un bel homme plein de vie qu’il va disparaître. Elle lui proposa du café d’une voix lasse. Il eut un choc. Elle ne portait plus ni foulard ni boucle d’oreille, un large châle noir couvrait ses épaules et sa poitrine pour la protéger de la fraîcheur matinale, sa jupe sombre était sans fioriture. Elle frissonnait. Le froid ? La prédiction ? Hier, elle était jeune et jolie, aujourd’hui, elle était entre deux âges, sa peau cuivrée et ridée par le soleil des chemins et la misère la vieillissait. Mais c’était la tristesse de son regard, la fatigue voire l’épuisement qu’on y lisait qui le troubla. Elle ressemblait à la veuve d’une des cartes, à la femme entraperçue dans son rêve. Ses longs cheveux souples, fuligineux renvoyaient au voile de la malheureuse.
Laszlo lui en voulut, il aurait souhaité vivre cette ultime journée pleinement, gaiement, mais son désespoir était contagieux. Il songea à Lioubov qui était, au contraire, la vie même. Il ne serait pas au rendez-vous. Plus que la perspective de mourir, plus encore que celle de ne pas la revoir, il y avait cette hantise qu’elle puisse croire qu’il l’avait trahie, qu’il l’avait déjà oubliée ou, pire, qu’il avait eu peur de revenir sur la colline maudite. Elle lui avait donné Sivka-Bourka, le cheval à nul autre pareil, pour qu’il retrouve le chemin, mais ce dernier ne pourrait l’y amener depuis sa tombe ! Il ne doutait pas du pouvoir de sa monture. Combien de fois l’avait-il transporté à travers l’obscurité la plus totale, à travers une tempête, à travers une forêt, à bon port ? La voix douce de Lioubov résonnait en lui : « Où tu voudras aller, il t’y conduira. ».
Elle avait ajouté, moqueuse, « Si tu ne sais où, il t’y mènera aussi bien ! ». Les mots tournèrent dans sa tête, une farandole ironique, joyeuse. Il entendit son rire franc. Ainsi, il aurait pu partir à sa rencontre quand il le souhaitait. Il avait mis trois mois à s’en rendre compte ! Il avait fallu cette certitude de périr pour qu’enfin son cerveau réagisse.
À peine, l’avait-il enfourché que Sivka-Bourka s’élança et galopa à longues enjambées. Les paysages se succédaient. Montagnes, collines et vallées s’enchaînaient sans que sa monture montre de fatigue. Arrivée près d’une maison, aux abords d’un village, elle se mit au trot puis au pas. Une jeune femme blonde à la fine silhouette qui travaillait la terre se redressa en les apercevant. Un large sourire illumina son visage. Ses yeux bleu violet brillèrent.