Olga n’était pas femme à se croiser les bras et à pleurer sur son sort. Elle pensa que deux bateaux à la dérive pouvaient, en s’amarrant, retrouver leur chemin. Misayre, sans le vouloir, venait d’ouvrir une porte et elle décida de s’y précipiter. Dès le lendemain matin, elle alla chercher Fiodor au troquet et, telle une vieille compagne, le ramena par la manche de sa chemise à la maison. Le pauvre homme, qui avait déjà bien entamé la journée, n’osa se défendre. Il sentait mauvais, elle le lava à grandes eaux et le changea. Lui la regardait faire, hébété. Il passa le reste de son temps à dormir dans un lit aux draps frais. Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas goûté à un tel plaisir, il en ressentit un semblant de bonheur. Olga en profita pour visiter l’isba. La maison était petite, mais coquette, le jardin était étendu, on pouvait vivre du potager à quatre. Rassurée matériellement, elle fit venir sa fille et le soir quand Fiodor se réveilla et se rendit à la cuisine, il vit un spectacle attendrissant. Olga et les deux enfants épluchaient les derniers légumes de l’été pour faire une bonne soupe. Il ne comprenait pas la présence de cette femme, se demanda s’il s’était permis quelques privautés, renonça à chercher dans sa mémoire. Pour la première fois depuis de longs mois, il était heureux et cette félicité avait un nom : Olga Ivanovna. De ce jour, ils fermèrent la porte à Misayre qui alla pleurer au bistrot devant tant d’ingratitudes. Deux semaines plus tard, ils étaient mariés.
Un cul est un cul et cela fait du bien d’être de nouveau un homme.
C’était avec ces mots que Fiodor enterra enfin Lioubov. Il avait besoin d’être vulgaire, de se sentir vulgaire pour rejeter définitivement cette femme trop jolie, trop douce, si odorante. Olga Ivanovna avait de la classe, mais une beauté plus commune et elle se fagotait plutôt que de s’habiller. Un vieux chapeau noir décoré d’un ruban vert, une robe grise, sans forme, resserrée à la taille par une fine ceinture et un collier qui aurait valu une fortune si son ex ne l’avait remplacé par un faux. Leur nuit de noces avait cependant tenu toutes ses espérances et il avait derechef envie de vivre. Il rejeta les draps et s’étira. Il n’était pas si mal pour son âge, malgré les quelques mois de débauche qu’il venait de connaître. Sa femme s’était réveillée bien avant lui et il l’entendait s’activer à la cuisine sans déranger les filles qui continuaient à dormir. Il songea avec l’autosatisfaction d’un jeune coq qu’une épouse qui se levait si tôt, c’était la promesse d’une maison bien tenue. Faire l’amour l’avait rendu « con » et un peu paresseux. Mais que c’était bon ! Il était en train de s’admirer quand Olga entra, apportant sur un plateau son petit déjeuner.
Un baiser. Il tenta de la saisir par la taille, de prolonger par quelques caresses leur nuit, mais, visiblement, pour elle, c’était chaque chose en son temps. Un peu déçu, il regarda ce qu’elle lui avait préparé, s’extasia devant les beignets, affirmant qu’il n’en avait jamais vu d’aussi bons. Il fit un effort pour en manger, mais renonça, préférant boire son café. Noir et fumant. La journée commençait bien. Olga s’était assise sur le lit à distance suffisante pour qu’il ne puisse pas avoir de nouvelles velléités.
– Il faut que l’on se parle, dit-elle.
Sa voix posée, douce et ferme, confirmait qu’elle était une femme de tête.
– La vente de ma maison, après remboursement des hypothèques, va nous permettre de tenir cet hiver en attendant que le jardin à nouveau prenne le relais. Il nous restera même un petit pécule. À toi de le faire fructifier ! Tu vois, dans notre affaire, je fournis le capital, toi les bras.
Ce n’était pas exact. En réalité, nul n’apportait plus que l’autre, ils étaient tous les deux ruinés, mais ils avaient encore, tous les deux, un logement. Vivre ensemble permettait de dégager une petite somme d’argent. Le commerçant se garda cependant de contester la vision de sa femme. De toute façon, elle avait raison : il était urgent de se remettre au travail.
– Ne vous en faites pas, ma mie. J’ai un projet. J’avais besoin de fonds pour acheter les marchandises que j’avais repérées, de la possibilité de me déplacer pour aller les chercher et d’un peu de temps pour réaliser les ventes. Vous m’apportez tout cela et je vous en remercie. Je vous confie Vassilissa. Occupez-vous-en comme de votre propre fille. Je sais que vous avez beaucoup d’affection pour elle – elle est si charmante –, mais ne vous laissez pas abuser. Soyez sévère, vous êtes sa mère, vous devez l’éduquer ! Il faut que je parte, mes affaires ne peuvent souffrir une plus grande absence.
Elle promit. Il l’embrassa. Le soir même, il fit ses bagages. Alors commença une longue et délicate cohabitation entre Vassilissa d’une part, sa marâtre et sa belle-sœur d’autre part. Tout se serait bien passé si Fiodor avait respecté le contrat tacite qui liait les deux époux. Hélas ! quand le malheur vous tient, il ne vous lâche pas pour si peu. Chaque affaire qu’il lançait s’avérait un échec. Il était absent et ne rentrait pas d’argent. Misayre avait repris son emprise sur lui. En effet, il avait à nouveau besoin de quelqu’un qui sache le plaindre, partager avec lui un verre, ou plusieurs, et maudire ensemble le destin. Pas du regard noir de sa femme. Ainsi, le peu que lui laissaient certaines affaires était englouti dans des libations haineuses contre la société en particulier et le monde en général. Il rentrait régulièrement ivre, avec suffisamment de courage pour frapper celle qui osait lui en faire reproche.
Olga ne gagna de son mariage que des coups et deux bouches de plus à nourrir !