Un jour, Vassilissa eut neuf ans. Fiodor venait de faire affaire avec Kostia le forestier. La région se peuplait. Beaucoup de paysans, contre un impôt versé à leur barine, abandonnaient leur statut de serfs et allaient s’établir en ville, devenant commerçants, artisans. On bâtissait de nombreuses maisons et l’on envisageait même l’édification d’un fortin. Tout cela en bois. Il y avait une fortune à se faire dans la distribution de planches, poutres, panneaux et autres. Les forêts ne manquaient pas et Fiodor avait ainsi préempté tout le bois de la commune, puis il avait trouvé des clients. Tout avait été vendu. Il ne restait qu’à couper les arbres et en faire du matériau de construction. C’est là où Kostia entrait en scène moyennant un salaire très raisonnable, aussi Fiodor l’avait invité au café du hameau pour conclure devant un verre. La matinée était douce, lumineuse, fraîche. L’hiver s’annonçait et l’automne essayait de se faire regretter.
La taverne était quasiment vide. Il y avait juste Misayre qui avait trouvé quelques pièces et tentait de s’enivrer avec un mauvais alcool dans un coin sombre.
Misayre, vous la connaissez ! C’est cette babouchka au visage parcheminé, strié de fines rides fendillées, sèche comme un cotret, des cheveux gris, sales, emmêlés avec des mèches blanches, vêtue en mendiante, grimaçante telle une guenon, médisante, jamais contente ni d’elle ni surtout des autres. Elle est pauvre, miteuse et malheureuse, aussi boit-elle pour oublier et oublier également qu’elle picole. La vie, comme on dit, ne lui a pas fait de cadeau, mais pourquoi en aurait-elle fait à cette femme qui lui fait la gueule à longueur de journée ? Comme elle n’a pas d’ami(e) – qui voudrait être celui ou celle de Misayre ? –, elle est méchante et ne supporte pas le bonheur d’autrui. Ce jour-là, Fiodor était particulièrement heureux et il demanda à l’aubergiste de servir un verre à tous les clients afin qu’ils boivent à sa santé. Bien mal lui en prit, car la vieille se leva aussitôt et vint vers lui pour le remercier et partager leur joie, ainsi que d’autres libations. Kostia était furieux, on n’invite pas Misayre à sa table, mais Fiodor trouva sa conversation aimable et les tournées se suivirent.
Quand ils quittèrent le café et se séparèrent enfin, chacun retournant vers sa destinée, la commère laissa alors éclater sa haine. Elle cracha par terre, elle aurait voulu vomir tout l’alcool qu’elle avait bu pour ne rien garder de ce que cet homme lui avait offert. Se parlant à elle-même, maugréant, elle imita les intonations du marchand, tout en se dandinant :
– Mes affaires vont bien. Je suis riche, j’ai une belle femme, la plus jolie fille du bourg, et patati et patata. Ah ! Misayre, réjouis-toi de mon bonheur.
Elle s’immobilisa et continua ensuite d’une voix aigrelette, méchante :
– Tout le village, le pays, le monde, l’univers tout entier devraient partager la félicité de Fi-o-dor Ka-chen-ko ! Oui, moi, Misayre, je dois m’esbaudir de ta prospérité, car tu m’as offert de la mauvaise vodka à boire, mais toi, verseras-tu une larme sur le sort de la pauvre Misayre ?
Elle tremblait de colère devant la honte qu’elle avait dû subir pour avoir un verre. C’était pire que cette piécette que les gens vous jettent sans vous voir quand vous tendez la main dans la rue. Tout à coup, ses yeux brillèrent, un sourire apparut sur ses lèvres, elle murmura :
– C’est léger le bonheur, un simple souffle de vent peut l’emporter.
En fin d’après-midi, celui du nord commença à se lever.
Ce soir-là, on avait allumé un grand feu dans la cheminée et sous le samovar, mais le froid persistait. Dehors, le temps avait tourné à la tempête et la violence des éléments couvrait le doux ronronnement des bûches. De tout cela, Vassilissa n’en avait cure. Elle admirait son gâteau d’anniversaire, un cake au fromage enrichi de crème fraîche et de fruits confits, le dessus nappé de blanc d’œuf sucré, qui s’avançait vers elle. La lumière des bougies mettait en valeur l’incroyable beauté de sa mère, son regard éclatant qu’elle avait rehaussé d’un brin de khôl, son sourire qu’elle avait magnifié en soulignant ses fines lèvres, ses cheveux dorés qu’elle avait tressés. Elle s’était habillée d’une chemise en tulle diaphane et d’une jupe rouge ornée de liserés d’or. Fiodor en eut un pincement au cœur. Il la revoyait comme au premier jour s’avançant vers lui d’un pas assuré, gaie, sûre de son pouvoir, conquérante et déjà soumise. Longtemps, en fait jusqu’à la fin de sa vie, il garderait en mémoire cette ultime image de son bonheur.
Lioubov tenta un instant de lutter puis elle éternua. Comme elle portait le plat contenant le gâteau d’anniversaire, elle ne put mettre une main devant la bouche et – atchoum – souffla les bougies à la place de sa fille. Vassilissa eut un sursaut. Dans la pénombre que chassaient avec beaucoup de peine les lueurs venant de la cheminée, elle découvrit sa mère sous un autre éclairage. Elle lui parut terriblement fatiguée, vieillie même, ses cheveux étaient jaunâtres, sa blanche peau blafarde, ses lèvres saignaient. Jusqu’à sa chemise qui semblait un linceul. Ce fut un bref instant. Son père s’était déjà précipité et avait rallumé les bougies. Les bijoux qu’elle portait, le fard de ses joues, ses vêtements joyeux firent à nouveau illusion, seul le ton rogue de sa voix disait son épuisement.
– J’ai dû prendre froid ce matin.
Lioubov se tut. Devant elle, n’en pouvant plus, Vassilissa pleurait. Personne ne sut pourquoi.
Quelques jours durant, la tempête se déchaîna, arracha des arbres. Kostia, malgré l’urgence de la commande, se résolut à suspendre ses activités. On patienterait jusqu’au retour d’un temps plus calme. Tout le monde attendait, Fiodor se faisait du sang devant sa cheminée, en compagnie de sa femme, qui, à grand-peine, s’occupait de son foyer, négligeant ses maux de tête et son extrême fatigue, Vassilissa, sentant l’énervement des adultes, s’était réfugiée dans un coin, pas trop loin du feu, pour avoir chaud. Dans le village, dans les fermes, on se terrait comme les animaux. C’étaient ces derniers qui avaient raison. Il est des hivers où le mieux est d’hiberner. Quand enfin, hommes et bêtes osèrent sortir, ce ne fut que pour constater les dégâts.
Tous les arbres étaient à terre, Kostia aurait du travail pour des mois, mais ce serait pour fournir du bois de chauffe. Impossible de tirer des planches de ces troncs tordus, déchiquetés par le vent. Les clients de Fiodor ne pouvaient attendre. Ce dernier, s’étant engagé auprès d’eux, dut partir en quête d’autres prestataires, prêt à payer le prix fort pour respecter sa parole. L’affaire n’était plus aussi bonne que prévu et Lioubov toussait de plus en plus. La zone avait été dévastée, s’il ne voulait pas que son bois lui coûte trop cher, il fallait aller le chercher plus loin. C’était le seul moyen d’éviter la ruine.
– Ma Luba, je vais devoir te quitter quelque temps…
– Ne t’en fais pas, Fédia, je me sens mieux. Va ! On se débrouillera. Je pourrais toujours demander de l’aide dans le village. Quand tu reviendras, je serais guérie et on fera la fête.