La cité de cristal qui était très belle était devenue une des merveilles du monde depuis que Kochtchéï la dirigeait. Idolitchéï étalait ses richesses, montrait sa puissance, le fils de Baba Yaga avait des ambitions différentes, la sorcellerie l’intéressait non pour le pouvoir qu’elle donnait, mais pour ses possibilités, l’or, l’argent, les diamants, les autres pierres précieuses n’avaient de valeur que lorsqu’ils se transformaient en œuvre d’art, soit en payant l’artiste, soit en servant de matériau pour ce dernier.
Les plus grands architectes avaient carte blanche pour réaliser leurs rêves les plus fous et la magie aidant, ils pouvaient s’affranchir des lois de la physique. Avec tout ce cristal pour bâtir, la lumière était au cœur des projets. D’immenses arches enjambaient des ravins, des immeubles de verre s’élançaient à la conquête des cieux et les gens en s’y déplaçant semblaient voler. Et que dire des statues que l’on voyait fleurir au coin des rues ! Certains habitants avaient comme muté et étaient eux-mêmes translucides ou au contraire en or, en argent,[1] et étincelaient sous le soleil.
Avec l’arrivée de Vassilissa, la cité était enfin achevée et Kochtchéï vit ses efforts récompensés. Il lui montra sa montagne brillant de mille feux, la pierre transparente, lisse, la lumière capturée, la ville de verre, son architecture onirique et majestueuse. Chaque jour, il avait une merveille à lui faire admirer. Il la savait toujours éprise d’Ivan, l’ancien Ivan, pas celui qui agonisait, et il en avait pris l’apparence pour mieux la séduire.
– Aime-moi et tout ceci sera à toi. Tout ce que tu pourrais imaginer, le château dont tu rêvais, enfant, tes désirs les plus fous, je les réaliserai. Tout cela en cristal, rubis, diamant ou or, argent et bronze.
Elle regarda la contrefaçon sans âme et eut pitié du puissant sorcier. Comment Kochtchéï pouvait-il se rabaisser ainsi, la rabaisser ainsi en lui offrant un ersatz de son prince ? Elle lui répondit que, sur son sol de verre, les plantes ne pouvaient y pousser, que la pluie n’arrivait pas à fertiliser sa terre, que ses habitants n’y survivaient que parce que, dans le monde entier, des gens travaillaient pour les nourrir. Le domaine d’Ivan était vert et les hommes comme les animaux y trouvaient de quoi s’alimenter. Elle ajouta que, jadis, elle n’avait pas souhaité être sa femme, car elle ne l’aimait pas, que désormais il y avait une autre raison : c’était Ivan qu’elle désirait, même blessé, même mort.
Fou de rage, Kochtchéï cessa sa pâle imitation du moujik et redevint lui-même. Pourquoi Vassilissa ne voulait-elle pas comprendre que si, par passion, il pouvait physiquement se métamorphoser en Ivan, il pouvait le faire aussi moralement pour peu qu’elle l’aide ? Il était capable de tout pour elle !
Déjà, la cité l’avait transformé, l’ouvrant à la beauté du monde. Il savait comment changer le vivant en minéral ou en métal rien qu’en le touchant de ses mains, il en profita pour devenir un grand artiste, universellement reconnu. Il lui présenta ses œuvres les plus prestigieuses, statues d’animaux si expressifs qu’on s’attendait à les voir bondir, végétaux taillés dans des diamants, des pierres précieuses. En particulier une rose surprise alors qu’elle allait éclore et transformée en bouton de rubis. Une pure merveille ! Vassilissa pleura la fleur, lui ne comprenait plus. Il dut cependant admettre que toutes ses créatures pétrifiées ou galvanisées, quelle que soit la matière, montraient, par leur attitude, leur regard, leur mouvement, une souffrance infinie. Les critiques rejetaient cela sur l’âme torturée de Kochtchéï et admiraient, Vassilissa décelait dans tout cela la terreur d’un être se transmutant en chose.
