Les princesses étaient là, vêtues de leurs plus beaux habits, parées de leurs plus riches bijoux. Elles dansèrent merveilleusement bien. Certes, l’aînée boitait et sa prestation s’en ressentit, la cadette louchait et se cogna sans arrêt contre ses sœurs, quant à la dernière, son défaut pas trop rédhibitoire la gêna dans ses déplacements, mais elles furent si ravissantes… si filles de tsar. Ceci compensant cela, la cour applaudit à tout rompre. On attendait maintenant Ivan et surtout son épouse. Celui-ci se leva, déposa la grenouille dans son petit coussin sur l’estrade. Les trois femmes s’arrêtèrent, hilares. Saute, ma belle, saute, fais-nous rire !
Alors Vassilissa rejeta sa dépouille de batracien. Elle avait fait ses calculs, pesé le pour et le contre. D’un côté, elle avait une chance infime que Kochtchéï ne regarde pas ce jour-là dans le palais du tsar, ne se rende compte de rien, n’apprenne pas qu’elle avait dansé, il y avait une probabilité infinitésimale qu’elle survive. De l’autre, elle était sûre du ridicule de sa prestation comme grenouille, sûre de la honte que subirait son amour.
Elle n’avait besoin ni de brocart ni de bijoux, néanmoins, ses habits, ses parures n’avaient rien à envier à ceux des princesses. Elle était à cet âge où chaque jour avantage la femme et cela faisait des années qu’elle se dissimulait. Il n’y a pas de mots pour décrire une telle beauté et encore moins sa grâce quand elle dansa. Les musiciens, étonnés, émerveillés, avaient arrêté de jouer, mais des fenêtres grenouilles et crapauds accompagnèrent leur ancienne compagne de leur chant mélodieux, bientôt suivi par celui de milliers d’oiseaux. Les premiers pas furent pour les remercier. La tapisserie représentait le pays, Vassilissa devint la vie qui le parcourait. Elle commença par évoquer la nature qui s’éveille, les arbres, les plantes, le vent. Puis vinrent différents animaux que chacun put reconnaître dans le mouvement gracieux de son corps. Enfin apparurent les enfants, les filles. Quand elle en arriva à danser la paysanne en harmonie avec la terre, un soir d’été après une longue journée de récolte, tout ressentiment, toute hostilité, toute acrimonie étaient abolis, la cour qui regardait la perfection se sentait elle-même meilleure.
Elle termina sa chorégraphie en s’inclinant devant son tsar et reçut l’ovation du public. Elle tremblait des pieds à la tête, mais on mit cela sur le compte de la fatigue. Elle souriait, un sourire bien pâle, mais elle était si belle que l’on ne vit que le sourire. On parlait d’elle, mais elle n’entendait rien. Elle guettait l’apparition de Kochtchéï. Il n’avait pas encore réagi. Elle avait donc une petite chance de survivre. Il finirait par savoir, mais elle aurait de nouveau disparu. Elle devait reprendre rapidement sa peau grumeleuse et s’enfuir. Ivan épouserait une des filles du roi et serait le prochain souverain. Elle viendrait le soir chanter à sa fenêtre et contempler son bonheur. Elle serait heureuse si lui l’était. Jamais le sorcier ne la retrouverait sous son déguisement : il y avait trop de grenouilles de par le monde et elles étaient si minuscules.
Tandis que la cour se pressait contre elle pour la féliciter, elle cherchait des yeux le coussin. Quand elle parvint à le repérer, elle constata que la dépouille avait disparu. Affolée, elle regarda autour d’elle. IvanIvan, lui aussi, n’était plus là. Elle comprit. Mais où était-il donc allé ? Il fallait le retrouver avant qu’il ne commette l’irrémédiable. Le palais était vaste et il y avait mille façons détruire la peau.
Sivka-Bourkha ! C’était le seul à pouvoir l’aider. Elle murmura au milieu de la foule qui sa pressait contre elle :
Quand le coq chantera, Cheval brun, cheval bai, Coursier sage et avisé, Sivka-Bourka paraîtra.
