Elle ouvrit les yeux et comprit qu’elle s’était évanouie. Jamais elle n’aurait pensé que faire naître un enfant était aussi épuisant. Elle se redressa sur ses genoux, sa tête tournait et elle dut se mettre à quatre pattes. Elle se demanda si le mieux n’était pas de se recoucher, de se reposer à nouveau. Le soleil était descendu derrière la montagne, le ciel était en feu. Elle tenta de deviner ce que tout cela annonçait. Dans l’immédiat, cela voulait dire que la vallée serait bientôt dans le noir et qu’elle devait se dépêcher. La chose sanglante avait roulé et se tenait aussi loin d’elle que le lui permettait le cordon ombilical. Elle vérifia son sexe. C’était un mâle. Par méchanceté, elle décida de le couper au plus court (la tradition disait que plus celui-ci était long, plus viril serait le garçon), mais, au moment de passer à l’acte, elle se ravisa. Il était mort. À quoi bon l’humilier en plus ? Et elle lui accorda un doigt de plus que la normale. Quand elle trancha le lien qui les unissait, le paquet sanglant se mit à gémir. Il était donc encore en vie ! Elle se dépêcha de nouer. Elle le prit dans ses mains. Il pesait lourd, comme de la pierre. Elle était si fatiguée. Pourquoi s’épuiser à atteindre la rivière ? Il bougeait faiblement et geignait. Elle eut l’impression qu’il pleurait. Un sentiment nouveau naquit en elle qu’elle ne put identifier.
– Tu sais, mon tout petit, il vaut mieux périr qu’avoir Baba Yaga comme mère.
Ainsi donc, c’était vrai ce que l’on disait de l’instinct maternel ! Son corps se dressait contre son esprit, la chair plaidait en faveur de la chair, son sang criait « pitié », mais sa raison conseillait de ne pas céder, lui rappelant de qui il était le fils. Chaque pas lui coûtait. Elle serrait maintenant la créature contre elle, sans motif. Plus précisément pour la protéger du froid, pour la réchauffer une dernière fois avant de la noyer. Elle avait beau grommeler que c’était ridicule, cette prévenance envers sa victime, elle ne voulait pas le faire souffrir inutilement ! La nuit était en effet tombée et la fraîcheur était pénétrante, quelques lucioles arrivées en hâte éclairaient vaguement la scène. Elle sursauta au contact avec l’eau glaciale et cela lui permit de vaincre la compassion qu’elle éprouvait. Elle plongea la chose dans la rivière. Surpris par la violence et la température du torrent, l’enfant poussa un cri et sa main se saisit du pouce de la vieille femme, s’y accrochant comme on le fait avec un tronc pour ne pas être englouti. Pauvre être si faible et qui cherchait refuge chez celle qui l’assassinait ! Les minuscules doigts serraient, réaffirmaient la confiance de tout bébé envers sa mère. Un geste venu du fond des âges. Le courant le débarrassa de tout le sang qui l’enlaidissait. Rien en lui n’indiquait un démon. Bien au contraire, si c’était un non humain, c’était un ange tant il était beau.
« Maman » disait la douce pression des phalanges. Le bébé avait confiance en elle, avait foi en elle. Elle ne se sentait pas de force à le trahir. C’était atavique.
Elle le ressortit de l’eau. Il toussota, crachota comiquement et la regarda avec un grand sourire. Elle le lui rendit avant de le serrer contre sa poitrine pour le réchauffer, se maudissant d’être une vieille femme sans chaleur. Pour la première fois de sa vie, elle regretta de n’être pas comme les autres, de ne pas avoir eu de montée de lait, de ne pas avoir cette générosité du corps féminin. Elle embrassa néanmoins son enfant.
Maintenant, Baba Yaga gravissait la pente, retournant rapidement à sa hutte, fuyant le cours d’eau qui grondait, réclamant sa proie.
Ce ne fut que bien plus tard, une fois le bébé couché, emmailloté qu’elle se reprit. Venir au monde est un effort épuisant, surtout dans ces conditions, et le nouveau-né, rassuré par les caresses de sa mère, par les soins qu’elle lui avait prodigués, par la douceur de l’antre et peut-être même par cette atmosphère renfermée qui devait lui rappelait le ventre d’où il sortait, s’endormit, relâchant son contrôle. Alors, Baba Yaga retrouva ses esprits. Elle comprit que la chose, l’engeance du diable, l’avait manipulée. Son « instinct maternel » était fictif, c’était le démon qui se défendait, qui se protégeait, qui lui inspirait ces sentiments. Pour qu’elle ne le tue pas !
Elle songea à le reprendre, à le ramener au torrent et, cette fois-ci, à l’y jeter pour de bon. Puis elle réalisa que c’était impossible. Sitôt dans ses bras, il la manipulerait derechef ! Non, la solution était de partir discrètement, de fuir sa cabane, de revenir plus tard quand il serait mort de faim. Combien de temps, un bébé peut-il survivre sans nourriture ? Un jour ? Deux jours ? Une semaine ? Elle se décida pour un voyage d’un mois. Et si quelqu’un venait durant son absence ? Ne ferait-elle pas mieux de rester aux alentours ? Elle rejeta cette option : le risque qu’il parvienne de nouveau à la manipuler était trop grand. De toute façon, la chaumière savait comment éviter qu’un intrus n’entre chez elle.
Pourtant, elle ne bougeait pas, elle débattait avec elle, encore et encore, multipliant les raisons de s’en aller. Elle demeura longtemps assise, éveillée, se maudissant, incapable d’abandonner son bébé. Non parce qu’une volonté diabolique s’imposait à la sienne – il dormait comme un ange –, mais parce qu’elle sentait toujours la pression des doigts minuscules autour de son pouce.
[1]Grand-mère en russe.
[2] Il s’agit du mont Chauve, situé près de Kiev : cf. le poème symphonique Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski.
[3]Prénom russe féminin signifiant Amour ou Charité.