Il était une fois un tsar, fort sage et qui avait su s’entourer de conseillers compétents. Le plus écouté d’entre eux était un vieux précepteur du nom de Bronia. Ce dernier lui avait été recommandé par feu son père lors de son accession au trône. Fort de ce parrainage, il avait voulu influencer la politique russe, donner des avis multiples et variés, mais comme le nouveau souverain n’en faisait jamais qu’à sa tête, l’habile homme décida de se taire. Depuis il avait l’oreille du monarque. Celui-ci avait aussi trois filles, toutes plus belles les unes que les autres. L’aînée était la plus mignonne, même si elle boitait, la cadette la plus jolie en dépit d’un léger strabisme, quant à la benjamine, c’était sans hésiter la plus charmante malgré un défaut pas trop rédhibitoire. Il n’y avait pas de royaume plus heureux, plus puissant que la Russie de cette époque. Comment le tsar pouvait-il en douter alors qu’il parcourait, souriant dans sa barbe blonde, en habit de général des hussards, tout blanc avec des cordons dorés à profusion, des médailles barrant son torse et un grand bonnet bien chaud, les salles de son palais, le sol couvert de lourds tapis richement brodés venant de toutes les contrées de son immense empire, les murs décorés de peintures et de tentures, suivi par une multitude de courtisans se bousculant du matin au soir pour satisfaire ses moindres fantaisies ? Sa puissance semblait illimitée et il ne voyait de son peuple que le visage ravi de son entourage.
Un prince arabe se présenta. Il était de petite taille, avait des traits très fins, de magnifiques yeux noirs, beaucoup de prestance et d’ambition. Il demanda et obtint la permission du monarque de faire la cour à ses filles. Il tenta sa chance avec l’aînée. Comme c’était un habile danseur, dès qu’il entendait une musique, il l’entraînait dans des tourbillons endiablés. Au bout de trois jours, elle était sur les genoux – pardon, à ses genoux – et ne jurait que par lui. Il fit, alors, du charme à la cadette lui offrant des miniatures d’elle peintes par les meilleurs artistes perses qui surent mettre en valeur son regard. La pauvre en était si émerveillée qu’à la tombée de la nuit, elle était amoureuse du redoutable don Juan. Pour la benjamine, il utilisa la poésie perse qui exalte la femme, la comparant tantôt à une fleur, rose ou jasmin, tantôt à un animal, perdrix, gazelle ou chamelle et surtout n’évoquant jamais, au grand jamais, ce défaut pas trop rédhibitoire. Quand il fut certain qu’aucune ne dirait non, il alla faire sa demande à leur père, lequel était perplexe par cette méthode tout orientale de faire sa cour.
– Laquelle de mes filles désirez-vous finalement ? questionna le tsar quelque peu dérouté.
– Mais toutes les trois ! Dans mon pays, nous pouvons avoir autant d’épouses que nous voulons, ainsi je pourrais cumuler les trois dots.
Cette franchise déplut beaucoup au souverain et même un petit peu aux princesses qui pleurèrent abondamment. On se contenta de chasser le malotru sans même lui répondre, car c’était un étranger, un barbare ignorant des bonnes mœurs. Hélas ! Si l’arabe était un modeste prince, son frère était un grand roi. Celui-ci fit venir tous ses vassaux, leur conta comment on avait traité quelqu’un de son sang, affirma que l’infamie qu’il avait subie rejaillissait sur eux tous et les appela à laver leur honneur. Il finit son discours par ces mots :
– Depuis son arrivée sur le trône, ce tsar sans envergure cumule les erreurs politiques. À l’intérieur de son pays, il favorise une cour au détriment de seigneurs plus nobles, plus vertueux, plus prompts à manier l’épée que les courbettes. Résultat : ses généraux sont plus habiles à la contredanse qu’à la contre-attaque et il s’est mis à dos quelques puissants féodaux qui pourraient nous soutenir. À l’extérieur, la Russie, qui n’est plus crainte, a perdu beaucoup d’alliés, ce qui l’affaiblit d’autant. Nous pillerons ce pays, nous emmènerons les princesses russes et nous les vendrons sur nos marchés à esclaves. Voulez-vous venir avec moi, partager ma gloire et le butin et laver l’affront fait à mon frère ?
