Princesse grenouille
Il était une fois un tsar, fort sage et qui avait su s’entourer de conseillers compétents. Le plus écouté d’entre eux était un vieux précepteur du nom de Bronia. Ce dernier lui avait été recommandé par feu son père lors de son accession au trône. Fort de ce parrainage, il avait voulu influencer la politique russe, donner des avis multiples et variés, mais comme le nouveau souverain n’en faisait jamais qu’à sa tête, l’habile homme décida de se taire. Depuis il avait l’oreille du monarque. Celui-ci avait aussi trois filles, toutes plus belles les unes que les autres. L’aînée était la plus mignonne, même si elle boitait, la cadette la plus jolie en dépit d’un léger strabisme, quant à la benjamine, c’était sans hésiter la plus charmante malgré un défaut pas trop rédhibitoire. Il n’y avait pas de royaume plus heureux, plus puissant que la Russie de cette époque. Comment le tsar pouvait-il en douter alors qu’il parcourait, souriant dans sa barbe blonde, en habit de général des hussards, tout blanc avec des cordons dorés à profusion, des médailles barrant son torse et un grand bonnet bien chaud, les salles de son palais, le sol couvert de lourds tapis richement brodés venant de toutes les contrées de son immense empire, les murs décorés de peintures et de tentures, suivi par une multitude de courtisans se bousculant du matin au soir pour satisfaire ses moindres fantaisies ? Sa puissance semblait illimitée et il ne voyait de son peuple que le visage ravi de son entourage.

Un prince arabe se présenta. Il était de petite taille, avait des traits très fins, de magnifiques yeux noirs, beaucoup de prestance et d’ambition. Il demanda et obtint la permission du monarque de faire la cour à ses filles. Il tenta sa chance avec l’aînée. Comme c’était un habile danseur, dès qu’il entendait une musique, il l’entraînait dans des tourbillons endiablés. Au bout de trois jours, elle était sur les genoux – pardon, à ses genoux – et ne jurait que par lui. Il fit, alors, du charme à la cadette lui offrant des miniatures d’elle peintes par les meilleurs artistes perses qui surent mettre en valeur son regard. La pauvre en était si émerveillée qu’à la tombée de la nuit, elle était amoureuse du redoutable don Juan. Pour la benjamine, il utilisa la poésie perse qui exalte la femme, la comparant tantôt à une fleur, rose ou jasmin, tantôt à un animal, perdrix, gazelle ou chamelle et surtout n’évoquant jamais, au grand jamais, ce défaut pas trop rédhibitoire. Quand il fut certain qu’aucune ne dirait non, il alla faire sa demande à leur père, lequel était perplexe par cette méthode tout orientale de faire sa cour.
– Laquelle de mes filles désirez-vous finalement ? questionna le tsar quelque peu dérouté.
– Mais toutes les trois ! Dans mon pays, nous pouvons avoir autant d’épouses que nous voulons, ainsi je pourrais cumuler les trois dots.
Cette franchise déplut beaucoup au souverain et même un petit peu aux princesses qui pleurèrent abondamment. On se contenta de chasser le malotru sans même lui répondre, car c’était un étranger, un barbare ignorant des bonnes mœurs. Hélas ! Si l’arabe était un modeste prince, son frère était un grand roi. Celui-ci fit venir tous ses vassaux, leur conta comment on avait traité quelqu’un de son sang, affirma que l’infamie qu’il avait subie rejaillissait sur eux tous et les appela à laver leur honneur. Il finit son discours par ces mots :
– Depuis son arrivée sur le trône, ce tsar sans envergure cumule les erreurs politiques. À l’intérieur de son pays, il favorise une cour au détriment de seigneurs plus nobles, plus vertueux, plus prompts à manier l’épée que les courbettes. Résultat : ses généraux sont plus habiles à la contredanse qu’à la contre-attaque et il s’est mis à dos quelques puissants féodaux qui pourraient nous soutenir. À l’extérieur, la Russie, qui n’est plus crainte, a perdu beaucoup d’alliés, ce qui l’affaiblit d’autant. Nous pillerons ce pays, nous emmènerons les princesses russes et nous les vendrons sur nos marchés à esclaves. Voulez-vous venir avec moi, partager ma gloire et le butin et laver l’affront fait à mon frère ?
Tous jurèrent de venger l’honneur de leur monarque et ce fut une troupe innombrable qui traversa la frontière pour s’emparer de la Russie, détruisant, brûlant, volant tout sur son passage et se dirigeant vers la capitale. L’armée semblait incapable de leur résister.