Puis le printemps arriva, précoce, joyeux. Partout, c’était le dégel, les ruisseaux guillerets reprenaient vie, bruissaient, cachés par de hautes herbes, les oiseaux s’égosillaient à qui mieux mieux pour annoncer la nouvelle et les animaux invisibles parcouraient le bois à nouveau dense et impénétrable, les hommes sortaient eux aussi de leur torpeur et commençaient à travailler la terre pour préparer les moissons de l’été. Kochtchéï avait invité Zuma à découvrir avec lui le nouveau visage de la forêt. Elle avait hésité, puis avait fini par céder. Dans l’esprit du garçon encore tout endolori par la rude saison qu’il venait de vivre, cette tergiversation était signe que le temps pressait, qu’il fallait agir s’il voulait ne pas la perdre. Pourtant elle était contente d’être avec lui et essayait de le lui montrer. Elle aimait beaucoup ce jeune gamin un peu sauvage et qui recherchait si fort à être avec elle, si savant parfois, si ignorant souvent. Elle le regardait, amusée et attendrie comme le sont les grandes sœurs. Il prenait de l’assurance, sa tignasse était toujours plus noire, plus bouclée, plus sale. Avec le printemps, on pouvait y faire son marché avec des traces de branches, d’herbes, de petits insectes. Zuma rêvait de l’épouiller, de glisser ses longs doigts fins dans cette douce forêt sombre, « dans ses lourds cheveux où tombe la rosée »[1]. Elle savait le plaisir que procure ce geste, plaisir qu’elle avait découvert avec sa mère adoptive.
Tandis qu’elle observait son jeune ami. Une brise, assez forte, fraîche, se leva, qui lui picota les yeux. À travers ses larmes, elle vit, avec effroi, l’enfant se dissoudre devant elle. C’était si impossible qu’elle ne songea pas à crier, elle se contenta de constater : Kochtchéï, qui, l’instant d’avant lui tenait la main, avait tout simplement disparu. Elle chercha, du regard, autour d’elle. Où ce gosse s’était-il caché ? Sur son visage, l’air se fit caresse, calma son angoisse. Puis elle l’entendit murmurer :
– N’aie crainte, je suis Kochtchéï.
Elle écarquilla les yeux d’épouvante. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. Le vent s’arrêta et de parler et de souffler. Son cœur battait à rompre. Quelque chose se frotta contre ses jambes. Kochtchéï ? Non, c’était un lièvre. Un grand, tout blanc, qui semblait s’être perdu. Elle le contempla, ébahie ; il en fit de même, apeuré de se trouver dans cette situation. Puis il se décida à fuir au plus vite. Au moment de pénétrer dans les hautes herbes, il se retourna et, haletant, lui cria.
– N’aie crainte, je suis Kochtchéï.
Il regardait pourtant avec angoisse et insistance un point derrière elle. Elle se tourna dans cette direction. Un loup la fixait de ses grands yeux rouges, montrant ses crocs. Il y avait cependant quelque chose qui sonnait faux. Les poils, trop ras ? Le museau trop pointu ? Et puis cette façon qu’avait l’animal de l’observer au lieu de l’attaquer !
– Kochtchéï ? dit-elle, à moitié rassurée.
Le fauve se mit à rire, ce rire joyeux d’enfant qui ne craint ni Dieu ni Diable, et il réapparut sous ses traits habituels. Il savait imiter le cri des bêtes, leur chant, reproduire leur comportement et il l’avait amusée en singeant l’oie, le porc, le gardon. Mais comme cela ne suffisait pas, il avait espionné sa mère et réussi à lui arracher son premier secret, le plus beau, celui qui le rapprochait le plus de la nature, l’art de la transformation. Désormais, il pouvait se muer en n’importe quel animal ou végétal. Ou en adulte.
Cependant, il voulait que Zuma l’aime pour ce qu’il était. Et pour l’instant, il n’était qu’un gosse de dix ans. Alors plutôt que de devenir l’homme qui l’aurait séduite, il allait lui offrir un cadeau si merveilleux qu’elle l’attendrait.
– Allons, Zuma, ne sois pas si terrifiée. Tu sais, c’est vraiment très drôle de se métamorphoser en l’être de son choix.