Tous jurèrent de venger l’honneur de leur monarque et ce fut une troupe innombrable qui traversa la frontière pour s’emparer de la Russie, détruisant, brûlant, volant tout sur son passage et se dirigeant vers la capitale. L’armée semblait incapable de leur résister.
Quand il apprit la nouvelle, Ivan décida de participer à la défense de sa patrie et de rejoindre les forces russes. Loup-Féroce grogna.
– Tu es stupide, prince Ivan ! Le tsar est trop faible pour lutter contre ces envahisseurs, il sera tué. Son adversaire mettra alors son frère sur le trône, lui donnant pour femmes la boiteuse, la bigleuse et même la cadette, celle qui a ce truc répugnant, pour asseoir son autorité. Il sera le nouveau monarque et toi qui l’auras combattu, tu seras banni, considéré comme traître à ta patrie… si tu n’es pas mort. Rejoins le camp des vainqueurs, propose tes services. Ils seront ravis d’avoir des Russes à leur côté. Tu pourras devenir l’un des leurs et, quand vous aurez gagné, tu auras terres et richesses. Le peuple acclamera ceux qui l’auront libéré de l’ancien régime corrompu. Il vaut mieux être un héros de la Russie de demain qu’un de la Russie d’hier !
Ivan faillit s’étrangler en entendant prôner ainsi la trahison. Loup-Féroce était d’un cynisme ! Finist-Fier Faucon s’amusait de voir ses amis se disputer. Depuis le temps qu’ils vagabondaient ensemble, ils avaient appris à se connaître, à s’apprécier et il savait que tout cela n’entamerait en rien les liens qui les unissaient désormais. Avec le temps, il était devenu la tête pensante du trio. Il finit par intervenir. Il avait promis à Ivan de faire de lui un homme puissant, l’occasion était enfin arrivée.
– Allons, calmez-vous. Loup a raison, prince Ivan, tu n’as rien à espérer de l’entourage du tsar. Ont-ils seulement besoin de toi ? Il y a les réalistes qui ont été défaits dans une bataille précédente et qui, donc, proposent ou de fuir pour durer et vaincre l’ennemi quand une partie serait rentrée chez elle ou de chercher à faire la paix, quitte à livrer aux Arabes les trois donzelles et à faire de l’un d’eux notre futur roi. Quant aux autres, ceux qui rêvent encore d’une victoire rapide, qui vantent le courage des moujiks, ils se battent surtout pour être à la tête des troupes qui libéreront le pays. Ils sont égoïstes, trop imbus d’eux-mêmes, pour pouvoir former une véritable armée et s’opposer aux Arabes. Si tu les rejoins, prince Ivan, l’un d’eux acceptera, peut-être – ils manquent tellement de soldats –, qu’un paysan meure pour lui, rien de plus !
Finist-Fier Faucon avait eu l’occasion d’espionner les deux camps. Qui se méfie d’un oiseau ? Ivan était déçu. Il convenait que la classe au pouvoir était indigne du peuple russe, mais cela justifiait-il de combattre au côté des envahisseurs ? Le triomphe de Loup fut bref, car le rapace continua :
– Mais rallier les armées arabes n’offre guère plus de perspectives. Ils sont victorieux pour le moment. Pourtant, beaucoup murmurent. Ils mènent une guerre loin de chez eux, ils ont beaucoup pillé et ils sont repus. Leur souverain est un grand roi, habile, charismatique, mais personne n’aime son frère pour qui, de facto, ils se battent et qu’ils vont placer sur le trône après en avoir chassé le tsar. Celui-ci est orgueilleux, prétentieux et stupide. Si tu vas avec lui, prince Ivan, sans doute t’acceptera-t-il comme palefrenier, car, tout bête qu’il soit, c’est un amateur de chevaux et il saura apprécier Sivka-Bourka.
Ivan explosa. Ainsi Finist-Fier Faucon lui demandait de se tenir en dehors du conflit. Au moins, Loup-Féroce l’estimait assez pour qu’il combatte, même si c’était contre les siens. Il voulait tant montrer sa bravoure, son habileté, qu’il était bien un homme de guerre.
– C’est cela, ta conclusion ! Accepter de voir mon pays ravagé sans chercher à intervenir parce que moujik, je suis, moujik, je reste.
– Pas du tout, répondit le faucon vexé. Je te disais simplement qu’il était inutile de proposer tes services à l’un ou à l’autre des camps. Cela ne veut pas dire ne pas te battre.
