Le combat avait débuté, il fallait le poursuivre. Deux immortels face à face ! Cela menaçait d’être long. Idolichtiè était agressif comme le sont les grands fauves, sûrs de leurs forces, songeant essentiellement à attaquer, méprisant les coups de son adversaire. Et les têtes de rouler, et les têtes de repousser ! De son côté, Kochtchéï pensait surtout à se protéger et il y arrivait d’autant plus facilement que le dragon, pour l’instant, évitait une charge conjointe de ses trois gueules. De même que ses congénères, cracher du feu l’obligeait à prendre quelques secondes pour récupérer son souffle. Le faire simultanément, par ses trois bouches, l’aurait mis, un instant, sans défense. Il n’osait même pas une attaque double par excès de prudence, pourtant cela lui aurait permis de vomir ses flammes de deux côtés à la fois, ne laissant pas à son ennemi la possibilité de s’abriter derrière son bouclier. Il préférait tenter d’arracher l’écu avec ses pattes, comme cela lui avait si bien réussi, mais désormais, le sorcier le tenait solidement.
Cela ne durerait pas. Tôt ou tard, le monstre comprendrait que son adversaire, s’il ne pouvait être tué, était néanmoins sensible à la souffrance. Le combat était inégal à cause de cela. Si l’une de ses blessures était suffisamment douloureuse pour l’étourdir, Idolichtiè se jetterait sur lui, le dévorerait, avant de le régurgiter dans quelque cul de basse-fosse. À partir de là, Kochtchéï regretterait d’être immortel.
Il avait bien essayé de frapper le corps de l’animal, mais son épée avait rebondi sur les écailles, plus dures qu’au niveau des cous. Quant aux pattes, ils étaient en sang, mais le dragon semblait s’en moquer et elles étaient trop épaisses pour pouvoir les couper. Il se demanda s’il ne pourrait pas fuir. Une fumée âcre, en effet, entourait désormais les deux combattants. Mais à quoi bon se dérober, puisque sa seule raison d’être était, depuis la disparition de Vassilissa, cette montagne de cristal ? Il devait trouver le point faible de son ennemi.
– Je crains de souffrir, lui de périr, pensa Kochtchéï, c’est pour cela qu’il n’attaque pas avec ses trois têtes simultanément, il a peur que je puisse les trancher avant qu’aucune ne repousse. Je redoute la douleur, il peut être tué.
Il fallait l’occuper quelques minutes, l’empêcher de se régénérer… Il se souvint que la population avait promis de l’aider, que c’était même pour cela qu’il avait osé se lancer dans ce duel. D’un saut, il se mit hors de portée du monstre et harangua la foule.
– Habitants de la cité de verre ! Venez m’épauler. Ensemble, libérons-nous de ce démon !
Déjà, l’autre était sur lui et il dut de nouveau parer les coups redoublés de la bête excédée et se protéger de ses flammes. Il ne renonça pas, cependant, à réclamer le soutien du peuple. Il hurla :
– Si je succombe, personne ne pourra plus rien pour vous.
Quelqu’un – l’histoire, comme souvent, n’a pas retenu son nom – enfin, osa. Il se lança, une épée à la main. Une arme dérisoire. Il fut immédiatement écrasé par la queue du reptile, mais il donna du courage au reste de la population, lui montra le chemin. Bientôt, des centaines d’hommes se précipitèrent, frappant aux cuisses, au ventre, sur tout le corps. Le dragon ulcéré fouettait de son appendice, essayait de les anéantir avec ses pattes. Il alla jusqu’à cracher du feu et en tua des dizaines en quelques secondes. Mais d’autres arrivaient de toute la ville, décidés à en finir avec Idolichtiè. C’était, pour lui, comme une nuée de mouches, à peine plus dangereux, mais tout aussi agaçant. Cela bourdonnait et le rendait fou. Il ne savait où donner de la tête et il en perdit une, puis deux et enfin trois sans avoir pu réagir.
