– Demande à Kochtchéï la peau de Zuma, la grenouille. Quand il était enfant, Baba Yaga, sa mère, ne s’est jamais occupée de lui, Zuma partagea sa solitude, s’amusa avec lui, fut une grande sœur. Jamais, il ne consentira à tuer le seul être qui lui montra un peu d’amitié. Puisque ce sera lui qui aura refusé, il ne pourra t’en vouloir.
Zuma, la grenouille, sortit de l’eau en apercevant Kochtchéï. Elle était si heureuse de le revoir qu’elle ne remarqua pas la tristesse dans son regard.
– Coa, coa, tu retournes chez Baba Yaga ?
– Non, je suis là pour toi.
– Alors, dépêche-toi de te transformer et viens me rejoindre.
Ils nagèrent de concert, Kochtchéï, étant un peu plus petit que son amie, compensait la différence de taille en se montrant plus habile, plus hydrodynamique qu’elle, mais il se fatigua vite. Elle lui proposa ensuite de l’imiter en toute chose et elle se lança dans une série de mouvements très acrobatiques. C’était leur jeu préféré, car, n’étant pas une vraie grenouille, le sorcier finissait toujours par se tromper, ce qui faisait rire Zuma jusqu’aux larmes si tant est qu’elle en ait. Cette fois-ci, son compagnon faisait tant d’erreurs que cela n’était plus drôle. Du coup, ils terminèrent en prenant un bain de soleil sur une feuille de nénuphar.
– Coa, coa, tu sembles tout chose, Kochtchéï ! As-tu le mal de tête ou le mal d’amour ?
Le fils de Baba Yaga resta songeur. Qui avait inventé cette expression « le mal d’amour » ? Cela signifiait-il que l’amour rendait malade ou que l’amour engendrait le Mal ? Il était sorcier, adepte de magie noire, mais il ne connaissait aucun sortilège capable de faire commettre par une personne, sans aucune contrainte, de sa propre volonté en quelque sorte, un crime aussi atroce. Zuma n’était pas seulement une amie d’enfance, c’était, dans son univers, une petite bulle de bonheur, de camaraderie, un peu d’oxygène. Il comprenait la demande de Vassilissa, elle ne pouvait pas saisir ce qui l’unissait à Zuma. Elle pensait que c’était une rivale et avait exigé sa mise à mort. Quoi de plus naturel ? Il ne pouvait qu’accéder à ce vœu, satisfaire ce désir. Il était d’ailleurs temps de le faire.
Il se déploya de toute sa longueur et, en un instant, retrouva forme humaine. Il posa sa main à côté de Zuma.
– Viens, j’ai quelque chose à te montrer. C’est une surprise.
Quand elle sauta dessus, elle fut étonnée par sa taille. Minuscule, elle semblait perdue au cœur de la paume. Avec son index, Kochtchéï caressa doucement la petite grenouille pour la rassurer. Son dernier attouchement. Il se demanda si la pauvre bête en éprouvait du plaisir. C’était difficile à dire. Tandis que son doigt parcourait la peau ruisselante d’eau, le cœur du batracien battait plus fort, mais était-ce de bonheur ou déjà de peur ? Il posa sa seconde main par-dessus, faisant une minuscule cage autour de son amie.
D’abord, Zuma s’en amusa. Il lui avait dit « j’ai quelque chose à te montrer » et il commençait par lui cacher la vue. L’obscurité totale ne lui inspirait aucune appréhension, elle était littéralement entre ses mains et cela lui plaisait ! Puis arrivèrent les premières questions, car Kochtchéï ne bougeait pas et ils étaient seuls. D’où allait donc sortir la « surprise » ? Quand elle se rendit compte que la cage de chair était bien petite, que l’air allait manquait si elle demeurait trop longtemps enfermée, elle eut enfin un premier mouvement de panique. Elle coassa aussi fort qu’elle put, donna des coups de patte, se redressa pour venir buter contre la paume et alerter son ami. Pourquoi ne réagissait-il pas ? Pourquoi ne se déplaçait-il pas ? Qu’attendait-il ? Elle réalisa qu’en s’agitant ainsi, elle consommait le peu d’oxygène qu’il lui restait. Il fallait qu’elle se calme, qu’elle patiente paisiblement jusqu’à sa libération. Une angoisse terrible se saisit de son être. Elle le voyait ouvrir sa main pour lui montrer un beau paysage, une belle fleur, un beau champignon, et la découvrir inanimée. Elle imagina son chagrin et se désespéra de ne pouvoir lui éviter une telle souffrance. Elle se sentait si faible. Elle cessa de se débattre. C’était trop bête de s’affoler, tout finirait bien. Comme les pétales d’une rose qui éclot, les deux paumes s’écarteraient, l’air frais envahirait ses poumons, elle garderait les yeux clos pour profiter au maximum de cette bouffée, ils en riraient ensuite quand elle lui expliquerait qu’elle avait failli disparaître. Ce fut sa dernière image et elle mourut ainsi, détendue, heureuse. Kochtchéï, les mains toujours réunies, pleurait. Zuma avait cessé de bouger et il se demanda si elle avait beaucoup souffert. Il n’avait pas eu le choix du procédé, il ne voulait pas que la peau qu’il offrirait à sa future femme soit détériorée par des marques de coups.
Contemplant attentivement le corps de Zuma qu’il tenait par la patte, Kochtchéï hocha tristement la tête. Vassilissa allait être satisfaite ! Il lui apporta la dépouille le soir même. La belle lui demanda de patienter jusqu’au lendemain. Kochtchéï approuva, il était trop sonné pour réclamer son dû.