L’oiseau, content de son petit effet, souriant devant le regard interloqué d’Ivan, poursuivit, après une courte pause :
– J’ai promis d’être ton ami et de me tenir à tes côtés jusqu’à ce que tu connaisses gloire et richesse. Il y a un moyen de t’imposer aux deux parties, c’est d’accomplir, SEUL, un exploit qui te rendra célèbre pendant plusieurs générations. Ce haut fait, je sais en quoi il consiste !
– Un haut fait ? dit le loup, intéressé à son tour.
– Seul ? reprit Ivan qui venait de réaliser que sa vie errante, ses journées à la dure, les escarmouches auxquelles il avait participé, Klad, la tueuse, Sivka-Bourka, le cheval à nul autre pareil, son amitié pour Loup et Finist-Fier Faucon, tout le préparait à cet instant, à ce « haut fait ».
La nuit commençait à tomber. Le grand roi, sur son destrier, retira ses troupes. Il les dirigeait comme un joueur d’échecs livre bataille, les lançant à l’assaut ou les rappelant, selon un plan longuement mûri que lui seul connaissait. Son armée était arrivée devant la capitale, la résistance était de plus en plus rude. Ils avaient trop pillé, trop violé, trop tué, le peuple désormais soutenait son tsar, tout incompétent qu’il soit, et rejetait ce prince arabe qui pourrait gouverner le pays et qui, pour l’instant, menait contre eux une guerre impitoyable. Les moujiks ne savaient pas se battre, mais ils le faisaient avec cœur et ils étaient innombrables. Le grand roi ne désespérait pas. Les bonnes volontés ne sont rien sans d’habiles généraux. Néanmoins, cela faisait deux mois que l’on se disputait pied à pied la capitale, les assiégés tenaient toujours et ses troupes commençaient à se lasser.
Il avait réuni ses principaux alliés, princes et seigneurs de différentes régions d’Arabie, ainsi que ses officiers, sous une immense tente rouge et brune, au milieu de son camp. Tout le monde était assis sur des coussins, des poufs ou à même le sol, sur une natte, selon son rang. Lui seul était juché sur un trône et dominait l’assemblée. On ne voyait que lui, sa barbe grise, son turban rehaussé d’un casque pointu, en or, sa cotte de mailles fines, son cimeterre posé sur ses genoux. Il était en costume de guerre et tous le respectaient ainsi, car on le savait prompt à participer au combat, même si, depuis longtemps, sa présence sur les champs de bataille était surtout symbolique.
Les officiers s’étaient regroupés pour demander à leur souverain de faire une pause. Ils avaient délégué pour parler à leur place le général le plus reconnu afin qu’on ne puisse lui reprocher d’être un lâche. Il se leva et, s’inclinant devant son suzerain, il fit sa requête.
– Cela fait maintenant six mois que nous bataillons, que nous avançons dans ce territoire immense. Depuis quelques jours, la fatigue se fait sentir, l’hiver commence à arriver. Il faut nous arrêter, consolider nos positions. Nous reprendrons les combats à l’arrivée du printemps.
Un murmure d’approbation, savamment orchestré, salua cette intervention. On craignait la colère du roi, mais ce fut le frère qui répliqua, outré. Sans demander la parole, comme à son habitude.
– Arrêter ? Alors que nous sommes si proches du but. Le tsar et sa cour sont assiégés, nous ne cessons d’avancer. Aucun renfort ne viendra à leur secours. Attendre le printemps, c’est courir le risque d’une levée de soldats, d’un enrôlement massif de moujiks et d’être pris entre deux feux. Un dernier effort et tout sera fini !
Son intervention agaça plus d’un. Il s’y voyait déjà ! Les autres étaient si las de cette guerre et de lui. Le général, devant le silence de son souverain et les aboiements du frère, allait s’emporter quand le sol se mit à vibrer. Dehors, on hurlait, on criait. Les Russes étaient-ils en train de tenter une sortie ? Il fallait rejoindre les hommes immédiatement, donner des ordres. Le tumulte se rapprochait si vite que les officiers restèrent interdits. Comment une armée pouvait-elle avancer aussi rapidement ?