Il lui parla de la vie intellectuelle, artistique qu’il avait su insuffler dans sa cité de verre. Les plus grands travaillaient pour lui, contraints et forcés ou attirés par l’argent. Ils produisaient, qui une peinture, qui une tapisserie, qui une sculpture, puis signaient de leur nom prestigieux avec souvent une dédicace personnelle et amicale à son intention. Sans la liberté, elles étaient plus laides les unes que les autres. Vassilissa détestait, lui s’extasiait.
Tout ici était d’une beauté glaciale et glaçante.
Il voulut alors lui montrer combien il était aimé de son peuple. Celui-ci fut appelé à chanter, sur leur passage, ses louanges, il fit venir les ambassadeurs de toutes les nations, toutes celles qui quémandaient à sa porte, qui une obole, qui un soutien militaire, qui un simple mot pour mettre au pas une opposition interne, pour qu’ils confirment sa puissance et son influence dans le monde. Il était bien moins cruel, bien moins fantasque qu’Idolichtiè, mais son âme malade empoisonnait la ville et les gens étaient tout aussi malheureux sous son règne que sous celui de son prédécesseur. On se taisait, on craignait sa police, la délation, les voisins, et sa colère. Il confondait la peur qu’il inspirait, la soumission de son peuple avec l’attachement et le respect qu’ont les monarques éclairés. Elle, elle voyait les regards vides, fuyants.
– Alors, gouverne cette ville à ta guise. Montre-moi comment être un bon dirigeant. Elle n’a pas d’âme, dis-tu ! Emplis-la de la tienne. Je pourrais enfin l’aimer, moi qui ai risqué ma vie pour elle.
– Je pourrais y régner avec Ivan, les gens y seraient heureux et les lieux merveilleux, mais, sans lui, mon cœur est aussi empoisonné que le tien et ils seront misérables.
Elle finit par lui dire
– Kochtchéï, qu’as-tu fait du petit enfant qui communiait avec la nature et qui plaisait tant à Zuma la grenouille ? Où sont les plantes, les arbres, les animaux dans ton royaume ?
– Aime-moi, Vassilissa, et je redeviendrais ce garçonnet !
Elle secoua la tête, désolée.
– On ne peut aimer par pitié, comme on ne peut aimer pour l’amour de Dieu, par avidité, par respect, parce que l’autre est riche ou puissant, parce que l’on s’entend bien ou parce qu’il vous procure du plaisir. J’aime Ivan pour l’unique raison que c’est lui ! Nous sommes les deux faces d’une même pièce, les deux versants d’une même montagne, les deux visages du dieu Janus[2], nous sommes Vassilissa la très belle et Ivan le moujik.
Il ne savait que répondre. Il avait, lui, mille motifs de la désirer et un jour n’aurait suffi pour toutes les dire. Il finit par abdiquer.
– Tu ne quitteras pas la cité de cristal. Je te veux à mes côtés ! Je te rendrai visite chaque soir et resterai près de toi le temps d’un dîner.
Alors il l’enferma dans une salle au sommet de la tour la plus élevée, n’ayant comme ouverture, outre la porte fermée à clé, qu’une étroite fenêtre trop haute pour qu’elle puisse communiquer avec les habitants, mais lui offrant cependant un bout de ciel afin qu’elle ne s’étiole pas. Quotidiennement, au crépuscule, il dînait avec sa captive. Il était, pour elle, l’unique personne avec qui parler. Puis ils se séparaient et chacun retournait dans sa prison, elle une cage de quelques mètres carrés, lui une ville sans âme, l’un et l’autre soupirant :
Le matin respire chagrin, Le jour coule sans amour, Le soir voit tout en noir, La nuit meurt d’ennui, Ainsi pleure ma vie.
Le bouillon était chaud et amer. Ivan toussa, recrachant en partie ce qu’il venait d’avaler. Le goût lui rappela celle de sa prime jeunesse, quand, fils du barine Aliocha, il allait se faire inviter dans les chaumières. Les paysans l’accueillaient en riant, lui offraient leur potage, mélange d’herbes, de pommes de terre et de betteraves. Ils étaient heureux de lui donner la part de leurs propres enfants, de voir le fils dévorer avec appétit le peu que le père leur laissait.
– Alors, petit maître, notre soupe n’est-elle pas meilleure que vos viandes ?
