Le changement d’humeur d’Ivan fut instantané et surprit ses amis. Il commença par chasser avec moins d’entrain, puis il abandonna ce divertissement, n’ayant plus la tête à cela. Il était chagrin. Ni Loup-Féroce, ni Finist-Fier Faucon, ni Vassilissa ne savaient pourquoi et, par conséquent, ne pouvaient y remédier.
Le loup et le faucon eurent une longue conversation à ce sujet. Le premier prétendait que c’était de la faute du tsar, il soupçonnait ce monarque très versatile d’avoir prononcé la disgrâce du moujik, mais le second qui fréquentait encore le palais jura qu’Ivan était toujours bien vu à la cour.
– Je crois, malheureusement, que c’est plus simple que cela. Notre ami s’est aperçu qu’il avait épousé une grenouille et s’en désole. Regarde, il ne lui parle presque plus, soupire en observant ses petites pattes de batracien, sa bouche trop large, sa peau gluante. Il regrette certainement son mariage ! Pourtant, ils étaient si heureux ensemble. Ils étaient l’affirmation que l’on peut s’aimer malgré les différences. C’est désormais la triste confirmation du contraire. Mais comment peut-on changer aussi radicalement ?
La pauvre Vassilissa s’interrogeait également. Elle finit par trouver, dans son désespoir, non la réponse à ses questions, mais la force de les poser à son compagnon.
Ce soir-là, en effet, il n’avait pas voulu se baigner avec elle, prétextant une grande fatigue, il souhaitait se coucher immédiatement. C’en était trop ! C’était un des rares moments où détendus, complices, goûtant le plaisir de l’eau, ils échangeaient comme un couple normal.
– Coa, coa, Ivan, mon doux ami, pourquoi me traites-tu comme cela ? Pourquoi m’ignores-tu ? T’ai-je fait du tort ? Dis-le-moi et je retournerais à mon étang. Il m’est insupportable de te voir ainsi.
Ivan la regarda. Il était troublé de l’entendre se plaindre. Sa grenouillette, il l’aimait bien et n’aurait pour rien au monde voulu lui faire de la peine, mais il avait des soucis, des soucis d’humain ou plutôt de courtisan et un animal peut-il y comprendre quelque chose, peut-il être de bon conseil.
Cela faisait presque un mois que le souverain avait émis le souhait que chaque femme de son entourage lui apporte un kilim[2] fait de ses propres mains pour son anniversaire, il ne désirait rien d’autre. Une lubie que d’habiles manipulateurs avaient créée en lui :
– Toute dame russe est censée savoir tisser.
– Et quelle marque d’affection !
– Quand on est riche, on peut tout acheter sauf ce que l’on produit de ses mains !
Toute la cour avait approuvé. Ces dames firent, bien sûr, la grimace, mais leurs maris les rassurèrent. Il n’était pas formellement interdit de se faire aider et il y avait, dans tout le pays, suffisamment de bonnes ouvrières pour participer à l’ouvrage, voire en faire la majeure partie. Chacun savait que l’honnête Ivan ne tricherait pas et qu’il viendrait les mains vides, sa grenouille de femme ne pouvant accomplir ce travail.
« L’honnête Ivan » avait d’ailleurs envisagé cette idée, mais il comprit très vite qu’il ne serait pas difficile à ses ennemis de prouver sa supercherie et, au final, ce serait pire.
Il songea à offrir un autre cadeau. Un suffisamment brillant, clinquant, prestigieux pour faire oublier qu’il désobéissait. Hélas ! Il ne se faisait aucune illusion, quelle que soit la beauté de son présent, un courtisan aurait tôt fait de rappeler au roi l’attitude de Vassilissa lors de leur rencontre au bord de l’étang :
– Ainsi sa femme n’a pas daigné se soumettre aux desiderata de Votre Majesté. Un kilim est un ouvrage trop indigne pour cette grande dame. Souvenez-vous de la manière dont elle vous a tenu tête devant nous tous. Nul ne doute qu’Ivan vous respecte et vous est loyal, mais c’est loin d’être le cas de son époux.
À l’évocation de cette controverse juridique et philosophique sur le rapport entre le droit et le pouvoir où il n’eut pas le dernier mot, le tsar aurait exigé qu’Ivan se sépare d’elle et devant son refus – on ne revient pas sur une parole donnée – tous deux seraient tombés en disgrâce.
Quant à venir sans rien, il ne fallait même pas y songer. La réponse aurait été cinglante :
– Comment oses-tu te présenter ainsi les mains vides le jour de mon anniversaire ? Soit ! Ta grenouille de femme est incapable de tisser un tapis, je le comprends et j’aurais accepté de toi n’importe quel autre présent. Tu me déçois, Ivan.
Et ces quatre mots auraient sonné le glas. C’était ce qui allait se produire. À force de tourner et de retourner la question en tous sens, il avait oublié de chercher un cadeau et maintenant il était trop tard, la fête était pour le lendemain. Il avait perdu son temps à se morfondre, à regarder sa femme, sa morphologie de batracien, à la haïr. Aujourd’hui, devant les larmes de Vassilissa, il avait honte. Qu’était devenu Ivan, le moujik, celui qui parcourait le pays avec pour compagnons un cheval, un loup et un faucon, n’ayant de maître que Dieu ? Le prince Ivan, lui, tremblait de tomber en disgrâce et était prêt à sacrifier sa femme !
– Vassilissa, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de la peine, mais j’ai des soucis. Le tsar a demandé à tous les courtisans de lui apporter un kilim tissé par leur épouse comme seul et unique cadeau d’anniversaire. Demain, j’aurai les mains vides et il est certain qu’il en sera fâché. Tu sais : tout ce qu’il m’a donné, il peut me le retirer et, connaissant son caractère soupe au lait, il le fera. Nous n’aurons plus rien.
Il lui sourit.
– Mais nous aurons toujours nos amis, Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce ! Je vais leur annoncer que nous partons en exil, ils seront heureux de nous accompagner, de retrouver la route.
Eux oui, mais toi, Ivan ? Comme un bon moujik, tu t’éloignerais sans regret de la cour et de sa pestilence, mais comment t’éloigner de ton tsar, alors que, désormais, tu as la chance d’être à ses côtés ? Vassilissa avait noté le « ils » dans « ils seront même heureux de le faire », ce « ils » qui excluait son mari. Mais tout cela n’avait pas d’importance, elle avait retrouvé le sourire.
– Ainsi donc, tu m’aimes toujours et tu ne t’es tu que m’épargner, afin que je ne sois pas contrariée de ne pouvoir satisfaire notre roi.
– Oui. J’aurais dû t’en parler, car tu es de bon conseil et cette décision qui nous concerne tous les deux, nous aurions en discuter. Depuis un mois, je tourne et retourne cette question dans ma tête et j’ai conclu que le mieux était de ne pas aller au palais demain. Mieux vaut en effet que le tsar s’en prenne à moi en mon absence. L’exil, je l’accepte volontiers pour peu que ce soit avec vous.
Il était bien tard. Ivan avait gardé son secret trop longtemps, il ne restait qu’une nuit, déjà bien entamée, pour résoudre le problème. Vassilissa lui dit :
– Allons nous coucher. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.