La toile de la tente se déchira et un cavalier ennemi pénétra dans l’enceinte. À la grande stupeur de tous, il était seul – pour être précis, un loup et un faucon l’accompagnaient. C’était ainsi qu’il avait pu traverser le camp, surprenant chacun et entraînant derrière lui des soldats fous de colère dont on ne savait plus s’ils le pourchassaient ou si, au contraire, ils le suivaient. Les chefs n’eurent pas le temps de sortir leurs sabres que déjà les premières têtes tombaient. Sivka-Bourka frappait avec ses sabots, après s’être redressé de toute sa hauteur, Klad s’en donnait à cœur joie, le sang appelait le sang, l’ivresse accentuait sa soif. Ivan se déchaînait. Il virevoltait au milieu des vieux généraux et des princes, Loup s’en prenait aux jarrets ou aux gorges, renversant ses adversaires, tandis que Finist-Fier Faucon, plus subtil, cherchait les yeux. Remis de leur stupeur, les musulmans s’efforcèrent de les combattre, rejoints par une multitude de guerriers excédés qui s’engouffrèrent sous la tente. La confusion était telle que les Arabes se donnaient entre eux de violents coups d’estoc, parachevant le travail de leur agresseur. Avant qu’il ne puisse réagir et se défendre, le grand roi gisait au pied du trône. On hurlait, on se piétinait, on courait après Ivan ou son loup, le faucon était chose négligeable sauf pour les malheureux tailladés ou éborgnés par ses serres et son bec. Quand ils se ressaisirent, leurs agresseurs avaient disparu, la tente était en flamme, la fureur à son comble.
Il fallait se trouver un nouveau chef dont la première mission serait de venger le précédent. Le petit prince, vu ses liens de parenté et malgré le mépris qu’il inspirait, était tout désigné. On fouilla partout. En vain. Il n’était plus là ! Il avait compris que, plutôt que d’épouser trois princesses russes plus moches les unes que les autres, il ferait mieux de courtiser sa belle-sœur, une dame de fort belle prestance, désormais veuve, désormais à la tête d’un royaume puissant et respecté. Il avait quitté en toute hâte le camp pour rejoindre son pays. Son départ sonna l’hallali. Chacun réalisa que, pour une fois, ce dernier avait raison, qu’il était temps de rentrer, lourdement chargé de toutes les prises de guerre, vivre entre ses parents le reste de son âge[1]. Ce fut la fin de l’invasion.
Le tsar voulut récompenser celui qui avait tué son ennemi et renversé ainsi le cours de l’histoire. Il fit donc placarder de par la capitale un avis de recherche. Évidemment, il y eut de très nombreux candidats. On chassa les premiers, on donna le bâton aux suivants, les plus entreprenants reçurent le fouet. Finalement, il ne resta plus que deux prétendants sérieux. L’un était le prince Yélisseï, le second le comte Mikhaïlovitch. Ils avaient autant de quartiers de noblesse l’un et l’autre, impossible donc de les départager, de savoir qui affabulait, qui disait la vérité. Le tsar se tourna alors vers son conseiller Bronia. Celui-ci désigna… les montures des prétendants et son souverain approuva, en riant.
– Tu as raison ! Les hommes peuvent mentir, les animaux non ! Puisque la vitesse du destrier était essentielle pour réussir, organisons une compétition, celui qui arrivera le premier sera notre héros !
Le prince Yélisseï applaudit à cette proposition. Son cheval, Tempête, n’avait pas de rival, en tout cas pas Tornade, celui du comte Mikhaïlovitch, surtout si celui-ci était drogué. Son adversaire pensait de même, mais, bien sûr, en inversant les rôles.
Quand les deux concurrents s’élancèrent, sous les yeux du tsar, de la cour et d’une foule immense, des centaines de gosiers hurlèrent « Tempête » tandis que d’autres soutenaient Tornade. Tout le monde était très excité, excepté les deux destriers qui marchaient au pas, totalement étrangers à l’effervescence qu’ils suscitaient, abrutis par les remèdes qu’on avait glissés dans leur avoine. À mi-course, le public, les larmes aux yeux à force de rire, ne les appelait plus que Rosée et Zéphyr. Soudain, venu de nulle part, surgit un cheval, crinière sombre, pelage chocolat, qui, au grand galop, les rattrapa, les dépassa et disparut derrière la ligne d’arrivée. Nul doute, c’était bien celui-ci qui avait participé à la bataille.
