Vassilissa s’en prit à sa poupée.
– À cause de toi, Zuma, la grenouille, n’est plus !
Kukolka baissa la tête, coupable. Elle, aussi, était malheureuse d’avoir cru que Kochtchéï avait un cœur. La voir se sentir si fautive, si pleine de remords troubla la jeune fille. Pour se faire pardonner, elle prépara un vrai festin à sa compagne des bons et des mauvais jours et la posa au milieu des plats.
– Mange, ma petite amie. Faisons la paix, ne nous quittons pas fâchées.
Pour la première fois, le minuscule être de chiffon n’avait pas d’appétit. Vassilissa, non plus. Ainsi donc, quoi qu’elle puisse exiger, Kochtchéï l’accorderait. Kukolka regarda son assiette longtemps, sans dire un mot, sans avaler une miette. Elle releva enfin la tête et murmura :
– Ne désespère pas ! Retrouvons-nous au petit jour. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
Elle avait trouvé la solution depuis belle lurette, en fait depuis que le sorcier avait demandé la main de Vassilissa, mais elle n’avait pas osé la lui dire, car c’était pire que d’obliger Kochtchéï à voler le mortier à Baba Yaga ou à tuer Zuma. Elle chercha vainement un autre moyen. Il n’y en avait pas. Au petit matin, vaincue, elle en parla à la jeune fille.
– Fais-toi belle pour exposer ton ultime désir à Kochtchéï. Le connaissant désormais, il ne saurait te le refuser. Qu’il t’offre la broche en bois épinglée à sa veste en échange de ta promesse d’être sa femme !
Ainsi fit Vassilissa. Elle avait une totale confiance en Kukolka. Elle prit un bain chaud pour détendre sa peau, souligna sa bouche, ses cils, ses sourcils, raviva ses joues. Ses longs cheveux coulaient sur ses épaules. Avec des gestes sûrs, elle les rassembla sur le dessus en queue de cheval qu’elle ramena en arrière avant de la torsader pour en faire une tresse. Elle l’enroula ensuite en un charmant chignon maintenu avec une pique en if. C’était la première fois qu’elle s’en faisait un et, lorsqu’elle se contempla dans un miroir, elle fut surprise par son reflet. Elle n’avait pas l’habitude de se maquiller, de se coiffer ainsi. Cela lui allait merveilleusement bien, donnant à ses traits une plénitude et une sérénité qu’elle n’avait pas. Elle espérait avoir une petite chance, elle croyait encore n’être qu’une enfant, elle découvrait qu’elle était définitivement femme. Elle se vit telle que Kochtchéï la voyait et comprit qu’il ne l’épargnerait pas.
– Si je dois être votre épouse, j’exige cette broche que vous portez au revers de votre vêtement, tout contre votre cœur.
Kochtchéï regarda l’objet en bois de bouleau. Mille questions l’agitaient, mais il ne prit pas la peine de se les poser. Il était plus que troublé par l’ultime métamorphose de Vassilissa. Il avait quitté la veille une jeune fille, il se trouvait devant une femme à la beauté épanouie. La rose avait éclos, ne leur laissant aucune chance, ni à lui ni à elle, leurs deux destins désormais et à jamais étaient liés. D’un large sourire, il ôta la broche de son veston et le tendit à Vassilissa.
– Accordez-moi encore une nuit, dit-elle en tremblant.
À peine fut-il parti que Vassilissa se tourna vers sa poupée, elle voulait des explications. Celle-ci répondit tristement :
– Kochtchéï est immortel. Baba Yaga et lui ont découvert un moyen de l’être : on ne peut les tuer, car ils ont dissimulé leurs morts en dehors de leur corps. Sa cachette, tu la connais à présent, c’est cette broche ! Brise-la et il ne sera plus. C’est un monstre, tu rendras service à tous !
La jeune femme regarda attentivement l’objet entre ses mains. C’était une simple pique, pointue d’un côté, plus évasée de l’autre. Il était d’un bois clair, jaunâtre, tendre et doux comme l’âme d’un enfant. Ainsi tout s’expliquait, son attitude, sa méchanceté, son mépris des êtres, la répulsion qu’elle ressentait pour lui. Il était un corps sans vie. Quel prix les hommes n’étaient-ils pas prêts à payer pour acquérir l’immortalité ? Et maintenant, le magicien était plus fragile qu’une fourmi. Il suffisait qu’elle serre trop fort la fine pointe qu’elle tenait. Elle se tourna vers son amie.
– Je ne peux le faire. Il me l’a donnée. Il m’a fait confiance. Je ne puis le trahir.
Kukolka la regarda, désespérée.
– Je ne suis qu’une poupée. Si j’étais une personne, je le ferais sans hésiter pour toi, mais je ne peux briser un objet.
– Si tu en avais la possibilité, je t’en aurais empêché par respect pour son amour.
– Peut-être es-tu plus sage que moi ? Désormais, je ne puis plus t’aider. Si Kochtchéï vit, tu l’épouses ou il te tue !
Vassilissa serra son ange contre elle.
– Ne sois pas désolée, petite poupée, tu ne m’as jamais reniée. Tu as toujours été là ! Ne t’en fais pas, allons dormir. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin. Tu me l’as si souvent affirmé. D’ailleurs, je ne crains plus la colère de Kochtchéï. Demain, il découvrira ma réponse.
Les larmes aux yeux, la jeune femme souriait. Elle n’avait plus peur, elle avait accepté son destin et, jamais, elle n’avait été aussi belle. Kukolka comprit à demi-mots. Dans un sursaut, elle lui donna son dernier conseil :
– Ne fais pas cela, Vassilissa. Tu peux vivre ! Il y a un moyen d’échapper à Kochtchéï : revêts la peau de la grenouille et va te cacher au fond d’une mare, jamais il ne te retrouvera. Patiente deux, trois ans et son cœur volage t’aura oubliée. Il est, comme sa mère, avide de tout, attaché à rien.
Comme Vassilissa se penchait pour la prendre, elle l’arrêta.
– Tu ne peux m’emmener, je te trahirais. N’a-t-on jamais vu une grenouille jouer à la poupée ?
Elle essaya de sourire en imaginant la scène, mais des larmes, de vraies larmes coulèrent sur le tissu.
– Séparons-nous ! Tu es maintenant grande. Sois heureuse, mon enfant. Disons-nous adieu.
Elles pleurèrent longtemps ensemble, puis la jeune femme revêtit la peau de Zuma, se transforma et s’en fut.