Les hommes pouvaient être irrespectueux envers leur propriétaire en son absence, ils n’en restaient pas moins attachés. Ivan, pour tout remerciement, offrait son visage ravi et barbouillé provoquant un immense éclat de rire. Ces huttes sans lumière, sans air ! Ce bonheur dans la misère qui contrastait tant avec les repas affectés et interminables de la table familiale. Oui, mes amis, votre soupe a toujours eu plus de goût que nos viandes faisandées et il y avait plus de tendresse pour mon père et moi-même chez vous que dans mon propre foyer. C’était eux, la Russie. Lorsqu’Aliocha l’avait déshérité, toute la caste des hobereaux de province l’avait rejeté. Il en avait fait autant, heureux que les barrières qui le séparaient de ceux qu’il aimait se soient soudain effondrées. Toute sa vie, il avait été un moujik parmi les moujiks même lorsque le tsar l’avait fait prince.
La potion avait réveillé ses souvenirs, des larmes mêlées aux rires. Tout cela lui redonnait le goût de vivre. De vivre et de se battre. Le breuvage commençait à faire son effet. Il était adossé à un rocher, Loup gisait, éventré, et, un peu plus loin, Finist-Fier Faucon était en morceaux. En un combat, Kochtchéï lui avait tout volé. Son château était en feu, sa femme avait disparu, ses amis étaient couchés sans vie à ses côtés, son arme était brisée. Son corps, son âme criaient vengeance.
Une horrible vieille, à la bouche édentée, le regarda en ricanant.
– Pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ? Ce n’était pas toi qu’elle protégeait, ce n’était pas à toi de décider !
La voix de la diablesse échevelée était grinçante et ses propos sciaient le cœur du pauvre Ivan. Il était furieux contre lui, contre sa présomption. Il demanda :
– J’étais mort. Pourquoi suis-je vivant ? Je suis toujours là où j’ai combattu Kochtchéï, mais la douleur a disparu. Combien de temps s’est-il écoulé ? Où est Vassilissa ? L’a-t-il enlevée ou l’a-t-il tuée ? Je me sens maintenant en forme. Est-ce toi qui m’as soigné, grand-mère ?
– Que de questions ! Tout cela pour ne pas formuler la seule qui devrait te hanter : pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ?
La vielle continua de grommeler et de s’affairer autour de son patient. Elle avait raison, bien sûr ! Ivan avait tout perdu par sa faute, mais il devait aller de l’avant, ne pas s’interroger sur ce qu’il n’aurait pas dû faire, mais chercher ce qu’il devait faire pour retrouver Vassilissa et vaincre son rival. Il était certain qu’elle était vivante : jamais Kochtchéï ne porterait la main sur elle ! Mais pourquoi celui-ci l’avait-il épargné ? Le croyait-il si proche de la mort qu’il ne l’avait pas achevé ? S’était-il trompé à ce point ? Par quel hasard avait-il survécu avec des blessures au final superficielles ? Pour toute réponse, Baba Yaga répéta, pour la troisième fois, sa question « Pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ? » puis, ayant satisfait aux exigences des contes, elle expliqua, enfin, méprisante :
– La chance n’est pour rien dans ton état. Il s’agit de sorcellerie. Kochtchéï ne t’a pas tué, car il souhaitait te voir souffrir, physiquement, moralement en sachant Vassilissa à ses côtés. Je suis Baba Yaga. Je ne peux soigner ton âme, mais j’ai guéri ta carcasse. Je peux cicatriser toutes les blessures. Je peux même faire mieux. Regarde et émerveille-toi !
Elle ramassa les morceaux du faucon, tira d’une gourde de l’eau morte et lava minutieusement l’oiseau, les chairs, les os, les plumes. Puis rapprochant les fragments, elle les recolla en les pressant fermement les uns contre les autres, elle reconstitua ainsi le corps. Elle l’aspergea alors d’eau vive et Finist-Fier Faucon battit des ailes, ouvrit les yeux, tout grands. Il prit son essor, fit un petit tour. Il avait des vertiges en volant, il devina Ivan et vint s’y poser, épuisé. Les sensations revenaient, l’étourdissement s’atténuait, il était cependant très faible et manquait de vitalité. C’est à ce moment-là qu’il vit le corps éventré de Loup-Féroce. Il poussa des cris déchirants et Ivan le sentit trembler sur son épaule.