La course ayant eu lieu en plein jour et devant de nombreux témoins, on découvrit rapidement le nom du mystérieux cavalier. Le souverain, pour punition, chargea les deux imposteurs d’inviter le jeune russe au palais. Pendant qu’ils accomplissaient à contrecœur leur mission, la cour bruissait. Maintenant que l’on connaissait l’identité du héros, l’acte ne semblait plus aussi… héroïque. Le noir, la nuit, le meurtre, la chance, la fuite. Nulle âme noble n’aurait commis pareil traquenard : on avait bien affaire à un moujik.
– En vérité, Votre Majesté, notre homme devait être palefrenier et je ne serais pas surpris qu’il ait volé sa monture.
– Il faudrait retrouver le barine à qui appartient le cheval ! C’est lui qui, en droit, doit être récompensé.
– Ne soyons pas si sévères avec ce malheureux paysan. Après tout, c’est lui qui a combattu, disaient les rares défenseurs d’Ivan.
Ils durent, cependant, convenir que c’était à l’animal que revenait tout le mérite et la cour fut d’accord sur ce constat.
– C’est le destrier qui a vaincu les Arabes par sa vélocité et sa puissance, conclut à forte voix un comte riche de ses quartiers de noblesse qui aimait donner son avis pour soutenir les idées qui faisaient l’unanimité.
Le tsar approuva cette dernière remarque, il avait été très impressionné par la monture lors de la course de lenteur de ses deux rivaux. Par sa vitesse et sa beauté. C’était une bête de race et elle pourrait bien être à l’origine d’une nouvelle lignée de chevaux russes !
– Je sais comment récompenser ce moujik. J’ai hâte qu’il vienne !
Sa Majesté ayant visiblement une idée précise en tête, la cour se tut, craignant d’émettre une opinion contraire à la sienne.
Quand Ivan arriva, accompagné de ses amis, après qu’il se soit agenouillé devant le monarque et affirmé, comme il sied, qu’il avait eu de la chance et que sa plus grande gratification était d’avoir servi son souverain, celui-ci, souriant, lui répondit :
– Je sais, Ivan, je sais. Aussi ne vais-je pas te récompenser, mais… acheter ton cheval.
Le tsar énonça alors, lentement, d’une voix claire, le montant de la transaction. C’était une somme fabuleuse, une véritable fortune pour un moujik et même pour un boyard. La cour était sidérée. Personne n’osait protester, mais il était évident qu’on aurait pu le remercier très largement avec le millième, surtout un paysan. Le monarque, songeaient les plus hardis, encore une fois, n’avait aucune pitié, pour les finances du pays pourtant bien mises à mal par cette guerre désastreuse. Le souverain, lui, était content de son idée qui lui permettait de récupérer l’étalon dont il avait si envie et de récompenser un homme à qui il devait tant.
Ivan, tête basse, se rendant compte de l’énormité de ce qu’il commettait, dit, cependant, d’une voix ferme :
– Ce cheval n’est pas une monture, mais un ami. On ne vend pas un ami !
Le tsar frappa du pied pour exprimer sa colère, son désarroi. La cour était sidérée, hébétée, effarée, effrayée, médusée, tétanisée. Les ires du monarque étaient redoutables et redoutées. Pour qui se prenait donc ce jeune moujik ? Les plus hardis étaient prêts à se jeter, tous ensemble, sur le paysan pour lui apprendre les règles de bonne conduite et le respect dû à qui de droit. Deux éléments les arrêtèrent : Loup-Féroce qui, ne connaissant rien aux coutumes russes, gronda, dégageant ses crocs, pour indiquer sa ferme détermination à défendre son ami, et le roi qui, après avoir eu un coup de sang, s’était calmé et cherchait une autre solution. L’homme qui se tenait en face de lui, qui lui tenait tête, était un beau spécimen slave, grand, solide sur ses jambes, il avait mis en déroute une armée, avait dressé un cheval qui semblait indomptable, avait pour compagnon un loup gigantesque. C’était déjà une légende. Lui avait trois filles…
« La fortune et la gloire » se dit le faucon et il intervint auprès d’Ivan pour soutenir la demande du tsar, mais celui-ci s’obstina à refuser.
– Ce cheval n’est pas une monture, mais un ami et l’on n’échange pas un ami contre une femme.
