Finist-Fier Faucon n’eut pas de mal à comprendre et apercevant en haut du donjon, une pièce aux fenêtres étroites, il sut immédiatement que c’était là qu’elle était emprisonnée, un cachot visible de partout pour qu’à chaque instant, où qu’il soit, l’Être -sans-mort puisse observer sa captive. Des barreaux condamnaient l’unique ouverture de la chambre-cachot, au centre de la ville de verre. Comme un canari dont la cage a été posée au bord d’une baie vitrée, Vassilissa pouvait, en se hissant, admirer le monde, le rêver ou, en fermant les yeux, le survoler. Elle n’en éprouvait que plus douloureusement sa captivité. Le faucon, qui était un oiseau, ressentit cette torture.
Il vit le lit, les draps de soie, les peignes, brosses en ivoire et métal précieux, les colliers, les bagues jetés sur la commode en bois d’ébène. Il comprit que c’était effectivement là qu’il la tenait emprisonnée ! Elle n’y était pas. Il éprouva un profond malaise : tout semblait immobile, figé pour l’éternité. Un froid intense régnait. Cela venait de la statue grandeur nature de Vassilissa. Une véritable merveille ! Il ne douta pas qu’il fut de la main de Kochtchéï. Durant sa traversée de la ville, il avait découvert son talent de sculpteur, entendu quelques témoignages, certains n’hésitant pas à le comparer à Phidias à cause du réalisme de ses œuvres et de la pureté de son or. C’était impressionnant, plus vrai que nature. Il imagina les longues séances de pose entre la captive et son bourreau et ne savait s’il devait s’extasier du résultat ou maudire l’artiste.
Soudain, il vit, au milieu de la chevelure de granit, la fine aiguille de bois.
– Le fou ! Il l’aime tant qu’il n’a pas pu s’empêcher de cacher sa mort dans sa statue.
Une bouffée d’orgueil s’empara de lui. Ainsi ce serait lui le héros du conte ! Lui, le petit faucon, qui tuerait l’Immortel, le Corps -sans-vie, le Corps -sans-âme !
Il saisit la pique à cheveux dans son bec, savoura la tendresse du bouleau.
Il se souvint alors des blessures portées par Kochtchéï, de ses chairs déchirées, de ses os brisés, de son propre trépas et de la souffrance indicible. Il se remémora l’aigle fouillant ses entrailles, le sentit à nouveau arracher des lambeaux de son corps, percer son cœur, fracasser son crâne et, durant tout ce temps, ses serres qui vous tenaient, écrasant votre poitrine, vous empêchant de frapper à votre tour ou simplement de parer les coups.
– Je veux le voir périr ! Qu’il sache que c’est moi ! Lire dans ses yeux cette certitude que je vais le tuer !
Il prit la fibule dans sa patte gauche et s’envola, lui, le petit faucon, pour affronter le gigantesque dragon qui terrorisait la région.
Dans les cieux, Kochtchéï sentit soudain que quelqu’un serrait entre ses doigts son cœur et le comprimait lentement. Il avait envie de vomir, sa vision se brouillait. « Quelqu’un empoigne mon âme ! », murmura-t-il. Surmontant son désespoir, sa douleur, respirant avec peine, il entreprit de rejoindre son palais, la tour, la chambre où trônait la statue de Vassilissa. À cet instant, le faucon sortit en passant au travers des barreaux. Il avait attendu trop longtemps et se trouva en face de son adversaire qu’il imaginait plus loin. Rugissant de colère, les naseaux en flammes, celui-ci se précipita sur lui. Affolé, Finist-Fier Faucon tenta de s’enfuir. Il avait, certes, la mort de Kochtchéï, dans ses griffes, mais pas assez de force dans sa serre gauche pour briser le bois, il aurait fallu le tenir avec ses deux pattes ou dans son bec. Il n’avait plus le temps de le faire ni l’esprit à cela. Sauver sa peau. Il vola le plus loin et le plus vite possible, essayant de jouer de sa petitesse. Dans son cerveau hébété par la terreur monta un fugitif espoir : le dragon ne pouvait rien contre lui, il était trop gros, trop puissant, toute violence de sa part détruirait la modeste pique à cheveux. Il y croyait encore quand des serres se saisirent de lui. Kochtchéï comprenant le danger d’être trop fort et de s’anéantir lui-même, s’était changé en aigle. Il avait immobilisé Finist-Fier Faucon, ce dernier était désormais incapable de bouger. D’ailleurs, il ne chercha pas à lutter. Acceptant son terrible destin, il ferma les yeux. Il allait revivre sa mort, subir de nouveau un dépeçage, sentir dans ses chairs le bec acéré. Il hurla.
L’immortel fouilla l’oiseau à la recherche du morceau de bois. Le faucon ne l’avait plus. Il l’avait lâchée avant d’être attrapé. La vision des rapaces est des plus performantes, mais parmi eux, celle des aigles est de loin la meilleure. Ils peuvent distinguer un objet d’une quinzaine de centimètres à plus de mille mètres et Kochtchéï aperçut la broche.
Elle était entre les doigts d’Ivan. Son pouce appuyait sur la fibule. Contrairement au petit faucon, lui était assez vigoureux pour la briser d’une main. De toute façon, le sorcier n’était plus capable de réagir. Il sentait comme un énorme poids écraser lentement sa poitrine et il eut du mal à respirer, à penser.
Les habitants de la cité virent voler dans le ciel une créature tout à la fois dragon, aigle, cheval, serpent, lion qui poussa un hurlement, bien humain celui-là. La seconde d’après, Kochtchéï était mort et il ne restait de lui que le cadavre désarticulé d’un enfant de dix, douze ans comme si, depuis que Zuma avait retrouvé son corps grenouille, les multiples métamorphoses qu’il avait connues n’avaient été que chimères.