Il avait mis le feu à la forêt, mais elle était trop vaste pour être sûr que tout avait brûlé.
Longtemps, il avait espéré… mais il était toujours vivant. Vassilissa semblait l’avoir oublié.
Il se décida à essayer de la retrouver. Vainement. Elle s’était évaporée.
Les mois passèrent. Il savait qu’il avait commis un sacrilège en accédant à l’immortalité, car Dieu, seul, est éternel[1], mais il n’escomptait pas une damnation aussi terrifiante : ne plus avoir la possibilité d’en finir, sa mort égarée quelque part dans la nature. Était-elle encore entre les mains de la jeune femme ? Plus le temps passait, plus il était convaincu qu’elle l’avait jetée dans la forêt en partant. Il l’avait bien incendié comme l’isba, mais elle était si vaste qu’il avait de fortes chances que la broche ait survécu aux flammes et soit perdue au milieu des débris.
Cette nuit-là, tandis que la maison se consumait et qu’il attendait, désespérant d’heure en heure, ses cheveux avaient blanchi, ils avaient pris une couleur cendre. Eux, si denses avant le désastre, s’étaient faits rares. Il ne s’en préoccupait plus et ils pendaient sur ses épaules et son dos. Sa chair rongée par la détresse avait fondu ne laissant que muscles et squelette, on aurait dit un écorché. Son visage émacié, son nez aquilin, ses longs doigts osseux, ses ongles affûtés en faisaient un oiseau de mauvais augure. Chaque jour, il ressemblait un peu plus à Baba Yaga.
Il réalisa qu’il lui fallait bien vivre puisqu’il ne pouvait périr. Bientôt, il devint célèbre de par le monde par le nombre de ses crimes et par sa barbarie. Il avait des surnoms dans tous les pays, dans toutes les nations : le Corps-sans-vie, le Corps-sans-âme, le Corps-sans-mort, le Pillard-tout-nu et même, parfois, aucun sobriquet, car il valait mieux ne pas l’évoquer. Mais tout ce qu’il faisait, toutes les cruautés qu’il perpétrait, tout cela n’avait, pour lui, aucun goût. Il lui fallait trouver un sens à sa vie, cette vie qu’il avait rendue infinie.
– Par-delà neuf mers et neuf royaumes se dresse une montagne de cristal…
La rumeur commençait ainsi et elle allait bon train. Les caravanes la transportaient, l’embellissaient. Tout le monde en parlait. Il y avait toujours quelqu’un qui avait rencontré quelqu’un qui l’avait aperçue à l’horizon lors d’un lointain voyage.
– Par-delà neuf mers et neuf royaumes…
Kochtchéï écoutait, enregistrait les récits, les recoupait. Une montagne de cristal n’était pas seulement une véritable merveille de la nature, le magnétisme qui émanait d’un tel endroit devait être fantastique. Le sorcier savait, comme tous les siens, que cette pierre par sa transparence, sa clarté, sa limpidité permettait de purifier les lieux, d’amplifier le rayonnement, le pouvoir des initiés, de favoriser la voyance. Le sommet devait être un point de la terre où la magie était intense.
Un jour, il rencontra enfin un homme qui avait avec lui un énorme fragment de roche cristalline dans un coffre pour preuve de ses dires.
– Les rayons du soleil s’y reflètent, la traversent, sont déviés. On croirait qu’ils dansent en la parcourant. La lumière semble s’être solidifiée pour former la montagne.
– Où est-elle ?
– C’est vraiment une merveille. Nul ne peut l’apercevoir et l’oublier.
– Où est-elle ?
– À quoi bon ? On dit qu’un dragon, attiré par l’éclat, y a bâti sa demeure et qu’une immense cité de verre a surgi en une nuit.
Kochtchéï sursauta. « On dit que » signifiait que son témoin mentait, qu’encore une fois, il s’agissait de l’homme qui avait vu l’homme qui avait… Le marchand finit par avouer qu’effectivement, il n’y était pas allé, mais qu’il avait recueilli un voyageur à moitié mort qui en revenait, l’énorme cristal qu’il avait avec lui en était la preuve.
– Ne puis-je le rencontrer ?
– Il s’est éteint peu après. Il avait été brûlé assez sévèrement… par le dragon, sans doute. Cela m’a dissuadé de poursuivre plus loin.