Cette fois-ci, c’en était trop. Désormais, c’était pour le monarque, une question d’honneur de posséder le destrier. Devait-on encore négocier avec le jeune paysan ou fallait-il l’égorger toute de suite ? Il se tourna vers Bronia. Celui-ci, sans un mot, partit aux écuries et réapparut bientôt avec une magnifique jument. Fine, élancée, racée, une crinière brune et abondante, une queue troublante, elle ne boitait pas, ne louchait pas, ni n’avait le défaut de la benjamine. Sivka-Bourka regarda Ivan avec des yeux suppliants. On n’échange pas un ami contre une femelle, mais il vous quitte pour elle ! Le tsar était aux anges. On emmena les deux amoureux dans leur haras et tous imaginèrent la future lignée qui dominerait la steppe. On en revint à Ivan.
– Mon garçon, tu me plais. C’est bien d’être fidèle à ses compagnons et je veux t’en récompenser. Ma proposition tient toujours. Tu seras donc mon gendre malgré tout. Dis-moi celle que tu préfères !
Le pauvre Ivan était incapable de trancher, il lui aurait fallu plus de temps pour faire connaissance avec chacune d’elles.
– Que Votre Majesté choisisse, elle-même, ma future épouse. J’ai déjà été bien présomptueux de lui opposer par deux fois un refus.
Le roi éclata de rire : ce moujik savait donc se faire humble et maîtrisait un peu les coutumes de la cour. Décidément, Ivan lui plaisait. Il ne pouvait cependant pas désigner, lui-même, l’heureuse élue : tout tsar qu’il était, il craignait la colère de celle qu’il allait obliger à vivre avec un simple paysan, sans parler de la mauvaise humeur de celles qu’il priverait du séduisant héros. Il se tourna, comme d’habitude, vers Bronia. Ce dernier sentit trois paires d’yeux le fixer assez méchamment et il prit peur. Il avait moins de moyens que son suzerain pour se protéger de la fureur de la ou des princesses déçues ! Devant le danger, il se résolut à prendre la parole, montrant alors que, s’il se taisait souvent, il avait encore quelque habileté à manier la langue.
– Difficile, Votre Majesté, de choisir entre ces trois vénus, plus belles les unes que les autres. Un sage y perdrait son latin. Laissons le sort en décider !
D’excitation, le tsar frappa des mains comme un jeune enfant devant un beau jouet. Il adorait le côté aléatoire de la solution. C’est lassant quand tout est pensé, pesé, réfléchi. La logique a ceci de détestable que l’on arrive toujours à la même conclusion, le hasard est plus amusant !
– Excellente idée ! Allons dehors, dit-il, reprenant son autorité naturelle.
Ils sortirent dans le jardin, on fit apporter un arc que l’on donna à Ivan.
– Tu vas tirer une flèche ; mes filles iront la chercher. Tu vas jurer d’épouser celle qui te la ramènera.
Les trois femmes firent la tête ; elles n’osèrent protester, mais elles étaient honteuses d’être obligées de courir, de fouiller les buissons pour se trouver un mari. Il était beau, certes, mais ce n’était qu’un paysan. Aussi quand la flèche tomba dans l’étang, refusèrent-elles, tout net, de patauger dedans. Leur père s’énerva.
– Allons, un effort ! Ivan pourrait être le futur tsar.
Puis il se décida à se montrer plus sévère.
– Je vous enfermerai dans un cachot jusqu’à ce que l’une d’entre vous me rapporte cette flèche !
Elles auraient pu faire remarquer que, prisonnières dans une cellule, elles ne pourraient fouiller la pièce d’eau, mais le roi était très en colère, et cela les motiva. Elles s’approchèrent de la mare avec dégoût. Elle était vraiment trop boueuse pour des pieds de princesses. Heureusement pour elles, une grenouille finit par sortir du bassin avec l’objet de leur convoitise entre ses pattes palmées. Le souverain dut reconnaître que son épreuve avait échoué et qu’il fallait procéder différemment.
– Coa, coa, grogna l’hôte de l’étang. Ivan a promis qu’il épouserait celle qui lui rapporterait la flèche. C’est avec moi qu’il doit se marier !