Et il vint, abandonna jument et poulains, il vint à l’appel de la vieille rengaine. Sans hésiter, poussant les uns et les autres, il s’approcha d’elle. Percevant sa ressemblance avec Lioubov, il hennit de joie et, penchant la tête pour mendier une caresse, il se frotta contre elle. La cour était stupéfaite et s’émerveillait de découvrir que l’animal reconnaissait la femme de son ancien maître, femme qu’il n’avait jamais vue. Vassilissa en profita pour grimper sur son dos.
– Conduis-moi à Ivan !
Un instant, Sivka-Bourka huma l’air, puis partit au galop. Le prince n’étant plus au palais, il s’en alla, bousculant les gardes chargés de la sécurité, incapables de le retenir. C’était bien la monture avec laquelle Ivan avait tué le chef des envahisseurs !
Il a regagné notre domaine, se dit Vassilissa reconnaissant la route. Il veut sans doute conférer avec Loup-Féroce et Finist-Fier Faucon avant de prendre sa décision. J’ai peut-être une chance. Sivka-Bourka galope si vite que l’on dirait qu’il vole. En tous cas, il a saisi l’urgence de la situation.
Hélas ! Ivan n’avait pas attendu la fin du spectacle pour agir et il avait une bonne avance. La jeune femme arriva bien après lui à la bâtisse qui leur servait de château. Celle-ci était sombre, presque sinistre. Les domestiques avaient été autorisés à rentrer au village puisqu’Ivan prévoyait de rester au palais. Quelques rares lumières montraient qu’il y avait encore du monde. Malgré l’heure tardive, il y a toujours affaire dans de telles résidences. Vassilissa nota que le salon était éclairé et sut où était son mari.
Malgré l’urgence de la situation, elle songea au cheval. Elle lui devait quelques minutes de sa vie pour sauver la sienne. Elle serra une dernière fois son encolure dans ses bras et lui murmura de rentrer chez lui, de ne pas chercher à revoir Ivan, de ne pas s’attarder. La Mort rôdait déjà.
– Tu ne lui serais d’aucune utilité pour combattre Kochtchéï. D’ailleurs, personne ne peut plus aider Ivan.Retourne à l’écurie. Tu as une jument et de nombreux poulains. Il te faut vivre pour eux.
Elle lui montra une flamme qui s’échappait de la cheminée, une flamme, pas de la fumée.
– Nous sommes arrivés trop tard.
Quand elle atteignit le salon, elle trouva son mari et ses compagnons debout, inquiets, devant l’âtre. Pour empêcher Vassilissa de redevenir une grenouille, Ivan avait cru bon de brûler son déguisement, le loup et le faucon lui avaient donné raison et les trois amis avaient la peau dans le feu. Celle-ci s’était consumée avec une violence qui n’avait rien de naturel. Les flammes étaient montées dans le conduit de la cheminée, bien trop hautes, avertissant le Non-mort.
Il n’y avait plus rien à faire. Vassilissa serra contre elle Ivan. C’était la première fois que son corps de femme épousait le corps d’homme d’Ivan. Elle avait rêvé cet instant depuis si longtemps et il se révélait encore plus merveilleux que dans son imagination. Même la perspective que ce soit la dernière étreinte ne parvenait pas à diminuer son bonheur. Ils fermèrent les yeux et se laissèrent aller à cette découverte de l’autre, à travers la toile de leurs habits. Le loup et le faucon observaient, émus. Enfin, Vassilissa se détacha avec beaucoup de douceur, avec beaucoup de douleur, d’Ivan et elle lui murmura, mais ce n’était pas un reproche :
– Qu’as-tu fait, mon doux mari ? Sans cette dépouille, Kochtchéï, l’immortel, va me retrouver et me tuer.
Mais lui n’avait peur de personne.
– Qu’il se présente, s’il ose ! Je saurais te défendre.
– Nous sommes là, crièrent Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce.
Et venant de l’extérieur, ils entendirent une voix terrifiante hurler :
– Moi aussi !