Bien que son interlocuteur n’ait pas plus que les autres aperçu la merveille, il avait, le premier, prononcé le mot « dragon ».
Ces êtres sont attirés par la magie et la pratiquent, or le cristal est un élément essentiel de cet art, ce que, seuls, les initiés savent. Le commun des mortels n’aurait pu inventer ce détail. Cela renforçait considérablement la probabilité qu’une telle montagne existe et Kochtchéï se décida à rechercher plus systématiquement, plus énergiquement, cet éden.
Si l’on ignorait à peu près tout du lieu, on n’en connaissait guère plus sur le monstrueux maître qu’il s’était donné, sauf qu’il avait exigé qu’on le reconnaisse pour roi sous le nom d’Idolichtiè, qu’il était d’une cruauté qui n’avait d’égal que sa voracité qui n’était rien comparée à sa cupidité, et qu’il faisait régner sur la cité et celles d’alentour une terreur sans nom. On le disait immortel, mais l’avait-on seulement combattu ?
– Je le tuerai, je m’emparerai de sa ville et j’en ferai la capitale d’un empire magique, songea Kochtchéï et il sentit le désir de vivre revenir en lui. Le visage de Vassilissa ne s’effaça pas de son esprit, mais il apparaissait désormais à travers la montagne de cristal, plus flou, plus supportable.
Désappointé par le témoignage des hommes, il s’adressa aux animaux. Il commença par interroger longuement ceux qui courent forêts et prairies, monts et plaines. Personne ne put répondre. Il questionna ensuite ceux qui rampent, qui fouillent la terre, ils refusèrent de croire qu’un lieu pareil puisse être. Il n’oublia pas ceux qui nagent sous les eaux, ceux qui remontent ou descendent les fleuves. En vain. Il réunit finalement des oiseaux en grand nombre. C’était sur eux qu’il fondait le plus d’espoir, mais il fut, comme pour les autres, déçu. Nul n’avait aperçu la montagne de cristal.
Comme il allait lever la séance, un vieux corbeau arriva. Il vola par-dessus l’assemblée, cherchant une place où atterrir, avec son mètre d’envergure, semant la panique parmi les moineaux qui le prirent pour un aigle oublieux de la présence de Kochtchéï. Il finit par se poser aux pieds mêmes de celui-ci qu’il salua, bien humblement. Il avait longtemps voyagé, il était fatigué, couvert de poussière, plus gris que noir.
– Alors, maître Kra, ce n’est pourtant pas dans vos habitudes d’être en retard. La séance est terminée ! Vous pouvez repartir. Rappelez-vous toutefois que j’ai une aussi bonne mémoire que vos semblables !
D’une voix rogue, inquiète, l’oiseau plaida sa cause :
– Pardonnez-moi, Seigneur. Je n’ai reçu votre convocation que très tardivement. Cependant, je me hâtais de faire route pour être présent à cette assemblée quand j’ai dû m’arrêter. À l’horizon, la taïga était en feu. Avant de continuer mon chemin, je voulais savoir quelle direction prendrait l’incendie afin de passer de l’autre côté, mais il semblait ne pas évoluer. La nuit tomba brutalement et le brasier disparut ! Je dis bien « disparut », pas « s’éteignit ». Je n’avais jamais observé une chose pareille. Le lendemain, l’embrasement avait recommencé ! J’étais si intrigué que je suis resté quelques jours…
N’entendant pas la fin du récit, Kochtchéï tourna sur lui-même de plus en plus vite et, devenu tourbillon, s’y rendit en un éclair. Jamais il ne vit rien de plus beau. La montagne, un amas monstrueux de roches cristallines, était là, haute, brillante de mille feux sous le soleil. La nuit, le ciel étoilé s’y reflétait et elle disparaissait. Au petit matin, le sorcier distingua le palais de verre au sommet et un peu en contrebas une véritable ville fortifiée. Il était si émerveillé qu’il décida de s’en emparer tout de suite, de conquérir sur le champ la future capitale de son futur empire.