Parmi les courtisans, beaucoup furent surpris d’entendre un animal parler. Certains firent remarquer qu’elle s’exprimait dans un russe fort convenable, mais d’autres soulignèrent qu’il y avait beaucoup de co (u) acs dans son parler. Le roi, lui, fut offusqué qu’une bête osa ainsi protester à vive et intelligible voix. Il n’avait donc aucune décence ! Comme c’était néanmoins un brave homme, il toléra, car venant d’un batracien qui, somme toute, ne devait pas connaître l’étiquette, ce manque de respect et consentit à lui répondre.
– C’est absurde ! Il ne peut le faire avec une grenouille.
– Et pourquoi pas ? Un engagement est un engagement !
– Parce que, madame, cela ne concernait en rien les animaux.
– D’où sort cette clause ? Vous ne pouvez inventer une restriction parce que la fiancée ne vous sied pas !
– Mais, je peux tout. Je suis le tsar ! C’est moi qui décide de ce qui est juste ou pas.
– Coa, coa, votre Majesté a raison ! C’est elle qui édicte ce qui est bien ou mal. C’est elle qui fait les lois.
Le souverain sourit. La grenouille avait finalement cédé devant ses arguments comme l’ensemble de ses sujets. C’était la méconnaître, elle avait une âme d’avocate.
– Coa, coa, mais elle doit se soumettre ensuite à ces lois sous peine de remettre en cause sa clairvoyance. Si elle dit blanc le matin, noir le soir, comment peut-elle affirmer détenir la sagesse ? Décréter ce qui est juste ne vous autorise pas à ne pas en tenir compte par la suite !
Le roi en eut assez et décida de finir cet entretien avec un argument percutant. Il avança son pied.
Ivan intervint pour qu’il n’écrase pas le malheureux batracien.
– Elle a raison, je dois tenir ma promesse ! Je n’épouserai pas vos filles, je ne serai pas le gendre de Sa Majesté. Il faut croire que c’est mon destin. Veuillez seulement me pardonner.
Le tsar était un brave homme. Il admira la fidélité d’Ivan à sa parole, sa grandeur d’âme pour avoir défendu un animal. Pour le récompenser, il lui donna quelques terres, en fit un prince et l’invita à venir régulièrement au plais.
Les courtisans pouvaient pâlir de jalousie, certains, les plus hardis, remarquer à voix basse que le Moujik – c’était désormais le surnom d’Ivan – avait plus gagné en se rebiffant, en méprisant son seigneur, qu’en acceptant de vendre Sivka-Bourka, Ivan récupéra les domaines et le château d’un noble tombé en disgrâce. C’était une bâtisse de style gothique, très germanique, avec des tourelles surmontées de clochetons rouge et blanc, comme on en trouve parfois en Russie, signe de l’intérêt de ce peuple pour l’Europe. Le parc était grandiose, immense, avec un cours d’eau qui le traversait et des chemins qui le parcouraient.
Ivan prit possession de ses terres en organisant un pique-nique au bord de la rivière. Ce simple pique-nique se révéla une affaire compliquée, chacun étant si différent de l’autre. Il prépara un panier. Pour Vassilissa, il y avait quelques larves (elle compléterait elle-même en faisant son marché au bord de l’eau), pour Finist-Fier Faucon, une petite souris (vivante), pour Loup une patte de mouton dépecée et saignante et pour lui une salade faite de hareng et de cubes de betterave cuite. Seul le gâteau fit l’unanimité. Immangeable : trop sucré !
À la fin du repas, Finist-Fier Faucon annonça son départ, ainsi que celui de Loup-Féroce :
– Ivan, il va falloir nous quitter. Je t’avais fait une promesse, celui de te faire prince pour nous avoir épargné. Le contrat est rempli, nous pouvons nous dire adieu.
Ivan les approuva en hochant la tête. Ils avaient tous trois l’âme de vagabonds. Il pouvait certes glisser la grenouille dans sa poche, mais ayant troqué Sivka-Bourka contre un château et des terres, ses bottes étaient désormais trop lourdes pour aller de par le monde.
– Nous allons nous marier, Vassilissa et moi. Il y aura une grande fête, car je ne veux pas laisser croire que j’ai honte de mon choix et je désire que tous mes moujiks s’inclinent devant ma femme. Ils le feront avec plus d’entrain le ventre plein et la bouche pâteuse. Restez jusque-là, vous partirez ensuite.
[1]Joachim du Bellay, Les Regrets : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.