Dans l’isba, c’était la consternation. Après l’avoir évoqué avec Misayre, Fiodor était rentré chez lui et avait annoncé à sa femme son intention de vendre pour rembourser ses créanciers et avoir de l’argent frais afin de se relancer. Olga regarda attentivement celui qui se disait son époux, celui qui, la loi le lui permettant, avait décidé ainsi de son sort sans la consulter. Cependant, elle n’avait pas été prise au dépourvu. Si c’était un choc, ce n’était pas une surprise. Fiodor, elle le savait depuis leur mariage, était un incapable qui ne l’aimait pas.
Sa haine était telle qu’elle rêvait souvent de l’accueillir en lui annonçant la mort de Vassilissa, la seule personne pour laquelle ce dernier semblait avoir des sentiments. Si elle n’était pas passée à l’acte, c’est qu’elle craignait sa réaction de père. Mais elle avait trouvé une manière sans risque de le faire. Il suffisait de contraindre son mari à provoquer lui-même cette tragédie.
Au lieu de pousser les hauts cris, elle approuva la décision. C’était courageux et elle le félicita pour son esprit d’entreprise durant quelques minutes. Puis, comme si l’idée venait de germer dans son cerveau, elle proposa une autre solution :
– J’ai une cousine qui habite à une journée de marche. Elle est très riche. Demandons-lui de nous aider !
Fiodor la regarda plein d’espoir, toute lueur dans le noir semble un soleil.
– Tu es sûre ? Tu la connais ? Crois-tu qu’elle acceptera ?
Olga fit mine de douter comme si, après avoir évoqué une possibilité, elle se rendait compte des difficultés et était prête à y renoncer. D’une voix hésitante, elle poursuivit :
– Oui. Je l’ai rencontrée une ou deux fois. C’est vrai que c’est une personne assez dure en affaire, mais elle est plutôt serviable si l’on sait comment la prendre.
Olga continuait à réfléchir, faisant monter l’incertitude dans laquelle pataugeait son mari. Soudain, son visage s’éclaira.
– Je crois que j’ai la solution ! Elle adore les enfants. Elle a parfois rencontré Vassilissa au village et l’a trouvée très jolie et bien élevée. Envoyons-la-lui, Baba Yaga sera ravie et elle ne pourra rien lui refuser !
Vassilissa blêmit en entendant ce nom. Ses parents étaient montés dans la chambre, demandant aux fillettes de jouer dehors, mais la gamine, sentant qu’il se tramait quelque chose, était revenue discrètement dans la maison. Ces derniers jours, le visage sombre de son père, les lamentations de sa belle-mère montraient que les affaires allaient vraiment mal. Elle savait par expérience que cela se traduirait par des brimades supplémentaires alors, inquiète, elle voulait en avoir confirmation et elle avait écouté la conversation bien cachée dans l’escalier. Olga, maintenant, insistait : notre fille est si belle, si gentille, si aimable, elle trouvera les mots pour la convaincre. Quel être de chair et de sang pourrait lui dire non ?
Le marchand était heureux de voir sa femme faire ainsi l’éloge de Vassilissa, mais le nom de Baba Yaga avait rafraîchi son enthousiasme. Il émit quelques petites objections : que Baba Yaga était une sorcière, qu’il n’était pas si sûr qu’elle soit de chair et de sang, qu’elle ne laissait personne approcher son domaine qui était gardé par trois cavaliers et qu’elle croquait ceux qui avaient échappé à la surveillance de ces derniers. Mais Olga balaya toutes ses réserves d’un tonitruant « Sottise ! Ce ne sont que des contes pour enfants ». Fiodor n’osa plus rien dire.
Qu’aurait-il pu ajouter ? Il n’avait pas le choix. Il avait besoin de liquidités, Baba Yaga, disait-on, en avait beaucoup, celui que lui donnaient les gens pour un quelconque maléfice, celui qu’elle volait aux autres par pure méchanceté, surtout celui qu’elle ne dépensait pas, le commerce avec le diable se faisant dans une monnaie différente. C’était un personnage inquiétant, mais Olga venait de lui expliquer qu’elle la connaissait, que c’était sa cousine. Il y avait des rumeurs sur elle ? Cela était dû à ce qu’elle était toujours en vadrouille et que les villageois étaient des sédentaires. L’argument porta, Fiodor avait ressenti lui aussi ce rejet, ou plutôt cette défiance, de ceux qui restent chez eux envers les oiseaux de passage. Quelques assertions supplémentaires et la sorcière cessa d’en être une pour n’être plus qu’une pauvre vieille dame adorable, choyant les enfants, dont toutes les marques d’affection étaient mal interprétées. Confier à Vassilissa le soin de lui demander un prêt, c’était montrer qu’on faisait fi de toutes ces médisances, qu’on l’estimait en lui envoyant une ambassadrice douce et joyeuse qui apporterait un peu de gaieté dans sa vie. Comment pourrait-elle ensuite refuser ?
Ce que femme veut… Épuisé par son long voyage et toutes les difficultés qu’il rencontrait, Fiodor donna son accord. En entendant ces mots terribles, Vassilissa sortit dans le jardin pour pouvoir hurler. Cela passa pour un jeu d’enfant, un peu bruyant.
Avant de se glisser sous les draps, cette nuit-là, Vassilissa serra sa poupée dans ses bras.
– Hélas, Kukolka, disons-nous adieu. Je vais demain chez Baba Yaga, la sorcière. Elle va me dévorer.
– Je t’accompagne. Ici, je ne peux t’être d’aucune utilité. Comment te protéger, te conseiller si je ne connais pas les dangers qui te guettent ? Ne désespère pas, Vassilissa, va dormir. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
Ni Fiodor ni Olga Ivanovna ne se couchèrent ce jour-là. Ils burent longtemps en face l’un de l’autre, mais pas ensemble, sans se parler, perdus dans leur pensée.
– Misère, gémissait le premier, où me conduis-tu ? Obliges-tu toujours les pères à livrer ainsi leur propre chair ?
Sa femme mêlait ses larmes aux siens, mais pour une raison toute différente. Le sort de Vassilissa n’arrivait pas à la consoler du sien.
– Pleure mon mari, pleure pour tout ce que tu nous as fait et que tu vas nous faire subir, à ma fille et à moi, murmurait-elle. La tienne va mourir, mais cela ne me redonnera pas mon argent. Il va falloir mettre en vente l’isba. Sans les produits du potager, de quoi allons-nous vivre ? Que va devenir mon enfant ? Misère !
Misayre. Ils avaient essayé de lui échapper, mais ajouter de la misère à la misère n’engendre qu’une misère plus grande et Misayre triomphait