Lioubov ! Kochtchéï dressa l’oreille. La nature l’avait toujours fasciné. Enfant, il communiait avec les éléments, il avait même réussi, par magie et persuasion, à faire s’épanouir des fleurs de lotus dans un saule. Quand il apprit que Lioubov était la plus experte en ce domaine, il se mit à sa recherche, durant près d’un an, ne sachant trop si c’était pour s’en faire une amie ou pour l’assassiner. Chaque témoignage ravivait son admiration, son désir de la rencontrer, de l’affronter ou de pactiser. On la disait très belle, très douce et il s’était pris à rêver. Il avait grandi trop vite et une partie de lui croyait encore aux fées. Mais il n’eut ni à la tuer ni à l’aimer, il découvrit qu’elle avait renoncé à la sorcellerie pour un homme. Il fut terriblement déçu, il avait l’impression d’avoir été privé d’un combat qui aurait été stimulant, d’un adversaire redoutable. Quand on est immortel, on est à la recherche de telles sensations. Mais, tout n’était pas perdu, Lioubov avait une fille et Vassilissa semblait avoir hérité de ses pouvoirs.
Il posa des questions sur la jeune femme, ses habitudes, son milieu, ses amis. Les réponses de sa mère étaient complètes, précises. Il eut la liste de ses proches et de tous ceux qu’elle fréquentait plus ou moins régulièrement. La vieille sorcière pouvait dire ce qui poussait dans son jardin, jusqu’au nombre de pieds de tomates. Quant à l’isba, elle l’avait fouillée de fond en comble, avait tout mémorisé, mais n’avait rien trouvé.
C’était très perturbant. Vassilissa semblait si innocente. Pourtant, elle avait réussi à se débarrasser de sa marâtre et de sa belle-sœur en les envoyant entre les mains de Baba Yaga. Comment avait-elle procédé ? Certainement pas en leur parlant, ces dernières la haïssaient et auraient refusé de l’entendre. Alors, par hypnose ?
Pour assassiner son père en voyage sans quitter sa maison, elle devait connaître l’autotéléportation. C’était un secret que seuls quelques initiés maîtrisaient. Elle n’avait pas seize ans !
Un frisson le parcourut : se mesurer enfin à quelqu’un de sa trempe. Elle ignorait qui il était et qu’il allait venir pour la tuer, un point pour lui. Il ne savait pas quels étaient ses dons en sorcellerie, ses forces, un point pour elle. Il avait quand même un indice, Baba Yaga avait lâché « ses yeux, méfie-toi de ses yeux ! Cette lueur mauve ! »
Il allait bientôt être fixé. Son plan était simple. La rencontrer en se présentant à elle comme un commerçant qui avait beaucoup travaillé avec Fiodor Kachenko, une connaissance professionnelle en quelque sorte, quelqu’un qui n’en dirait que du bien. Voilà qui devrait inspirer confiance. Il avait envoyé un messager et Vassilissa avait répondu positivement – avec enthousiasme avait précisé l’intermédiaire. Son père lui manquait et elle avait découvert, à sa mort, qu’étant souvent à l’étranger, qu’étant riche, il n’avait pas beaucoup d’amis au village et la jeune fille n’avait trouvé personne avec qui parler de lui, avec qui évoquer son souvenir, qui saurait quelques anecdotes qui le feraient revivre. Alors elle attendait Kochtchéï avec impatience.
Il se dirigeait, l’esprit tranquille, profitant de cette soirée d’été qui s’annonçait paisible et sereine sous un léger zéphyr, vers la demeure de sa future victime. Devrait-il la torturer pour l’obliger à livrer ses secrets ou la tuer le plus rapidement possible ? Il doutait de plus en plus qu’une gamine puisse lui enseigner quelque charme que ce soit. Son chemin, un large sentier, traversait un bois. Si le soleil ne perçait que rarement le feuillage, une clarté verte, douce et fraîche l’éclairait. Ayant l’habitude de marcher sans faire de bruit, il pouvait surprendre les animaux, mais surtout les entendre. Pour l’heure, il se contenta d’écouter la respiration de la forêt, c’est-à-dire le bercement des branches et au loin le clapotis d’un ruisseau. Il aperçut par une trouée une isba et sut aussitôt que c’était là. Le logis était pimpant avec son toit que Fiodor avait repeint en bleu juste avant son malheureux voyage, mais c’était le jardin qui trahissait la présence de la fille de Lioubov tant il était différent des autres, mieux entretenu, plus riche avec quelques plantes très rares. Jadis isolée, la maison avait désormais des voisins. Sa mère avait raison, « l’odeur de Russe se promenait de par le monde, toujours plus envahissante, et bientôt même dans sa hutte traînerait… nauséabonde ». Mais d’odeur pour l’instant, il n’y avait que celle de la forêt et le parfum des orchidées qui embellissaient la demeure de Vassilissa. En quittant le refuge des bois, il sentit tomber sur lui la douce chaleur de cette fin de journée. La rivière, débarrassée de l’écran des arbres, chantait plus fort. Tout à coup, une voix féminine reprit le refrain de l’eau :
Chantant l’espace russe infini,
Oï po nad Volgoï (Chanson populaire russe)
Volant sur l’eau, un air jaillit.
Cette chanson, emporte-la,
Brise légère, sur la Volga
Pour qu’on l’entende au loin, là-bas[1].