– Krek, krek, krek.
À quelques mètres, son ami lui offrait ses entrailles comme il le faisait pour toutes les bêtes qu’ils chassaient ensemble, de quoi lui redonner des forces…
– Ne peux-tu en faire autant pour Loup-Féroce ? demanda Ivan à Baba Yaga.
Celle-ci renifla de dégoût.
– J’ai lu la fin de l’histoire, le faucon te sera utile pour occire Kochtchéï, l’immortel. Le loup ne sert à rien ! Je ne suis pas là pour ton plaisir.
Se souvenant de son combat, Ivan l’interrogea. Désormais, il avait appris qu’avant de se battre, il devait connaître son adversaire.
– S’il est immortel, comment pourrai-je le tuer ?
– Ah ! Ivan, il faut tout te dire. Lui et moi, nous ne pouvons périr, car nous avons caché notre mort ailleurs que dans notre corps. Il a déposé la sienne dans une broche en bois. Du bouleau. Trouve-la, trouve la broche, brise-la et il disparaîtra !
– Et la tienne de mort, où l’as-tu dissimulée, Baba Yaga ?
– Ne te mêle pas de savoir où elle est ! Occupe-toi de dénicher celle de Kochtchéï.
Elle regarda le prince avec méfiance. Elle se souvenait de Vassilissa. La petite respirait la naïveté et elle avait par quelque question insidieuse réussi à lui soutirer l’identité des trois cavaliers et en avait profité pour s’échapper. Mais que pourrait faire Ivan s’il connaissait la cachette ? Rien ! En avait-il seulement l’intention ? Elle était si fière de son idée. Kochtchéï, lui-même, s’il le savait, ne pourrait pas la tuer ! Mais il était préférable qu’il ne sache pas – il pourrait en faire autant – et donc qu’Ivan ne le sache pas.
Les potions faisant leurs effets, celui-ci se leva et l’oiseau revint se poser sur son épaule. Ils étaient prêts à partir.
– M’accompagneras-tu pour me montrer le chemin, grand-mère ?
Pour toute réponse, la sorcière cueillit un champignon. Avec un couteau, elle fendit son pied en deux. Elle souffla dans le creux de sa main. Un être miniature commença à s’agiter, brûlant de tester ses deux jambes et de courir.
– Fongus, mon petit compagnon, va vous y conduire. Ne le quittez pas des yeux.
À peine l’eut-elle posé à terre que celui-ci fila comme le vent entraînant derrière lui Ivan et Finist-Fier Faucon. Le jeune homme avait beaucoup de mal à le suivre, car il préférait les forêts et les bois touffus aux routes et aux chemins, voire même aux sentiers. Quand il disparaissait sous un fourré, il fallait supposer qu’il se déplace en ligne droite, contourner le buisson sans ralentir pour le rejoindre à la sortie et, s’il n’était pas là, l’attendre en espérant qu’il n’était pas déjà devant. Heureusement, le faucon, en s’élevant dans les airs, retrouvait à chaque fois sa trace. Ils coururent ainsi durant de longues semaines. Lorsque le soleil se couchait à l’horizon, Fongus s’arrêtait et nos amis pouvaient enfin se reposer.
Avant, ils devaient bien entendu chasser.
Le premier soir, Ivan captura un levraut d’un mois, tout mignon, brun avec un ventre plus clair. Bien qu’il ne soit pas gros, c’était mieux que rien et il se préparait à le cuisiner quand un autre lièvre sortit du buisson et le supplia.
– S’il te plaît, ne tue pas mon enfant. Il est si petit qu’à peine, il comblera ta faim. Il te nourrira un jour, mais moi, je le pleurerai toujours.
Ivan eut pitié et relâcha le bébé. Ce soir-là, il dut se contenter de fruits sauvages. Finist-Fier Faucon, qui avait trouvait un mulot pour son bonheur, cracha de mépris.
– Prince Ivan, es-tu fou ? Tu auras besoin de toutes tes forces pour lutter contre Kochtchéï !
