Pauvre Vassilissa ! Depuis que sa mère était alitée, la maison était devenue hostile. Un monstre terrifiant l’avait envahie. Il s’accrochait aux meubles, aux murs, il déposait partout une saleté sombre qui rendait chaque objet infiniment triste, il grisait les fenêtres, obscurcissait les pièces. L’enfant essayait de lui échapper. Si elle avait pu disparaître dans une fente du plancher, elle l’aurait fait sans hésiter. Pas de bruit. De temps à autre, des gémissements, des quintes de toux violentes venaient rompre ce silence et rassuraient la petite fille. Dehors le printemps se faisait attendre, tout comme son père. Des nuages noirs captaient les rares rayons d’un soleil trop pâle pour réchauffer la terre.
Elle ne quittait plus sa poupée de chiffon. Celle-ci n’avait pas de visage. Elle était habillée d’une robe rêche couleur crème, serrée à la taille, ce qui gonflait son opulente poitrine. Avec du fil rouge, on avait brodé des formes géométriques sur le tablier et un liseré sur le bord ; avec du fil jaune, on avait rajouté des motifs fleuris. Un foulard blanc sur la tête couvrait des cheveux blonds tressés, faits d’épis de blé. On la lui avait donnée à sa naissance. Elle s’appelait Kukolka. Maintenant, face au monstre qui tentait de lui voler son enfance, la petite fille pressait sa poupée contre elle, protégeant son bien et étant rassurée par sa présence. Elles se déplaçaient, toutes deux, sans faire de bruit, ne réclamant ni nourriture ni eau. La voisine partie, elles s’étaient endormies dans un recoin de la salle commune, serrées l’une contre l’autre.
Vassilissa se réveilla en entendant sa mère parler, d’une voix calme. Très faible, mais posée. Elle protestait.
– Maman, c’est trop tôt !
Pas de réponse. La fillette monta sans bruit vers la chambre.
– Elle est si jeune, elle n’a pas dix ans !
La petite glissa un œil dans l’entrebâillement de la porte. Sa mère avait cessé de gémir, elle respirait paisiblement, elle parlait à nouveau clairement et elle s’adressait à une dame assise à côté de son lit que Vassilissa avait du mal à distinguer. Elle semblait guérie. L’ombre passa sa main dans les cheveux de la pauvre femme, avec beaucoup de douceur et de tendresse. Lioubov l’avait appelée « maman ». Ce serait donc sa grand-mère ?
– Laisse-moi un peu de temps. Quelle étrange malédiction pèse sur nous ! Ni toi ni moi n’avons connu de père et, elle, elle n’aura pas de mère.
« Elle » ne put s’empêcher de trembler en entendant ces mots et sa plainte muette troubla la silhouette sombre qui prit conscience de sa présence et recula, se fondant dans la pénombre. La malade comprit alors que sa fille était là et lui demanda d’approcher. Incrédule, Vassilissa s’avança. Il n’y avait personne d’autre qu’elles deux dans la chambre. Sa maman lui prit la main, elle parlait lentement.
– Je vais mourir, ma chérie.
L’enfant s’insurgea. C’était impossible ! Elle semblait au contraire en voie de guérison, plus calme, moins fatiguée. Mère et fille savaient pourtant que ce n’était qu’un répit, qu’une illusion.
– Prête-moi Kukolka.
Vassilissa tendit sa poupée pour que Lioubov puisse la serrer contre son sein. Celle-ci eut un grand sourire en pressant le chiffon. Elle, aussi, quand elle était petite et qu’elle avait peur ou qu’elle avait du chagrin… Consoler, rassurer, c’est la chose que les doudous font le mieux.
– Tu sais. C’était ma meilleure amie quand j’étais enfant. Elle me tenait compagnie lorsque maman sortait, elle me réconfortait si elle tardait à rentrer.
Vassilissa regarda sa mère étreindre sa Kukolka et son cœur se serra : elle, également, avait besoin de la poupée. C’était la sienne ! Cependant, elle resta muette et, pour conforter sa résolution de prêter son trésor, elle embrassa sa maman. Celle-ci était brûlante. Au contact de sa fille, toute fraîche, Lioubov comprit que sa fièvre repartait, que, très vite, sans doute, elle ne pourrait plus penser. Il fallait se dépêcher. Elle serra la compagne de son enfance solitaire encore un instant sur son sein. C’est vrai que Kukolka savait atténuer les peurs ! Elle l’embrassa, puis sortit de dessous son oreiller un minuscule foulard et remplaça celui que portait le chiffon avant de le rendre.
– Je ne serais bientôt plus là, ma Vassilissa. Reprends ta poupée. Lorsque tu seras dans la peine, demande-lui conseil. Elle t’aidera dans ton malheur.
Vassilissa regarda le nouveau châle couleur lilas, lilas clair, cardamine. Comme la mamouchka était belle ! Elle avait l’odeur de sa mère, car le bout de tissu avait été coupé dans son écharpe, et cela calma en partie son chagrin. Pour l’instant, Vassilissa pouvait encore profiter de la vraie et, grimpant dans le lit, elle se fit une petite place contre Lioubov. Cette dernière était brûlante. Dans la maison glaciale, ce n’était pas désagréable…