Il gravit le contrefort, il ne chercha ni à voler, ni à glisser, ni à courir, il voulait pas à pas l’apprivoiser, la sentir, la soumettre sous ses pieds. Un chemin lisse, sans aspérité, sans herbe, sans arbre pour se protéger du soleil conduisait à la cité. Une foule importante essayait d’y pénétrer pour y faire affaire, une autre en sortait, affaires faites. Il y avait un dragon qui gardait le pont menant à l’entrée de la ville. Il avait replié ses ailes et se tenait assis sur son derrière comme le font les chiens, sa queue fouettait de temps en temps la rue, bousculant aléatoirement les chariots qui tentaient de passer devant la porte. Son corps était couvert d’écailles de la taille d’une main. Il avait une superbe crête qui, partant du chef, courait jusqu’à l’extrémité de son appendice caudal. Sur son visage, des verrues qui ressemblaient à de courtes cornes ou de gros poils raides et durs se dressaient furieusement. Il en avait de nombreuses indiquant que c’était une bête adulte, quoique petite, ne dépassant que d’une tête un homme. Il sentait la fumée et le souffre. De temps en temps, il tendait aux voyageurs sa patte griffue pour leur réclamer de l’argent. Il contrôlait les entrées et les sorties et, par pure méchanceté ou pour montrer son autorité, tuait qui bon lui semblait, dépouillait qui il voulait, son désir faisant force de loi. On pouvait le soudoyer facilement et les plus riches passaient sans trop de difficultés, il se rattrapait sur les malheureux.
Kochtchéï était très déçu. Il s’attendait à affronter un monstre extraordinaire et n’avait devant lui qu’une vulgaire fripouille, un être méprisable. Même sa cruauté était mesquine !
– Comment peux-tu te conduire ainsi ? Ne crains-tu pas Dieu ?
– Je ne crains que Kochtchéï, l’immortel.
Alors celui-ci tira son épée. Sa lame pouvait briser une enclume et fendre en deux une toile d’araignée sans la déchirer. Elle fut forgée par les démons dans les feux de l’enfer et le destin des hommes y était, disait-on, gravé dans une écriture inconnue. Quand Kochtchéï s’en était emparé après avoir tué son possesseur, les motifs s’effacèrent, mais les propriétés physiques restèrent. Malgré ses écailles, sa peau en cuir épais, ses muscles durs comme l’acier qui tendaient son cou, le dragon fut incapable de résister et, d’un coup, Kochtchéï lui trancha la tête. La foule hurla de terreur, mais le sorcier, impassible, essuya sa lame. Il se demandait si c’était vraiment là ce fameux Idolichtiè censé être le maître des lieux. Dans ces conditions, la besogne était plutôt facile. Mais pourquoi alors les gens ne le portaient-ils pas en triomphe ? Visiblement, leur ancien despote était ignoble. Il s’interrogeait à ce sujet quand il perçut un mouvement au-delà de la porte, un cheval refusait d’avancer et son cavalier criait à tue-tête.
Il s’approcha de ce tumulte et vit un second dragon, bien plus grand que le précédent, avec deux têtes, qui bousculait sa monture, un immense percheron, pour venir au secours du premier, mais l’animal renâclait.
– De quoi as-tu peur, mauvaise carne ? Ne sais-tu pas que je ne crains rien ni personne si ce n’est Kochtchéï, l’immortel ?
En entendant ces mots, Kochtchéï brandit de nouveau son épée et frappa le destrier. Celui-ci, en s’affaissant, fit tomber son cavalier dont il écrasa dans sa chute le pied. Le monstre jura, il était coincé. Sans prendre le temps de se dégager, ses têtes vomirent des flammes sur son adversaire. Le sorcier s’était protégé avec son bouclier, taillé dans la pierre volcanique, recouvert d’acier, à la fois léger et résistant aux coups de hache et au feu. Cracher ainsi est une erreur, car l’animal s’essouffle et se trouve dès lors à la merci de son ennemi (à condition bien sûr que celui-ci ne se roule pas de douleur, essayant d’éteindre son corps embrasé). Alors, d’un va-et-vient de sa lame, Kochtchéï coupa les deux têtes, une à l’aller, une au retour. Maintenant, la foule suivait, silencieuse, cet homme qui avait tué deux monstres sans sourciller. Pas d’enthousiasme. Ce n’était donc toujours pas Idolichtiè ! Combien de dragons y avait-il dans cette ville ?