Le lendemain, il pêcha un grand brochet. Il avait dû batailler longtemps avant de le ramener sur le bord. C’était une magnifique pièce, avec un corps élancé et fusiforme, des écailles brillantes comme du bronze. Ivan pensa qu’il allait s’en régaler, mais celui-ci le supplia.
– Rejette-moi à l’eau, prince Ivan. J’étais avec ma femme et mes enfants et nous nous promenions joyeusement. Peut-être te nourrirais-je un jour, mais eux me pleureront toujours.
Ivan eut, à nouveau, pitié et rendit le poisson aux siens. Il se contenta, ce soir-là, de mûres. Finist-Fier Faucon qui avait capturé un rat noir protesta. Son humeur ressemblait de plus en plus à celle de Loup-Féroce.
Ainsi passèrent le temps, les jours devenant des semaines. Ivan mangeait des herbes, des racines et des fruits, le faucon, de son côté, songeait à préserver ses forces et regardait dépérir son ami.
Kochtchéï entra dans la cellule. Elle était plongée dans l’obscurité et sentait mauvais, l’air n’y était guère renouvelé, la porte étant close la plupart du temps. Il ouvrit sa main et une lueur apparut dans la paume de celle-ci, éclairant la pièce qui n’était pas plus grande qu’un cagibi. Un homme, ensanglanté, les habits déchirés, poussiéreux, redressa péniblement la tête. Il ne pouvait guère faire plus, il était à genou, entravé très étroitement à une pierre. Il y avait une écuelle contenant une eau saumâtre. Pour laper le récipient, le malheureux devait tordre son cou, tirer sur la chaîne en s’étranglant à moitié. Le supplice consistait en la possibilité de le faire, mais chaque goutte était chèrement payée. Les lèvres gonflées, cloquées, montraient que le captif y avait renoncé.
– Tu n’as pas soif, prince Ivan ?
Le prisonnier ne répondit pas et détourna son visage. Kochtchéï ricana. Ainsi, tout était fini et il avait vaincu. Pouvait-il en être autrement ? Désormais, son rival était à ses pieds, incapable de se défendre. Un geste, même pas, une pensée, et il était mort.
– Pourquoi le maintenir encore en vie ? se demanda-t-il, dégoûté.
Sa question l’intrigua, le dérouta. En effet, pourquoi, une nouvelle fois, l’épargnait-il ? Tant que le cœur d’Ivan battait, il y aurait danger. Il savait, par sa propre expérience, ce dont l’amour est capable. L’utiliser pour contraindre Vassilissa à l’épouser ? Ce n’était pas son genre de faire du chantage affectif, de forcer ainsi les sentiments, sinon il avait d’autres moyens, bien moins risqués, pour obliger celle-ci à être sa compagne. Il la désirait entière, consentante. Non, la raison était ailleurs. Sans doute craignait-il que l’annonce de la mort d’Ivan ne tue Vassilissa.
La pierre à laquelle le prisonnier était enchaîné était une statue, celle d’une jeune femme. Il approcha sa main, la lueur se fit plus intense et il put, sans difficulté, en distinguer les traits. Vassilissa bien sûr ! Il admira la cruauté du supplice.
– Bizarre, se dit-il. Si c’est moi qui ai vaincu Ivan, pourquoi est-ce que je découvre ce détail ? Et si ce n’est pas moi, qui m’a ainsi livré mon ennemi ? En tout cas, je comprends mieux « ma clémence » si je n’y suis pour rien.
De plus en plus intrigué, de plus en plus perplexe, il examina la statue. Elle était en granit, une roche douce au toucher et particulièrement dure, difficile à briser, appelée à durer. Il passa en tremblant ses doigts sur la surface lisse. C’était une merveille, les détails étaient si précis qu’elle semblait vivante. Il se demanda si l’artiste avait observé cette légère ridule sur le cou. Elle y était. Une seule personne au monde était capable d’un tel chef-d’œuvre.
C’était absurde. Jamais, il n’aurait cédé à pareille abjection !
Il s’éveilla et resta de longues minutes, couché, le cœur battant, sans bouger. Dans un sens, il était content de découvrir qu’il s’agissait d’un cauchemar. La logique n’étant plus celle du réel, mais celle des songes, c’était moins angoissant. Cela n’en était pas moins traumatisant, car ses rêves se concrétisaient le plus souvent.
