Il se trouva bientôt devant la place principale. Une énorme bête en occupait une partie et tout autour se pressait une population de marchands et de boyards. Kochtchéï n’eut aucun doute. Là se tenait Idolichtiè, le maître des lieux. L’animal légendaire avait trois têtes, une de guivre aux dents longues et pointues, avec ses trois cornes, une de griffon aux yeux rouges tels des charbons ardents, au bec puissant, aquilin, prêt à trancher, déchirer, broyer sa victime, une de Cerbère, à l’haleine fétide, à la bave empoisonnée et aux crocs acérés[2]. Une immense queue de serpent, sans cesse en mouvement, des pattes griffues, monstrueuses, des écailles sur tout le corps. Il était gigantesque. Nul besoin d’arme ni de cuirasse.
Il houspillait, méprisait ses interlocuteurs, sans tenir compte de leur rang, et tous s’inclinaient, s’abaissaient, se faisaient humbles. Tous étaient solliciteurs. Lui rendait justice, achetait des biens, en vendait d’autres, promettait de l’aide ou riait de son vis-à-vis, n’ayant comme seules lois que ses caprices. Si quelqu’un protestait, il l’écrasait, le déchiquetait, le dévorait criant qu’il ne craignait personne, pas même Kochtchéï, l’immortel. Ce dernier fit alors profil bas et se fondit dans la foule.
Idolichtiè ignorait les combats qui avaient eu lieu à l’entrée de sa cité. Il faut dire qu’il ne s’intéressait qu’à sa personne, qu’à ses propres désirs. Kochtchéï put ainsi s’approcher de lui sans qu’il cherche à l’en empêcher. Soudain, l’apercevant, il lui jeta un vague regard de mépris. L’homme n’était ni assez riche pour attirer son attention ni trop misérable pour attiser sa colère. À peine était-il agacé parce qu’il croyait avoir affaire à un resquilleur qui voulait passer avant les autres. Il détestait cette engeance !
– Qu’il fasse la queue comme tout le monde, j’écouterai sa demande quand cela sera son tour ! dit-il à ses multiples serviteurs en désignant le nouveau venu.
Et tandis que ces derniers se précipitaient pour le faire reculer, sans y parvenir d’ailleurs, car ils étaient plus empressés que compétents, qu’Idolichtiè continuait ses audiences, Kochtchéï eut tout loisir d’étudier son adversaire. Il se mordait maintenant les doigts d’avoir agi avec trop de hâte. Bientôt, le dragon serait au courant de ses exploits et serait sur ses gardes. S’il voulait maintenir l’avantage de la surprise, il fallait frapper vite ; d’un autre côté, il ignorait comment s’y prendre pour tuer un animal de cette taille. Plus il l’observait, plus il se disait que se retirer était, pour l’instant, le plus sûr. On ne peut vaincre que si l’on est vivant.
Mais si Idolichtiè n’était toujours pas au courant, son exploit avait atteint la place et, de bouche à oreille, la foule connut tous les détails. Bientôt, les regards se tournèrent vers lui, incrédules. Un homme avait osé !
– Était-ce possible ? se murmurait-on.
Un groupe se rapprocha de lui et le supplia d’agir.
– Aide-nous. Toi seul peux le battre. Commande et nous te suivrons, disaient-ils.
Cette demande fit réfléchir le sorcier. À juste titre, Idolichtiè ne semblait pas le craindre. Mais serait-il assez puissant pour lutter contre lui et une ville entière en révolte ? Il se décida, sortit son épée. Les gens, comprenant son intention, firent place nette. Le monstre découvrit alors son adversaire, sa shashka à la main. Il ricana.
– J’admire ton courage, vieil homme. Dis-moi ton nom, puis fuis ! Ton audace sera chantée dans tout le pays et tu seras vivant pour l’écouter.
En entendant ces inepties, Kochtchéï reprit espoir. Le dragon était trop sûr de lui, c’était une faiblesse. Sans lui laisser l’initiative du combat, il bondit dans les airs. Idolichtiè qui ne s’attendait pas à une telle vigueur d’un vieillard eut un mouvement de surprise. Le sorcier le mit à profit pour frapper et trancher une tête, l’épée avait une nouvelle fois traversé écailles, muscles et cuir comme dans du beurre, puis, en retombant, du revers, il sectionna la deuxième. Il ne restait plus que la gueule du cerbère qui se redressa le plus haut possible du sol pour se placer hors de portée d’un deuxième bond de son adversaire.
Trop court. Tu ne le sais pas, mais je peux sauter bien au-delà, murmura Kochtchéï, souriant enfin.
Mais avant qu’il n’ait eu le temps de s’élancer pour donner le troisième coup et l’estocade, les deux premières têtes avaient repoussé et elles riaient aux éclats. Puis, exploitant à son tour la stupeur de son agresseur, Idolichtiè lança ses griffes contre l’écu, les y enfonçant profondément. D’un coup sec, il l’arracha et le jeta à terre. Un cri de triomphe et la guivre cracha son haleine brûlante. Kochtchéï hurla de douleur, la peau ravagée par les flammes. Le dragon aux trois chefs ricana, insulta à nouveau son ennemi. Ce fut son erreur. Profitant de cette pause, les plaies cicatrisèrent et Kochtchéï récupéra son bouclier. Ne plus le lâcher, ne plus se faire surprendre.