La rencontre
Cela faisait plus de deux ans qu’ils s’étaient mariés. Au début, on avait été outré ; ensuite, on avait ri ; maintenant plus personne n’en parlait et le couple vivait heureux. Finist-Fier Faucon et Loup-Féroce étaient toujours là, remettant chaque jour leurs adieux au lendemain. Ainsi sont les amis, éternellement en partance et ne se décidant jamais.
Le jeune homme se comportait en mari attentif. Elle était sa femme, elle était aussi une grenouille, cela n’était pas incompatible, mais demandait quelques aménagements. Si pour l’extérieur, ce fut aisé – il suffisait de creuser un étang pour que sa compagne puisse profiter de la propriété et la présence d’un ruisseau facilitait la chose –, pour l’intérieur, c’était plus complexe. Dans le salon, il fit construire un terrarium qui faisait toute la surface d’une table basse, avec des parois pas trop élevées afin qu’elle ne se sente pas enfermée. De la bonne terre, des galets, des plantes d’appartement et une mini-mare formée par une grande coupelle, mais pas assez profonde pour y nager, dont on renouvelait régulièrement l’eau. Pour la distraire, il y avait des bibelots, un pont qui n’enjambait aucune rivière, une petite cabane inhabitable, etc. Vassilissa jouait à cache-cache en s’abritant derrière tout ce qu’elle pouvait, racines, branches, pots ; la malheureuse faisait tout ce qu’elle pouvait pour montrer sa joie de passer une soirée dans cet environnement, elle ne pouvait tromper Ivan. Tandis qu’il était confortablement installé dans son fauteuil, Loup couché à ses pieds et Finist-Fier Faucon sur un lustre, elle pataugeait dans cette fausse mare si rapidement sale. Parfois, pour la distraire, il lui lisait des romans de chevalerie. Mal, ayant pratiqué, enfant, l’école buissonnière. Et puis comment se passionner pour les exploits de personnages fictifs qui n’avaient pas accompli un réel « haut fait » ?
Heureusement, il avait fait aménager dans leur chambre, à côté du grand lit, une baignoire. Avec un rebord assez imposant pour que Vassilissa puisse y trouver de la terre, des plantes. Le soir, les serviteurs la remplissaient d’une eau tiède et, attention délicate, laisser flotter deux ou trois feuilles de nénuphar. Avant de se coucher, Ivan prenait un bain, sa grenouille de femme nageait autour de lui. Pour Vassilissa, c’était du pur bonheur. Les époux s’entretenaient de tout et de rien, parlaient de leurs journées respectives. Quand l’eau devenait fraîche, Ivan gagnait son lit.
Il s’endormait rapidement. C’était un homme sans histoire, franc et nul remords, nul regret ne le tenait éveillé.
Vassilissa attendait encore un peu, puis elle rejetait sa peau de grenouille pour aller le rejoindre. Elle se couchait à ses côtés. Elle regardait, avec ses yeux de femme, ce corps athlétique, ces traits harmonieux. Chaque soir, son désir était plus grand. Mais bientôt elle sentait l’esprit maléfique de Kochtchéï qui parcourait le monde à sa recherche, alors, elle se dissimulait à nouveau et, ne quittant pas son mari des yeux, s’endormait enfin sur son oreiller. Kukolka lui avait dit que le sorcier l’oublierait, elle s’était trompée.
Ivan, à son réveille, la trouvait ainsi assoupie et souriait. Après quelques jours pour qu’il comprenne qu’elle le rejoindrait dans la nuit, il fit construire une petite rampe sur le côté afin de lui faciliter le passage, mais elle ne l’emprunta jamais et, chaque fois, redevenait Vassila la très belle pour traverser le mètre qui séparait la baignoire du lit.
Il aurait suffi qu’Ivan s’éveille une fois ! … et elle n’était pas loin de le souhaiter.
Le prince ne regrettait pas de l’avoir épousée dans un mouvement de pitié, pour que le tsar l’épargne. Ce n’était certes pas ce dont rêve un jeune homme, mais les trois filles du monarque non plus. Il lui reconnaissait du courage et de l’esprit lorsqu’elle avait défendu son point de vue contre son souverain et chaque jour confirmait cette première impression. Elle était de plus de bon conseil. Il aimait la tenir dans sa main, la voir nager. Elle avait de belles couleurs vertes et beaucoup de grâce. Jusqu’à son coassement qu’il trouvait harmonieux ! Non, il n’avait pas honte de dire que c’était sa femme. Après tout, ses meilleurs amis étaient un loup et un faucon, sans parler de Sivka-Bourka à qui il pensait toujours malgré leur séparation.
Ses journées, ils les passaient soit à la chasse, soit avec le tsar, soit avec ses paysans. Dans tous les cas, il les commençait en déposant son épouse dans son étang, avant de parcourir ses terres ou d’aller au palais, accompagné d’un de ses compagnons ou des deux[1]. Loup-Féroce fuyait les courtisans, craignant à juste titre de s’énerver devant leurs simagrées et de planter ses crocs ici où là, mais surtout dans quelques fesses bien charnues que ces messieurs lui tendaient lorsqu’ils faisaient leurs courbettes. Finist-Fier Faucon, au contraire, évitait les paysans qui ne le respectaient pas assez, le prenant pour un oiseau de compagnie, préférant fréquenter les grands de ce monde qui reconnaissaient en lui un rapace exceptionnel et demandaient souvent une démonstration de son savoir qu’il faisait avec beaucoup de grâce. Pour la chasse, par contre, tous deux répondaient présents, le faucon repérait le gibier, le loup le poursuivait et, l’arc à la main, le prince l’abattait ; quant au partage, ils avaient trouvé un modus vivendi incluant la jeune épouse, c’était d’autant plus facile pour Loup-Féroce que cette dernière était une grenouille.
Les moujiks n’avaient pas à se plaindre. Rarement, ils eurent un barine aussi attentif à leurs besoins, leur prodiguant des conseils, n’hésitant pas à ordonner pour que les choses se fassent, les aidant en cas de difficultés financières ou matérielles, servant de juge lors de conflits. Quand ils le rencontraient, Loup-Féroce se tenait en arrière pour ne pas les effrayer, mais sa présence donnait à Ivan un caractère merveilleux : il était l’homme qui avait apprivoisé un loup noir.
Seul, le tsar avait des regrets. Ivan lui plaisait chaque jour un peu plus. Il contrastait en effet avec le reste de sa cour. Comme le peuple, il n’était pas obséquieux, mais profondément attaché à son souverain. Il aurait préféré qu’il soit son gendre. À défaut, il le couvait d’attention, d’honneur et de présents. Ce fut ce qui causa la perte de son protégé. Des jaloux décidèrent de réagir. Qui courtise obtient ce qu’il veut.