Un seul futur
La cité de cristal qui était très belle était devenue une des merveilles du monde depuis que Kochtchéï la dirigeait. Idolitchéï étalait ses richesses, montrait sa puissance, le fils de Baba Yaga avait des ambitions différentes, la sorcellerie l’intéressait non pour le pouvoir qu’elle donnait, mais pour ses possibilités, l’or, l’argent, les diamants, les autres pierres précieuses n’avaient de valeur que lorsqu’ils se transformaient en œuvre d’art, soit en payant l’artiste, soit en servant de matériau pour ce dernier.
Les plus grands architectes avaient carte blanche pour réaliser leurs rêves les plus fous et la magie aidant, ils pouvaient s’affranchir des lois de la physique. Avec tout ce cristal pour bâtir, la lumière était au cœur des projets. D’immenses arches enjambaient des ravins, des immeubles de verre s’élançaient à la conquête des cieux et les gens en s’y déplaçant semblaient voler. Et que dire des statues que l’on voyait fleurir au coin des rues ! Certains habitants avaient comme muté et étaient eux-mêmes translucides ou au contraire en or, en argent,[1] et étincelaient sous le soleil.
Avec l’arrivée de Vassilissa, la cité était enfin achevée et Kochtchéï vit ses efforts récompensés. Il lui montra sa montagne brillant de mille feux, la pierre transparente, lisse, la lumière capturée, la ville de verre, son architecture onirique et majestueuse. Chaque jour, il avait une merveille à lui faire admirer. Il la savait toujours éprise d’Ivan, l’ancien Ivan, pas celui qui agonisait, et il en avait pris l’apparence pour mieux la séduire.
– Aime-moi et tout ceci sera à toi. Tout ce que tu pourrais imaginer, le château dont tu rêvais, enfant, tes désirs les plus fous, je les réaliserai. Tout cela en cristal, rubis, diamant ou or, argent et bronze.
Elle regarda la contrefaçon sans âme et eut pitié du puissant sorcier. Comment Kochtchéï pouvait-il se rabaisser ainsi, la rabaisser ainsi en lui offrant un ersatz de son prince ? Elle lui répondit que, sur son sol de verre, les plantes ne pouvaient y pousser, que la pluie n’arrivait pas à fertiliser sa terre, que ses habitants n’y survivaient que parce que, dans le monde entier, des gens travaillaient pour les nourrir. Le domaine d’Ivan était vert et les hommes comme les animaux y trouvaient de quoi s’alimenter. Elle ajouta que, jadis, elle n’avait pas souhaité être sa femme, car elle ne l’aimait pas, que désormais il y avait une autre raison : c’était Ivan qu’elle désirait, même blessé, même mort.
Fou de rage, Kochtchéï cessa sa pâle imitation du moujik et redevint lui-même. Pourquoi Vassilissa ne voulait-elle pas comprendre que si, par passion, il pouvait physiquement se métamorphoser en Ivan, il pouvait le faire aussi moralement pour peu qu’elle l’aide ? Il était capable de tout pour elle !
Déjà, la cité l’avait transformé, l’ouvrant à la beauté du monde. Il savait comment changer le vivant en minéral ou en métal rien qu’en le touchant de ses mains, il en profita pour devenir un grand artiste, universellement reconnu. Il lui présenta ses œuvres les plus prestigieuses, statues d’animaux si expressifs qu’on s’attendait à les voir bondir, végétaux taillés dans des diamants, des pierres précieuses. En particulier une rose surprise alors qu’elle allait éclore et transformée en bouton de rubis. Une pure merveille ! Vassilissa pleura la fleur, lui ne comprenait plus. Il dut cependant admettre que toutes ses créatures pétrifiées ou galvanisées, quelle que soit la matière, montraient, par leur attitude, leur regard, leur mouvement, une souffrance infinie. Les critiques rejetaient cela sur l’âme torturée de Kochtchéï et admiraient, Vassilissa décelait dans tout cela la terreur d’un être se transmutant en chose.
Il lui parla de la vie intellectuelle, artistique qu’il avait su insuffler dans sa cité de verre. Les plus grands travaillaient pour lui, contraints et forcés ou attirés par l’argent. Ils produisaient, qui une peinture, qui une tapisserie, qui une sculpture, puis signaient de leur nom prestigieux avec souvent une dédicace personnelle et amicale à son intention. Sans la liberté, elles étaient plus laides les unes que les autres. Vassilissa détestait, lui s’extasiait.
Tout ici était d’une beauté glaciale et glaçante.
Il voulut alors lui montrer combien il était aimé de son peuple. Celui-ci fut appelé à chanter, sur leur passage, ses louanges, il fit venir les ambassadeurs de toutes les nations, toutes celles qui quémandaient à sa porte, qui une obole, qui un soutien militaire, qui un simple mot pour mettre au pas une opposition interne, pour qu’ils confirment sa puissance et son influence dans le monde. Il était bien moins cruel, bien moins fantasque qu’Idolichtiè, mais son âme malade empoisonnait la ville et les gens étaient tout aussi malheureux sous son règne que sous celui de son prédécesseur. On se taisait, on craignait sa police, la délation, les voisins, et sa colère. Il confondait la peur qu’il inspirait, la soumission de son peuple avec l’attachement et le respect qu’ont les monarques éclairés. Elle, elle voyait les regards vides, fuyants.
– Alors, gouverne cette ville à ta guise. Montre-moi comment être un bon dirigeant. Elle n’a pas d’âme, dis-tu ! Emplis-la de la tienne. Je pourrais enfin l’aimer, moi qui ai risqué ma vie pour elle.
– Je pourrais y régner avec Ivan, les gens y seraient heureux et les lieux merveilleux, mais, sans lui, mon cœur est aussi empoisonné que le tien et ils seront misérables.
Elle finit par lui dire
– Kochtchéï, qu’as-tu fait du petit enfant qui communiait avec la nature et qui plaisait tant à Zuma la grenouille ? Où sont les plantes, les arbres, les animaux dans ton royaume ?
– Aime-moi, Vassilissa, et je redeviendrais ce garçonnet !
Elle secoua la tête, désolée.
– On ne peut aimer par pitié, comme on ne peut aimer pour l’amour de Dieu, par avidité, par respect, parce que l’autre est riche ou puissant, parce que l’on s’entend bien ou parce qu’il vous procure du plaisir. J’aime Ivan pour l’unique raison que c’est lui ! Nous sommes les deux faces d’une même pièce, les deux versants d’une même montagne, les deux visages du dieu Janus[2], nous sommes Vassilissa la très belle et Ivan le moujik.
Il ne savait que répondre. Il avait, lui, mille motifs de la désirer et un jour n’aurait suffi pour toutes les dire. Il finit par abdiquer.
– Tu ne quitteras pas la cité de cristal. Je te veux à mes côtés ! Je te rendrai visite chaque soir et resterai près de toi le temps d’un dîner.
Alors il l’enferma dans une salle au sommet de la tour la plus élevée, n’ayant comme ouverture, outre la porte fermée à clé, qu’une étroite fenêtre trop haute pour qu’elle puisse communiquer avec les habitants, mais lui offrant cependant un bout de ciel afin qu’elle ne s’étiole pas. Quotidiennement, au crépuscule, il dînait avec sa captive. Il était, pour elle, l’unique personne avec qui parler. Puis ils se séparaient et chacun retournait dans sa prison, elle une cage de quelques mètres carrés, lui une ville sans âme, l’un et l’autre soupirant :
Le matin respire chagrin, Le jour coule sans amour, Le soir voit tout en noir, La nuit meurt d’ennui, Ainsi pleure ma vie.