Il se trouva bientôt devant la place principale. Une énorme bête en occupait une partie et tout autour se pressait une population de marchands et de boyards. Kochtchéï n’eut aucun doute. Là se tenait Idolichtiè, le maître des lieux. L’animal légendaire avait trois têtes, une de guivre aux dents longues et pointues, avec ses trois cornes, une de griffon aux yeux rouges tels des charbons ardents, au bec puissant, aquilin, prêt à trancher, déchirer, broyer sa victime, une de Cerbère, à l’haleine fétide, à la bave empoisonnée et aux crocs acérés[2]. Une immense queue de serpent, sans cesse en mouvement, des pattes griffues, monstrueuses, des écailles sur tout le corps. Il était gigantesque. Nul besoin d’arme ni de cuirasse.
Il houspillait, méprisait ses interlocuteurs, sans tenir compte de leur rang, et tous s’inclinaient, s’abaissaient, se faisaient humbles. Tous étaient solliciteurs. Lui rendait justice, achetait des biens, en vendait d’autres, promettait de l’aide ou riait de son vis-à-vis, n’ayant comme seules lois que ses caprices. Si quelqu’un protestait, il l’écrasait, le déchiquetait, le dévorait criant qu’il ne craignait personne, pas même Kochtchéï, l’immortel. Ce dernier fit alors profil bas et se fondit dans la foule.
Idolichtiè ignorait les combats qui avaient eu lieu à l’entrée de sa cité. Il faut dire qu’il ne s’intéressait qu’à sa personne, qu’à ses propres désirs. Kochtchéï put ainsi s’approcher de lui sans qu’il cherche à l’en empêcher. Soudain, l’apercevant, il lui jeta un vague regard de mépris. L’homme n’était ni assez riche pour attirer son attention ni trop misérable pour attiser sa colère. À peine était-il agacé parce qu’il croyait avoir affaire à un resquilleur qui voulait passer avant les autres. Il détestait cette engeance !
– Qu’il fasse la queue comme tout le monde, j’écouterai sa demande quand cela sera son tour ! dit-il à ses multiples serviteurs en désignant le nouveau venu.
Et tandis que ces derniers se précipitaient pour le faire reculer, sans y parvenir d’ailleurs, car ils étaient plus empressés que compétents, qu’Idolichtiè continuait ses audiences, Kochtchéï eut tout loisir d’étudier son adversaire. Il se mordait maintenant les doigts d’avoir agi avec trop de hâte. Bientôt, le dragon serait au courant de ses exploits et serait sur ses gardes. S’il voulait maintenir l’avantage de la surprise, il fallait frapper vite ; d’un autre côté, il ignorait comment s’y prendre pour tuer un animal de cette taille. Plus il l’observait, plus il se disait que se retirer était, pour l’instant, le plus sûr. On ne peut vaincre que si l’on est vivant.
Mais si Idolichtiè n’était toujours pas au courant, son exploit avait atteint la place et, de bouche à oreille, la foule connut tous les détails. Bientôt, les regards se tournèrent vers lui, incrédules. Un homme avait osé !
– Était-ce possible ? se murmurait-on.
Un groupe se rapprocha de lui et le supplia d’agir.
– Aide-nous. Toi seul peux le battre. Commande et nous te suivrons, disaient-ils.
Cette demande fit réfléchir le sorcier. À juste titre, Idolichtiè ne semblait pas le craindre. Mais serait-il assez puissant pour lutter contre lui et une ville entière en révolte ? Il se décida, sortit son épée. Les gens, comprenant son intention, firent place nette. Le monstre découvrit alors son adversaire, sa shashka à la main. Il ricana.
– J’admire ton courage, vieil homme. Dis-moi ton nom, puis fuis ! Ton audace sera chantée dans tout le pays et tu seras vivant pour l’écouter.
En entendant ces inepties, Kochtchéï reprit espoir. Le dragon était trop sûr de lui, c’était une faiblesse. Sans lui laisser l’initiative du combat, il bondit dans les airs. Idolichtiè qui ne s’attendait pas à une telle vigueur d’un vieillard eut un mouvement de surprise. Le sorcier le mit à profit pour frapper et trancher une tête, l’épée avait une nouvelle fois traversé écailles, muscles et cuir comme dans du beurre, puis, en retombant, du revers, il sectionna la deuxième. Il ne restait plus que la gueule du cerbère qui se redressa le plus haut possible du sol pour se placer hors de portée d’un deuxième bond de son adversaire.
Trop court. Tu ne le sais pas, mais je peux sauter bien au-delà, murmura Kochtchéï, souriant enfin.