Les rêves.
Il en existe de différentes sortes. Certains ne sont que le reflet de nos fantasmes, de nos désirs, de nos pulsions. Ce ne sont alors qu’émotions, qu’images furtives que nous oublions en général en nous levant. Dommage ! Ils nous permettraient de mieux nous connaître. En attendant, ils nous font accepter le refoulement de notre libido la plus noire. Dans d’autres, notre subconscient nous parle. Il se souvient de notre passé, de notre quotidien, d’événements, certains marquants, d’autres à priori anodins, et nous les restitue durant notre sommeil, d’une manière onirique, c’est-à-dire le plus souvent déformée, parfois agréable, parfois effrayante, parfois triste. Il peut également être amené à réfléchir à des questions que nous nous posons dans la journée et à nous proposer ses réponses. C’est pour cela qu’il nous arrive de nous coucher avec un problème et de nous réveiller avec une solution, bien que, la plupart du temps, celle-ci se présente sous une forme si irréelle que, souvent, on ne peut pas la déchiffrer. Enfin, certains rêves sont prémonitoires, mais, là aussi, l’avenir n’apparaît pas toujours clairement. C’est confus, symbolique. Rares sont ceux qui savent les interpréter, la première difficulté consistant déjà à faire la différence entre les songes qui nous parle du futur et ceux qui ne sont que de simples fantasmes.
Depuis quelque temps, depuis que ses espions lui avaient appris que sa mère avait soigné Ivan et que celui-ci se dirigeait vers la cité de cristal, il refaisait chaque nuit ce cauchemar, celui où il découvrait Vassilissa statufiée, Ivan enchaîné. Il regrettait maintenant d’avoir épargné la vie du moujik. Il avait cru naïvement que ses richesses, sa puissance, la beauté de ce qu’il possédait séduiraient Vassilissa et que son rival en serait mort de jalousie, mais elle disait non et la menace de le voir réapparaître se confirmait un peu plus chaque jour.
– J’ai laissé passer l’occasion de m’en débarrasser. Si Baba Yaga l’a aidé, c’est qu’elle pense qu’il a une bonne chance de me vaincre. Connaissant sa pusillanimité, elle doit même en être totalement convaincue ! Sinon, elle n’aurait jamais osé affronter ma colère.
Il avait dominé le moujik, il le referait à loisir, sauf que la présence de la vieille sorcière brouillait les cartes. Il y avait entre lui et sa mère un pacte de non-agression. Elle n’avait pas réagi, quand il lui avait volé son mortier, elle savait trop les risques qu’elle courrait si elle tentait quoi que ce soit contre lui. Elle n’avait pas soutenu Idolichtiè, elle ne l’avait même pas averti, alors qu’elle espionnait tout ce que faisait son fils et était au courant que celui-ci cherchait la montagne de cristal. Cette fois-ci, elle n’hésitait pas. Elle avait ressuscité Ivan, bien moins puissant que le dragon à trois têtes, et elle l’envoyait le combattre. Si elle avait fait tout cela, c’était soit qu’elle avait trouvé un sortilège pour aider le moujik soit qu’elle avait découvert en lui une aptitude susceptible d’en faire son champion. Qu’avait-elle perçu qu’il ignorait ?
Peu importe. Il était certain que son rêve était prémonitoire – le fait qu’il soit récurrent plaidait en ce sens – et son message était clair : il vaincrait Ivan. La présence de la montagne de cristal avait beaucoup accru ses capacités et son expertise en ce domaine et donc sa conviction : sa mère s’était trompée et avait parié sur le mauvais cheval. Elle le paierait cher, elle connaîtrait le même destin que le Non-mort : un éternel supplice au fond d’une grotte, sans eau, sans nourriture, sans lumière. Comme ce dernier, elle le supplierait de mettre fin à ses tourments, elle lui avouerait où elle avait caché sa mort, mais depuis, il avait perdu ce qui faisait jadis sa force, son âme, la compassion qu’il éprouvait pour les autres, la compassion qu’on éprouvait pour lui.