La foule regarda le tyran décapité, étonnée de son audace, pétrifiée devant l’exploit accompli. Ils avaient vaincu le maître des lieux, ils avaient tué Idolichtiè, le dragon aux trois gueules, le cracheur de flammes. Des milliers de morts gisaient sur la place, les maisons étaient en feu, partout les murs de verre avaient éclaté sous la chaleur des brasiers, mais ils étaient libres ! Un hurlement de joie retentit. Les gens s’embrassaient, chantaient, se congratulaient. Des danses s’improvisaient, on alla chercher du vin – ce n’était pas ce qui manquait dans la cité de cristal. Enfin, quelques-uns se rappelèrent que c’était Kochtchéï qui avait donné le coup fatal et la foule le porta en triomphe. Son nom, encore inconnu quelques instants plus tôt, était sur toutes les lèvres. On lui fit faire plusieurs fois le tour de la ville, on voulait que chacun voie l’individu qui les avait sauvés du monstre qui les terrorisait. Tandis que la cité fêtait son libérateur, déjà, son nouveau maître songeait à la façon dont il régnerait sur cette cité, à sa richesse et à sa gloire. Maintenant qu’il avait vaincu Idolichtiè, il sentait la magie venir à lui. La montagne, avant les hommes, reconnaissait ses droits, s’inclinait devant lui, lui enseignait sa science.
À cet instant précis, adulé par une population qu’il avait sauvée, respirant la féérie des lieux à pleins poumons, bouleversé par toutes les connaissances qui affluaient vers lui, ambitionnant de révolutionner l’univers, Kochtchéï oublia Vassilissa la très belle.
Pour un instant seulement
Il découvrit le moyen, par simple imposition de ses mains, de transformer toute chose en or, argent ou minéral précieuse, toute roche en cristal, en diamant. Sa fortune devint immense. Il importa du monde entier savants et sorciers, artistes et poètes, danseurs et chanteurs, jongleurs et acrobates en leur proposant des sommes astronomiques ou en offrant à d’autres ces montants pour les conduire à lui, pieds et poings liés. Onc ne vit cour plus brillante. Kochtchéï produisait des ouvrages constitués de fleurs, d’oiseaux, de petits animaux en cristal, en métal, en pierre pour se faire aimer, reconnaître et apprécier d’autres créateurs. Le peuple de la cité de verre ne regrettait ni ses morts ni son ancien maître. Partout, on chantait ses qualités, son brio, sa justice, etc.
Avec l’or, il put avoir autant de mercenaires qu’il souhaitait, sa puissance était sans égale et s’il ne chercha pas à envahir le reste du monde ce fut simplement parce que cela ne l’intéressait plus. Il avait rêvé d’un empire, mais ce territoire, porte ouverte sur un autre univers, celui de la sorcellerie, lui suffisait pleinement. Il ne voulait que cette montagne de cristal, cette cité de verre. Pourtant, ces merveilles, certains soirs, lui paraissaient bien ternes. Les soirs où il constatait qu’elle n’était pas là pour les admirer avec lui, c’est-à-dire tous les soirs.
Car Kukolka s’était trompée, la passion de Kochtchéï pour Vassilissa ne s’estompait pas. Il la voyait en toute chose et ce pic rocheux, si pur, si lumineux, n’était qu’un écrin pour son amour, l’écrin. Le joyau avait disparu. Le jour durant, il gouvernait, ordonnait ; la nuit, il parcourait, en pleurant, la terre, en songe, à sa recherche.
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé
Lamartine, L’Isolement
[1]Deutéronome 6-4 : Écoute, Israël ! l’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel.
[2]La guivre est une sorte de serpent aux écailles miroitantes, aux pouvoirs surnaturels ; le griffon a une tête et un corps d’aigle, des oreilles de cheval, et l’arrière d’un lion ; Cerbère est le chien des enfers. Il s’agit donc d’une tête de serpent, d’aigle et de chien.