Mais avant qu’il n’ait eu le temps de s’élancer pour donner le troisième coup et l’estocade, les deux premières têtes avaient repoussé et elles riaient aux éclats. Puis, exploitant à son tour la stupeur de son agresseur, Idolichtiè lança ses griffes contre l’écu, les y enfonçant profondément. D’un coup sec, il l’arracha et le jeta à terre. Un cri de triomphe et la guivre cracha son haleine brûlante. Kochtchéï hurla de douleur, la peau ravagée par les flammes. Le dragon aux trois chefs ricana, insulta à nouveau son ennemi. Ce fut son erreur. Profitant de cette pause, les plaies cicatrisèrent et Kochtchéï récupéra son bouclier. Ne plus le lâcher, ne plus se faire surprendre.
Le combat avait débuté, il fallait le poursuivre. Deux immortels face à face ! Cela menaçait d’être long. Idolichtiè était agressif comme le sont les grands fauves, sûrs de leurs forces, songeant essentiellement à attaquer, méprisant les coups de son adversaire. Et les têtes de rouler, et les têtes de repousser ! De son côté, Kochtchéï pensait surtout à se protéger et il y arrivait d’autant plus facilement que le dragon, pour l’instant, évitait une charge conjointe de ses trois gueules. De même que ses congénères, cracher du feu l’obligeait à prendre quelques secondes pour récupérer son souffle. Le faire simultanément, par ses trois bouches, l’aurait mis, un instant, sans défense. Il n’osait même pas une attaque double par excès de prudence, pourtant cela lui aurait permis de vomir ses flammes de deux côtés à la fois, ne laissant pas à son ennemi la possibilité de s’abriter derrière son bouclier. Il préférait tenter d’arracher l’écu avec ses pattes, comme cela lui avait si bien réussi, mais désormais, le sorcier le tenait solidement.
Cela ne durerait pas. Tôt ou tard, le monstre comprendrait que son adversaire, s’il ne pouvait être tué, était néanmoins sensible à la souffrance. Le combat était inégal à cause de cela. Si l’une de ses blessures était suffisamment douloureuse pour l’étourdir, Idolichtiè se jetterait sur lui, le dévorerait, avant de le régurgiter dans quelque cul de basse-fosse. À partir de là, Kochtchéï regretterait d’être immortel.
Il avait bien essayé de frapper le corps de l’animal, mais son épée avait rebondi sur les écailles, plus dures qu’au niveau des cous. Quant aux pattes, ils étaient en sang, mais le dragon semblait s’en moquer et elles étaient trop épaisses pour pouvoir les couper. Il se demanda s’il ne pourrait pas fuir. Une fumée âcre, en effet, entourait désormais les deux combattants. Mais à quoi bon se dérober, puisque sa seule raison d’être était, depuis la disparition de Vassilissa, cette montagne de cristal ? Il devait trouver le point faible de son ennemi.
– Je crains de souffrir, lui de périr, pensa Kochtchéï, c’est pour cela qu’il n’attaque pas avec ses trois têtes simultanément, il a peur que je puisse les trancher avant qu’aucune ne repousse. Je redoute la douleur, il peut être tué.
Il fallait l’occuper quelques minutes, l’empêcher de se régénérer… Il se souvint que la population avait promis de l’aider, que c’était même pour cela qu’il avait osé se lancer dans ce duel. D’un saut, il se mit hors de portée du monstre et harangua la foule.
– Habitants de la cité de verre ! Venez m’épauler. Ensemble, libérons-nous de ce démon !
Déjà, l’autre était sur lui et il dut de nouveau parer les coups redoublés de la bête excédée et se protéger de ses flammes. Il ne renonça pas, cependant, à réclamer le soutien du peuple. Il hurla :
– Si je succombe, personne ne pourra plus rien pour vous.
Quelqu’un – l’histoire, comme souvent, n’a pas retenu son nom – enfin, osa. Il se lança, une épée à la main. Une arme dérisoire. Il fut immédiatement écrasé par la queue du reptile, mais il donna du courage au reste de la population, lui montra le chemin. Bientôt, des centaines d’hommes se précipitèrent, frappant aux cuisses, au ventre, sur tout le corps. Le dragon ulcéré fouettait de son appendice, essayait de les anéantir avec ses pattes. Il alla jusqu’à cracher du feu et en tua des dizaines en quelques secondes. Mais d’autres arrivaient de toute la ville, décidés à en finir avec Idolichtiè. C’était, pour lui, comme une nuée de mouches, à peine plus dangereux, mais tout aussi agaçant. Cela bourdonnait et le rendait fou. Il ne savait où donner de la tête et il en perdit une, puis deux et enfin trois sans avoir pu réagir.
