Quand Fiodor, enfin, rentra chez lui après une interminable et épuisante tournée, sa femme était encore là pour l’accueillir dans sa grande et belle robe de soie d’un rouge vif, brodée de fil d’or, parsemée sur le devant de motifs géométriques représentant des fleurs stylisées, blanches. Dans le bas, un oiseau bleu s’envolait. Un serre-tête dégageait son front livide, rejetant ses longs cheveux couleur du blé des moissons vers l’arrière où ils étaient emprisonnés dans un foulard immaculé. Elle n’avait porté cette robe que deux fois, la première était le jour de leur mariage.
La vieille Yelizaveta lui avait fait sa toilette, consciencieusement, avec du savon et de l’eau chaude. Elle avait également défait le chignon et démêlé la chevelure avec un peigne en bois qu’elle avait ensuite glissé dans le linceul. Elle avait posé de nombreuses tasses d’eau autour de Lioubov, car, si c’était elle qui nettoyait le corps, il revenait à la défunte le soin de laver son âme avant de se présenter devant Dieu. Elle avait aussi allumé une bougie qui depuis avait été régulièrement remplacée pour empêcher tout esprit maléfique de s’emparer de la dépouille, maintenant que toutes forces vitales l’avaient quittée.
Le marchand s’inclina sur sa femme, murmura « Pardonne-moi au nom du Christ », l’embrassa, caressa distraitement les cheveux de sa fille et, enfin, osa pleurer.
Normalement, on enterre les morts au bout de trois jours, mais, en bonne épouse, Luba avait attendu Fédia, il était maintenant urgent de le faire. On la mit dans son cercueil aspergé d’eau bénite qu’on laissa ouvert afin qu’elle puisse, une dernière fois, contempler le ciel.
« Je n’ai pas eu le temps de te dire au revoir », sanglotait le pauvre Fiodor. Déjà, les cloches de l’église sonnaient et le prêtre conduisit la procession vers le cimetière. Tout le village, chacun voulant être présent pour l’ultime voyage de cette femme si comblée, matériellement, physiquement et moralement par la vie, suivait. Porté à dos d’homme par des amis de Fiodor, le cercueil s’arrêta au premier carrefour et tourna trois fois sur place, il fallait brouiller les traces et empêcher ainsi que la morte retrouve son chemin, rentre chez elle, revienne hanter les vivants. Au cimetière, on ferma enfin la bière avant de la glisser dans le trou qui avait été creusé à l’avance, Fiodor lança quelques roubles à l’être qui avait été sa raison d’être afin qu’elle puisse payer son transfert dans l’autre monde, puis chacun à tour de rôle, jeta une poignée de terre. Il y eut quelques mots, puis on étendit une nappe blanche sur la tombe de Lioubov pour y servir le repas funéraire. Sous la croix, on avait déposé une cuillère et une tranche de pain. C’était la place de Luba, elle allait présider ce festin donné en son honneur, prendre ses dernières forces pour son ultime voyage. Fiodor s’était souvenu de la promesse qu’ils s’étaient faite, le jour où ils s’étaient dit au revoir, « nous ferons la fête à ton retour », alors il voulait que le départ de Luba soit une fête.
On mit des récipients contenant de l’huile et du vin, de la katia, une préparation de blé, d’orge bouillie dans du miel dissous dans de l’eau chaude. On l’accompagna de blinis. Il y avait des gâteaux au miel, du pain, des crêpes, du kissel à base de farine d’avoine. Mais aussi des pâtés de poissons, de la galantine de veau, des omelettes. De l’eau-de-vie et de la bière comme boissons. Misayre adorait ces repas qui suivaient l’enterrement. On y mangeait bien et c’était gratuit. Avec la folie des grandeurs qui s’était emparée du malheureux veuf, c’était encore mieux. Elle s’en délectait à chaque bouchée, à chaque gorgée. Le pauvre régalait et n’arrivait pas à avaler une miette. Elle le faisait remarquer à ses voisins de table, attirant par ses paroles la compassion sur Fiodor. Chacun, autour d’elle, en rajoutait, rendait les événements plus tragiques qu’ils n’étaient et la vieille buvait ces paroles comme du nectar.
– Comment va-t-il faire le malheureux avec sa fille ?
– Il ne peut la laisser seule, elle est si jeune.
– Elle ne peut l’accompagner ! Elle n’a pas non plus l’âge de courir les routes.
Quelqu’un fit valoir que la fortune de Fiodor venait de ses nombreux voyages. C’est en parcourant le pays qu’il parvenait à faire de si bonnes affaires.
– De bonnes affaires, dites-vous ? Vous n’êtes pas au courant que tout va pour lui de mal en pis ! Il a perdu ce flair qui faisait sa renommée. La tempête, au début de l’hiver, l’a à moitié ruiné. La maladie de Lioubov a fait le reste. C’est que cela coûte une femme souffrante ! Et pour quel résultat !
Pendant un temps, la conversation tourna autour des finances du malheureux et du problème que posait désormais Vassilissa. Tout en parlant, chacun regardait la pauvre enfant qui se tenait aux côtés de son père. Misayre sentit son cœur se tordre. Elle était tout habillée de blanc et comme elle était toute pâle, on aurait dit un fantôme. Mais le plus romantique, le plus adorable des fantômes. À dix ans, non seulement, elle dépassait en beauté toutes ses rivales, mais elle concurrençait même le paysage russe, pourtant d’une splendeur fascinante en ce réveil du printemps. Concurrencer n’est pas le mot juste. En réalité, la terre lui servait d’écrin. Quelqu’un soupira :
– Regardez la pauvre enfant, comme elle est pâle ! Qu’est devenu ce sourire qui nous enchantait tant ?
Chacun hocha la tête pour approuver tristement. Seule Misayre semblait avoir remarqué qu’elle était plus envoutante que jamais, mais elle sut cacher sa déception.
La vieille babouchka n’était pas uniquement là pour profiter d’un repas à bon compte, elle attendait la fin de la cérémonie. L’usage voulait que l’on fasse un don à ceux qui étaient venus prier – et tout le village l’avait fait. Une coutume dite de « la première rencontre » préconisait que l’on fasse un cadeau à la première personne croisée, en mémoire de la défunte, afin de provoquer la même bienveillance chez le premier ange qui verrait son âme égarée dans les cieux. Avec le temps, cela avait évolué et, désormais, la famille offrait à tous les participants un présent, les vêtements de la disparue aux parents, des objets souvenirs aux amis, une modeste somme d’argent aux nécessiteux, aux fossoyeurs, à ceux qui avaient lavé la morte, aux popes qui avaient célébré l’office, aux pleureuses. Tous repartaient avec un petit quelque chose. Vu la magnificence du repas, on pouvait espérer un beau quelque chose.
Tout en remerciant, tout en témoignant toute la compassion dont elle était capable, Misayre songeait que Fiodor s’était montré bien vaniteux avec son festin de riche, lui dont tout le monde savait les difficultés. Elle murmura entre ses dents.
– Tu seras bientôt puni, Fédia ! Et quand tu viendras avec nous aux banquets funéraires, tu te souviendras avec amertume de ce moment d’orgueil !
Puis se tournant vers Vassilissa qui pleurait sans bruit :
– Toi aussi, ma petite ! Habituellement, le chagrin rend laid, mais toi, il te sublime et te voilà toujours si touchante, si mignonne. La misère, elle, détruit l’âme et, demain, tu seras ma compagne !