Avant d’être abandonnée à ce triste sort, elle parlerait. Elle lui expliquerait pourquoi elle avait agi ainsi, pourquoi elle avait rompu le pacte tacite qui les unissait. Il n’imagina pas un seul instant que ce qui avait motivé sa mère, c’était aussi un songe, le pendant du sien. Dans celui-ci, c’était Ivan qui triomphait, qui brisait, lentement, la fibule en bois, tandis que lui-même était enchaîné à la statue de Vassilissa, Finist-Fier Faucon voletant au-dessus de la scène, comme s’il en était le héros, Loup-Féroce était absent. Le lui auriez-vous dit, qu’il ne vous aurait pas cru ! Baba Yaga était une sorcière expérimentée qui n’aurait jamais confondu ses fantasmes avec une prémonition, une vision de l’avenir. Or ce rêve était en contradiction avec le sien et il n’y avait qu’un seul futur.
En attendant, il n’osait affronter Ivan et celui-ci se rapprochait toujours. D’autant qu’inconsciemment, il rejetait de toutes ses forces les conclusions de son propre songe où pourtant il triomphait, car cela impliquait la mort de Vassilissa, pire sa transformation par ses soins en statue de pierre ! Il se disait qu’il ne fallait pas prendre les choses au pied de la lettre. Il y avait peu de chance que s’il sortait vainqueur de son combat avec le moujik, celui-ci serait encore en vie, il ne referait pas une deuxième fois cette erreur. Donc tout ceci était symbolique et le découvrir enchaîné aux pieds de la jeune femme pouvait seulement signifier que ce serait elle la responsable. Le songe disait qu’il triompherait de son ennemi et essayer de lui dire comment.
Le message était pourtant clair, mais il se refusait à le voir. Il fallut la répétition lancinante de ce cauchemar pour qu’il finisse par l’accepter. Le rêve affirmait que la clé était Vassilissa, le bon sens aussi : si elle disparaissait, en apprenant sa mort, le moujik perdrait toute volonté et tous les sortilèges de Baba Yaga ne pourraient lui donner la victoire.
Tuer son amour ? Cela lui paraissait la veille impossible. Mais là également, son songe faisait son travail de sape, rendant de jour en jour la prémonition plus effective. Tous ses efforts pour la défendre, lui sauver la vie, refuser de l’assassiner l’épuisaient. D’autant qu’elle ne faisait même pas attention à lui, à ses tourments ! Devant une telle ingratitude, il comprit qu’il n’arriverait jamais à séduire la jeune femme. Alors une petite voix lui murmura que son désir d’elle désormais se limitait à ce qu’elle ne soit jamais à Ivan, ce qui n’excluait plus sa mort.
Quand cette pensait s’installa dans son esprit, un grand pas fut fait vers la concrétisation de son rêve.
Il restait une ultime étape. Elle fut franchie un soir, alors qu’ils étaient tous deux attablés pour dîner. Il n’arrivait toujours pas à se décider, elle était si belle, il l’aimait tant. Il se repaissait d’elle comme parfois on le fait avant de quitter sa chérie pour un temps. Il remarqua sur son cou le début d’une ride. Vassilissa vieillissait, vieillirait ! Ce fut un choc. Pour lui, il était inimaginable que cette merveille puisse ainsi continuer à s’étioler, s’estomper puis disparaître à jamais. Il avait la possibilité d’empêcher cela, il lui suffisait de lui apprendre comment devenir immortelle.
Il réalisa alors qu’elle refuserait. D’abord parce que cela venait de lui, mais même si c’était Ivan qui le lui enseignait, elle n’accepterait jamais un tel cadeau, car cela voudrait dire se séparer de son âme, se muer en une de ses froides et éternelles déesses, c’est-à-dire cesser d’être Vassilissa.
Il y avait un autre moyen de sauver la beauté du monde. D’intolérable, la transformation en statue devenait indispensable.
[1] Contrairement au bûcheron en fer-blanc du Magicien d’Oz, les citoyens en or ne rouillaient pas ! Quant aux avantages d’être en métal, plutôt qu’en chair, nul ne peut les contester.
[2]Janus est un dieu aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Janvier lui est dédié, le premier mois de l’année, ouvrant sur l’année future, regardant encore l’année précédente.