Une fille d’une vingtaine d’années s’approcha de Laszlo. Dieu qu’elle était magnifique ! Le jeune violoniste n’en avait jamais vu d’aussi séduisante. Elle avait de merveilleux yeux bleu-violet tendre. Ses cheveux brun doré descendaient en cascade cacher ses seins d’albâtres et préserver en partie sa pudeur, mais ils n’étaient pas assez longs pour le reste. Elle n’était pourtant pas nue, une plante sortait de son sexe, s’enroulait autour de son corps, grimpant vers la tête, ses feuilles d’un vert clair caressaient sa peau, s’immisçaient dans son nombril, barraient son dos, soulignaient la naissance de sa poitrine, lui chatouillaient le cou. De grandes fleurs formées de trois ou quatre pétales un peu tors, jaunes ou blancs, l’une s’épanouissant contre son oreille, couronnaient le front. Un parfum de printemps s’échappait d’elle, accentuant la douceur de ses traits, rendant son être plus désirable. Le végétal avait pris possession de la jeune fille et s’en nourrissait pour se développer. Dans une symbiose parfaite de chair, de couleur et d’effluves, elle offrait en retour à son hôte sa beauté et sa fragrance, faisant d’elle une femme-fleur. La sorcière parla, son timbre était clair. Elle voulait qu’il sache, elle le sentait capable de s’associer à elles. Elle lui expliqua ce que murmuraient ses sœurs dans une langue oubliée.
– Elles plaident pour la survie des hommes. Elles disent à la Terre qu’ils ne sont pas responsables, qu’ils sont par nature irresponsables, que nous comprenons sa colère, que nous la partageons. Nous sommes si proches d’elle. Nous endurons de votre part les mêmes tourments, le même égoïsme, le même mépris, la même violence.
Au fur et à mesure, elle traduisait les plaintes des siennes, décrivant tout ce que la nature et les femmes subissaient. Mais très vite, elle cessa. Elle se tut tant les pleurs et les souffrances dépeintes la bouleversaient. Les mots ne consolent pas, ils ne font que raviver la douleur.
– Maintenant, nous lui demandons de vous pardonner. Encore une fois. Encore et encore… Comme une mère à des enfants turbulents, comme nous le faisons nous-mêmes. Inlassablement. À ton tour, joins tes prières aux nôtres. Joue du violon ! Donne-lui une raison de vous aimer. Qu’elle sache que si vous disparaissez, aucun être ne la célèbrera aussi bien que vous. Chante ! chante la nature !
Laszlo reprit son instrument. Sa plaidoirie était tendre, tout empreinte encore de la tristesse des sorcières. Il resta longtemps seul. Puis la balalaïka, plus démonstrative, l’accompagna, ainsi que les percussions. Soudain, rompant avec tout ce chagrin, la flûte réapparut entre les doigts de Jacinto et fit entendre le pardon de la terre, réveillant les herbes, les fleurs, les arbres. L’air se réchauffa sensiblement et la nuit devint agréable. Les femmes se levèrent, heureuses. Encore une fois, elles avaient sauvé le printemps et réconcilié la nature avec les hommes !
Désormais, une allégresse étonnante régnait sur le sommet du mont et les gitans donnèrent le meilleur d’eux-mêmes guidés par les réactions des sorcières qui se laissaient emporter par la musique. Après avoir été en repentance, elles demandaient maintenant à la Terre de se montrer généreuse pour l’année à venir et offraient en échange leur beauté, leur joie, leur plaisir. Les morceaux se succédaient de plus en plus endiablés. Les filles formèrent des chaînes qui s’entrecroisaient. On se tournait autour, on gambillait, on riait, on sautait. C’était lubrique, effronté. Faisant l’homme, faisant la femme, les danseuses se trémoussaient les unes contre les autres, se frottant les seins, présentant à leur partenaire fesse ou sexe. Elles firent une sarabande d’enfer.
Une chèvre, attirée par le bruit, abandonnant la protection des bois, s’approcha. Elle était toute blanche et se détachait dans le noir de la nuit. Elle regarda, éberluée, ces femelles se déhancher. Puis, voyant qu’elle n’avait rien à craindre, tout en gardant cependant ses distances, elle frappa le sol de ses sabots pour cadencer les mouvements. À ce signal, une deuxième créature sortit de l’ombre, puis une troisième, puis une autre encore. Cabris, renards, chevaux, chats, hiboux marquaient le rythme et les sorcières se laissèrent diriger par les animaux en riant. La folle farandole se poursuivit une heure ou deux.
Minuit. Les chants, les danses cessèrent et l’on put percevoir des gémissements continus.
De pâles jeunes filles, parfois nubiles, nues ou revêtues d’une longue tunique diaphane – leur linceul –, certaines couronnées de feuilles de chêne ou de saule, venaient d’apparaître et approchaient timidement vers le groupe. C’étaient celles qui avaient connu une fin tragique dans l’année. Noyées, pendues, assassinées, violées ou simplement mort-nées, elles avançaient, blêmes, le visage triste, les lèvres blafardes, les yeux apeurés, portant encore sur elles les marques de leur décès, blessures ouvertes, traces violacées… Elles avaient froid. Leurs sœurs les accueillirent, les serrèrent dans leurs bras pour les réchauffer, les consoler. Loin d’être effrayés par tous ces fantômes, les gitans pleuraient silencieusement. Ne sachant comment réconforter les malheureuses victimes, ils reprirent leurs instruments. La musique se ranima doucement, d’abord tendre, puis plus dansante. C’était une invitation à oublier leurs souffrances. À vivre même morte. La Terre était, elle, toujours vivace et, après l’hiver, refleurissait.
La sarabande était repartie, plus débridée que jamais. Les plus vieilles sentaient la sève monter en elles, mais rien n’était comparable à la folie qui s’emparait des plus novices et des vierges. Tandis que les anciennes prenaient le temps d’une pause, d’un morceau, d’un verre, elles s’amusaient, s’attiraient, se défiaient, se moquaient. Vivantes et mortes se mêlaient en des joutes amoureuses. Elles se croyaient invincibles.