Il en vint à sa deuxième demande, bien plus surprenante que la première.
– J’ai commis, pour survivre et acquérir cette fortune, tant de crimes que bien des fantômes risquent de réclamer mon âme pour la torturer. Il faudra qu’au moins l’un d’entre vous veille sur mon cercueil les trois premières nuits, qu’on me protège contre tous les malheureux que j’ai dû piétiner ma vie durant. Passé ce délai, je n’aurais plus rien à craindre.
La soirée infernale qu’il avait vécue dans le donjon n’était pas pour rien dans cette demande, mais, en réalité, elle n’avait fait que raviver des peurs plus anciennes. C’était une des conséquences de ses années de soldats. Quand vous vous êtes engagés pour vingt ans, quand les ordres se multiplient pour la seule raison de vérifier votre degré d’obéissance, quand la mort est proche, on est enclin au mysticisme, on est la proie des hérésies les plus bizarres. Aliocha et ses amis avaient l’habitude de veiller, les soirs de bataille, le corps des camarades tués au combat pour éviter que l’ennemi ne s’empare de leur âme. Aujourd’hui, c’était son tour.
Les trois garçons promirent.
Aliocha avait réalisé son destin et il avait pris toutes dispositions pour le préserver au-delà du tombeau. Pour ce faire, pour satisfaire son ambition, il avait sacrifié ses propres fils. Il ferma les yeux paisiblement.
Sitôt l’enterrement achevé, l’aîné alla trouver le cadet et lui dit :
– Je dois m’occuper des affaires de mon père. Il y a le domaine, les animaux et surtout les paysans. C’est tout au début qu’il faut leur montrer qu’ils ont toujours un maître-sévère-mais-juste. Je ne peux pas avoir l’esprit clair le jour si je ne dors pas la nuit, tu te chargeras donc de veiller sur lui.
Son frère protesta énergiquement. C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Non seulement Sergueï les avait dépouillés, mais il n’allait même pas obéir aux dernières volontés de leur père. Cette attitude remettait en cause le partage et un vent de révolte s’empara de lui.
– Il n’en est pas question ! J’ai donné mon accord pour que tout te revienne et, bien que les circonstances furent telles que je n’avais pas les moyens de refuser, je respecterai ma parole. Mais toi, dès lors que tu acceptes l’héritage, soumets-toi aussi aux codicilles.
– Tu as promis à notre père de m’aider en tout !
– T’aider, pas te remplacer !
Ce petit échange plutôt vif permit à Sergueï de mieux comprendre ce que son père craignait. Si son frère ne lui obéissait pas, qu’en serait-il de leurs paysans ? Il tenait la canne en cornouiller, à pommeau en argent tressé représentant une tête de chien toute ronde, assez lourde pour servir de massue. Aliocha portait constamment cet objet sur lui à la fin de sa vie, un symbole de sa réussite sociale et de son autorité sur ses moujiks. Le premier geste de Sergueï avait été de s’en emparer, une façon pour lui d’assimiler le fait qu’il était désormais le maître du domaine. Pour l’heure, il se demandait si ce n’était pas un signe de son père, « une main tendue à travers le mur du tombeau »[1] pour l’aider à gérer son héritage. Il se répondit oui et frappa son frère au bas ventre avec la poignée. La douleur fit perdre de sa superbe au cadet. Il était plié en deux, si surpris qu’il ne cria même pas. Sergueï en profita pour taper par deux fois, de toutes ses forces, sur le dos de Sériojka, en se servant, cette fois-ci, de sa canne comme d’un bâton. Il vit dans les yeux de ce dernier, cette peur et cette soumission si caractéristiques des paysans. Il cessa de le cogner. Celui-ci lui promit de veiller sur la tombe.
– Ainsi, se dit Sergueï, Père avait raison. Si nous n’y prenons garde, nous retournerons à notre ancien état, c’est déjà le cas pour mon pauvre Sériojka.
Celui qui avait été son égal, courbé, le dos brûlant, le sollicita :
– Sergueï, pouvez-vous me confier l’épée de notre père ? J’en aurais peut-être besoin pour le défendre.
– À quoi peut bien te servir une shashka pour lutter contre des esprits ? protesta l’aîné.
– À quoi peut-elle vous servir pour diriger un domaine ? répondit le cadet.
Le nouveau maître des lieux céda. Son frère, en le quittant, alla voir Ivan, le plus jeune des trois. Il lui tendit l’épée.
– Ivan, si tu veilles sur notre père trois nuits durant, cette arme qui lui a appartenu sera à toi.
Les yeux de l’enfant brillèrent de convoitise. La shashka était vraiment admirable. Long d’un peu plus d’un mètre, c’était une lame en acier, forgée par un expert. Légèrement incurvée comme il se doit pour un sabre cosaque, elle se prolongeait en une fine poignée du même métal, se terminant elle-même par un pommeau en forme de tête d’aigle. L’arme était lourde et tenait bien dans la main. Elle se rangeait dans un fourreau de bois recouvert d’un cuir usé par le temps. Il tenta néanmoins de marchander.
– L’épée pour une nuit. Que me proposes-tu pour les deux autres ?
Son frère, qui avait vu son héritage lui échapper, que l’aîné venait de rosser, fut ravi de pouvoir prendre sa revanche. Il craignait Sergueï, mais Ivan n’avait pas quinze ans… À la carotte succéda le bâton et l’enfant s’en tira à bon compte lorsque le cadet lui laissa l’arme promise.