La foule regarda le tyran décapité, étonnée de son audace, pétrifiée devant l’exploit accompli. Ils avaient vaincu le maître des lieux, ils avaient tué Idolichtiè, le dragon aux trois gueules, le cracheur de flammes. Des milliers de morts gisaient sur la place, les maisons étaient en feu, partout les murs de verre avaient éclaté sous la chaleur des brasiers, mais ils étaient libres ! Un hurlement de joie retentit. Les gens s’embrassaient, chantaient, se congratulaient. Des danses s’improvisaient, on alla chercher du vin – ce n’était pas ce qui manquait dans la cité de cristal. Enfin, quelques-uns se rappelèrent que c’était Kochtchéï qui avait donné le coup fatal et la foule le porta en triomphe. Son nom, encore inconnu quelques instants plus tôt, était sur toutes les lèvres. On lui fit faire plusieurs fois le tour de la ville, on voulait que chacun voie l’individu qui les avait sauvés du monstre qui les terrorisait. Tandis que la cité fêtait son libérateur, déjà, son nouveau maître songeait à la façon dont il régnerait sur cette cité, à sa richesse et à sa gloire. Maintenant qu’il avait vaincu Idolichtiè, il sentait la magie venir à lui. La montagne, avant les hommes, reconnaissait ses droits, s’inclinait devant lui, lui enseignait sa science.
À cet instant précis, adulé par une population qu’il avait sauvée, respirant la féérie des lieux à pleins poumons, bouleversé par toutes les connaissances qui affluaient vers lui, ambitionnant de révolutionner l’univers, Kochtchéï oublia Vassilissa la très belle.
Pour un instant seulement
Il découvrit le moyen, par simple imposition de ses mains, de transformer toute chose en or, argent ou minéral précieuse, toute roche en cristal, en diamant. Sa fortune devint immense. Il importa du monde entier savants et sorciers, artistes et poètes, danseurs et chanteurs, jongleurs et acrobates en leur proposant des sommes astronomiques ou en offrant à d’autres ces montants pour les conduire à lui, pieds et poings liés. Onc ne vit cour plus brillante. Kochtchéï produisait des ouvrages constitués de fleurs, d’oiseaux, de petits animaux en cristal, en métal, en pierre pour se faire aimer, reconnaître et apprécier d’autres créateurs. Le peuple de la cité de verre ne regrettait ni ses morts ni son ancien maître. Partout, on chantait ses qualités, son brio, sa justice, etc.
Avec l’or, il put avoir autant de mercenaires qu’il souhaitait, sa puissance était sans égale et s’il ne chercha pas à envahir le reste du monde ce fut simplement parce que cela ne l’intéressait plus. Il avait rêvé d’un empire, mais ce territoire, porte ouverte sur un autre univers, celui de la sorcellerie, lui suffisait pleinement. Il ne voulait que cette montagne de cristal, cette cité de verre. Pourtant, ces merveilles, certains soirs, lui paraissaient bien ternes. Les soirs où il constatait qu’elle n’était pas là pour les admirer avec lui, c’est-à-dire tous les soirs.
Car Kukolka s’était trompée, la passion de Kochtchéï pour Vassilissa ne s’estompait pas. Il la voyait en toute chose et ce pic rocheux, si pur, si lumineux, n’était qu’un écrin pour son amour, l’écrin. Le joyau avait disparu. Le jour durant, il gouvernait, ordonnait ; la nuit, il parcourait, en pleurant, la terre, en songe, à sa recherche.
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé
Lamartine, L’Isolement
[1]Deutéronome 6-4 : Écoute, Israël ! l’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel.
[2]La guivre est une sorte de serpent aux écailles miroitantes, aux pouvoirs surnaturels ; le griffon a une tête et un corps d’aigle, des oreilles de cheval, et l’arrière d’un lion ; Cerbère est le chien des enfers. Il s’agit donc d’une tête de serpent, d’aigle et de chien.