Celle-ci l’apprivoisa comme le Petit Prince avait apprivoisé le renard. Avec beaucoup de patience. Petit à petit, jour après jour, en le laissant approcher, en lui souriant d’abord, en lui parlant ensuite, en lui prenant la main un soir. Désormais, il attendait le moment où, son travail terminé, ses jeux avec les gamins du village passés, le repas avalé, elle était enfin à lui. Juste avant que le soleil ne se couche.
Ils marchaient dans le hameau et elle lui racontait les hommes, leurs femmes, leurs fils, leurs filles, leurs maisons. Qui était qui, qui fréquentait qui, qui habitait où, qui faisait quoi, qui était l’enfant de qui, qui était le camarade de qui. Bref tous les commérages qu’un individu est censé connaître pour s’intégrer. Elle fut étonnée qu’il ne sache rien de ce que l’on cultivait ni du comment on s’y prenait, il ignorait la manière de traire les animaux, de les nourrir. Il se laissait faire, se montrant bon élève. Puis venait le moment tant attendu où elle acceptait de le suivre en forêt. Là, les rôles s’inversaient. C’était lui le maître, c’était elle qui écoutait. Elle s’y soumettait avec simplicité et il lui redonnait, enfin, une partie de ce qu’elle lui avait apporté. Il bénissait les champignons d’être si mystérieux, si dangereux parfois, si délicieux souvent. Il les décrivait, les recommandait, expliquant comment les accommoder pour conserver leur goût ou le sublimer. Il lui montra comment grimper aux arbres, comment se déplacer de branche en branche, comment reconnaître leur essence grâce à leurs feuilles, leurs fruits. Il appelait les oiseaux pour qu’ils viennent chanter pour elle, les loups et les renards pour qu’elle puisse les caresser et, à la grande terreur de la demoiselle, il demanda même à un ours de la tenir dans ses bras. Ses amis acceptaient, par affection, de devenir les siens.
Ils étaient de plus en plus souvent ensemble. On aurait dit que, par quelque magie, il avait réussi à agir sur le temps, l’accélérant dans la journée, le ralentissant à l’infini le soir quand elle était avec lui. Ce n’était pas qu’une impression : séduite, Zuma se libérait chaque fois plus tôt.
Des mois passèrent.
Une fin d’après-midi d’été, ils arrivèrent devant un étang. Les deux enfants se regardèrent, aucun n’osant inviter l’autre à se baigner. Pourtant Kochtchéï nageait à merveille, une grenouille le lui avait appris, et il mourait d’envie de partager son savoir. Ce fut elle qui se débarrassa la première de ses vêtements et, nue, alla se réfugier dans l’eau fraîche. Le garçon n’eut plus qu’à la suivre. Elle n’avait nul besoin de leçon, elle y était aussi à l’aise qu’une sirène. Ils purent se défier, se courser, s’éclabousser. La nuit les surprit tandis qu’ils cherchaient, en jouant, à se noyer l’un l’autre.
Zuma sortit précipitamment de la mare, se rhabilla dans l’obscurité avant de s’en aller. Kochtchéï y resta plus longtemps, se laissant flotter, malgré le froid. Il était troublé par le moment qu’il venait de vivre, par tout ce bonheur, sa peau était encore toute frissonnante d’avoir touché le corps nu de son amie. Il luttait aussi contre le désespoir.
Quand elle s’était déshabillée, fillette innocente, il avait pu contempler ses seins et ses fesses rebondies.
Quand elle s’était déshabillée, fillette innocente, c’était une femme qui était apparue. Elle avait quatorze ans et n’était plus physiquement une enfant.
Lui était toujours un gosse, de dix ans à peine. La différence d’âge, hier encore sans problème, les jetait dans deux mondes antagonistes. Miroslav et son épouse n’attendraient pas. Leur gamine était jolie, elle trouverait preneur. On la vendrait comme bestiau et le tailleur rentabiliserait les quelques années qu’il lui avait consacrées. Ce serait, au final, une bonne affaire pour eux.
Kochtchéï calma cette bouffée de haine injustifiée, les pauvres parents n’y étaient pour rien. Mais la réalité était celle-ci : bientôt, Zuma regarderait les grands, elle chercherait d’autres jeux que les leurs, d’autres partenaires, d’autres garçons qui lui offriraient ce que lui ne pouvait lui donner. Il devait devenir à son tour adulte. Vite. Mais on ne commande pas à son corps. Il fallait qu’il attende, il fallait qu’elle l’attende !
Il nagea vers le bord de l’étang, doucement, se concentrant sur chaque mouvement de brasse pour contrer ce désir brûlant de se laisser couler, de disparaître. Il n’avait pas eu une enfance malheureuse, il avait appris à ne pas détester sa mère et beaucoup d’animaux étaient ses amis, mais rien n’était comparable aux mois vécus avec Zuma. Cela durerait-il ? Pour la séduire sans être un homme, sa connaissance de la forêt ne suffirait pas, il lui fallait quelque chose de plus extraordinaire. Il avait dix ans, il ne craignait ni Dieu ni Diable, encore moins Baba Yaga. Il espionnerait la vieille sorcière, il lui arracherait une ou deux recettes de magie qui lui permettraient de retenir Zuma, de la fasciner assez pour qu’elle patiente quatre ou cinq ans, le temps qu’il soit à son tour adulte.