Fier de lui, il lui proposa :
– Veux-tu essayer ? Je peux te transforme en grenouille.
La jeune fille éclata en sanglots. Kochtchéï était désarçonné. Il espérait tant de son cadeau ! Pourquoi pleurait-elle ? Lui avait-il fait peur en disparaissant, en se changeant en loup ? La terrifiait-il avec tous ses pouvoirs étranges ? Craignait-elle pour son âme de les partager ? Était-ce le fait de devenir une grenouille ? Était-elle vexée ? Les adultes sont si bizarres ! Il balbutia :
– Ne pleure pas, Zuma. Je n’avais pas l’intention de t’effrayer. On ne fera que ce que tu souhaites, mais je te sentais si heureuse quand nous approchions d’une mare, d’un étang. C’est une manière fabuleuse de les visiter.
Elle le regarda, derrière ses larmes. Elle esquissa un sourire. Elle le prit dans ses bras pour le rassurer sur ses sentiments. Bien sûr, elle ne lui en voulait pas ! Il ne pouvait savoir. Elle s’écarta de lui tout doucement, prenant soin de ne pas lui donner l’impression de le rejeter.
– Regarde-moi, Kochtchéï. Regarde-moi vraiment ! Oublie toute ton affection pour moi, regarde-moi comme une étrangère.
Intrigué, le garçon la fixa attentivement. Ce vert dominant, ces longues jambes, cette large bouche trop gourmande, ces yeux en amande pétillants de gaieté… Il écarquilla les siens.
– Tu n’es pas humaine. Tu es une grenouille !
Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa. Un baiser de grand. Avec la langue ! L’enfant se laissa faire, ému, attentif, bouleversé. Une pointe de jalousie venait titiller son bonheur. Avec qui Zuma avait-elle appris à être aussi experte ? Quand leurs lèvres se séparèrent, la jeune femme le contempla avec ce large sourire qui l’avait si souvent séduit. Elle raconta :
– Baba Yaga m’a demandé de veiller sur toi. Tu n’avais pas d’ami(e), alors elle m’a métamorphosée en fillette pour que je joue avec toi, que je te protège, toi qui étais si petit et si seul. Je n’ai pas eu le choix. Avant d’avoir pu accepter ou refuser, j’étais Zuma. Quand je t’ai rencontré, je t’ai tout de suite aimé, tu es si mignon. J’ai aussi compris que, si tu étais la cause de mes malheurs, tu en serais également leur solution. On ne devient pas sorcier, on naît ainsi. En te voyant la première fois, j’ai su que tu en étais un, mais il te fallait d’abord apprendre pour être efficace. Aujourd’hui, tu en connais assez pour rompre mon enchantement.
Elle s’agenouilla devant lui, se prosterna, tête et mains au sol.
– Si tu m’aimes, rends-moi ma forme primitive.
Le garçon avait les larmes aux yeux. Il voulut la relever, lui dire qu’il était inutile de l’implorer, mais il comprit qu’elle s’était mise en position de grenouille, pas de suppliante. Devant sa résolution, il hésita. S’il rompait le charme de Baba Yaga, c’en était fait de leur union, car ils ne vivraient plus dans le même monde, mais s’il lui refusait son aide, seraient-ils encore amis ? Elle, elle ne doutait pas de sa décision, elle avait l’âme d’une petite grenouille et ignorait ces tourments humains. Il ne pouvait décevoir cette foi en lui. Il fit les gestes, il prononça les mots pour la libérer et Zuma, en plongeant dans l’étang, lui cria :
– Coa, coa, n’oublie pas ! Baba Yaga n’a cessé de veiller sur toi en te confiant à moi. C’est grâce à elle que nous avons pu nous aimer.
Sa voix était coassante, mais joyeuse. Kochtchéï apprécia la remarque de son amie. Cela montrait qu’elle avait du cœur, un cœur plus généreux que le sien, mais surtout que celui de sa mère qui avait délégué son affection à une grenouille. Il resta longtemps, fixant la surface de l’eau, un peu d’humidité au bord de l’œil, rêveur. Ses amours, son enfance avaient disparu au fond de la mare.
[1]Rimbaud, les chercheuses de poux.