Misayre
Il y avait autrefois, à la sortie du village de M., une isba, non loin de l’orée de la forêt. La maison était petite, en bois, peinte en rouge et rehaussée par de belles fenêtres et de nombreuses moulures blanches. Autour, on trouvait un joli potager bien entretenu et assez grand pour le bonheur d’une famille. Quelques massifs de fleurs venaient agrémenter l’aspect trop utilitaire du jardin. Ce qui frappait le visiteur était l’impression de bonheur qui en émanait. Les lieux que nous habitons refléteraient-ils nos états d’âme ? On y était en effet heureux. Fiodor était un honnête commerçant qui ne lésinait pas sur ses forces et ses affaires tournaient bien. Il avait ramené de ses périples une épouse, Lioubov, qui alliait charme, sagesse et gentillesse, et le voyage avait été suffisamment long, presque deux ans, pour qu’une très jolie petite fille aux yeux violets qui répondait au doux nom de Vassilissa les accompagne.

Le brave marchand avait fait comme Joseph avec Marie, il avait prolongé sa tournée en traversant, officiellement pour le travail, des régions de plus en plus lointaines afin qu’à son retour, personne ne puisse douter, en comptant sur ses doigts, que la gamine n’était pas de lui. L’astuce avait bien fonctionné et l’avait même enrichi. Il avait rencontré Lioubov dans un marché et avait réussi à attirer son attention… en se taisant. La chose était assez amusante pour qu’il ne prive pas de la raconter et tout le village était au courant.
Comme tout bon marchand, Fiodor haranguait la foule, criant pour couvrir les appels des autres vendeurs qui en faisaient autant. C’était une vraie cacophonie. C’est alors qu’il l’avait vue, de profil. « La plus belle silhouette qui se puisse exister », commentait-il. Il s’était tu et sa voix, brutalement absente, avait surpris Lioubov qui s’était tournée vers lui. Le devant valant largement le côté, il s’était mis à rougir et elle s’était avancée vers lui en riant.
La suite, il préférait ne pas en parler, personne d’ailleurs n’insistait pour savoir. On imaginait le coup de foudre réciproque, l’étranger est toujours source de passion : rejet ou amour. Il avait dû paraître plus beau qu’il ne l’était, puis le voyage, la découverte ensemble de nouveaux mondes, avaient fini de nouer ce que la surprise, le dépaysement avait rapproché. En réalité, c’était beaucoup plus prosaïque que cela. Très vite, on avait parlé mariage : Lioubov était enceinte, il lui fallait convoler et quitter la région avant que cela ne se voie ou pire que sa fille ne naisse, sinon celle-ci serait une bâtarde et elle une moins que rien. Les garçons qui la courtisaient, la traiteraient comme une putain. Fiodor était un brave homme, il était amoureux, il n’hésita pas, heureux d’accueillir Vassilissa, elle qui, pour se faire adopter, lui offrait en cadeau sa jolie maman.
Lioubov fit quelques jalouses, Fiodor était un beau parti, il n’y en a pas tant que cela dans les villages et elle était vraiment superbe, mais tous apprécièrent Vassilissa. C’était une délicieuse enfant qui ne pensait qu’à s’amuser, rire, courir, chanter. Contrairement aux autres familles de la commune qui partageaient une pièce commune, le marchand avait transformé son petit grenier en une alcôve, un nid d’amour, laissant à Vassilissa l’imposant bas flanc du rez-de-chaussée, à elle et à ses innombrables jouets. Son père lui en rapportait de très simples de ses voyages et il en faisait beaucoup pour son travail ; Lioubov, elle, les faisait naître de toute chose : papier, bois, racine, feuilles, champignons dont elle arrêtait la croissance ou la décomposition en les trempant dans des liquides colorés. Mais le grand plaisir de l’enfant était d’aider sa maman au jardin. Avec le temps, elle devint, à son tour, habile et soigneuse. Elles parlaient aux plantes et celles-ci semblaient réagir au son de sa voix.
La fleur n’était encore que bouton qu’elle égalait en beauté sa mère et dépassait de loin toutes les autres femmes du village et celles de la bourgade voisine. Quand son père rentrait, il passait de longues heures à s’amuser avec elle, émerveillé par tout ce qu’elle faisait ou disait, la redécouvrant après chaque absence.