Le faucon planait haut dans le ciel, faisant des cercles. Il donnait une impression de puissance et de sérénité. Soudain, il s’arrêta en plein vol. Il s’était immobilisé, comme cloué sur la voûte céleste. Ivan dut utiliser sa lorgnette, souvenir d’un lointain voyage, pour observer le léger battement d’ailes qui lui permettait de se maintenir en l’air, sans se déplacer. Il avait dû repérer une proie ! Intrigué, le jeune homme la rechercha, curieux de savoir ce qui avait ainsi retenu l’attention du rapace. Il étouffa un oh de surprise. La future victime était un gros lièvre. Comment le petit oiseau pouvait-il s’en prendre à un animal aussi grand ?
Celui-ci semblait inquiet. De ses longues oreilles, il essayait de percevoir le moindre bruit tout en en faisant lui-même le moins possible. Le danger ne venait pas du ciel, mais des hautes herbes dont il scrutait le plus léger frémissement. Déplaçant sa lorgnette, Ivan découvrit, un loup noir en embuscade. Une énorme bête.
Était-ce ce mouvement, pourtant bien éloigné du lieu où se jouait le drame, ou alors le lièvre avait-il discerné le souffle de l’animal ? Toujours est-il qu’il détala brusquement en bondissant pour se fondre dans la végétation, changeant de direction dès qu’il croyait ne pas être vu. Cela aurait suffi pour dérouter son prédateur, mais il ne pouvait échapper à la vigilance de l’oiseau, là-haut, qui se repositionnait toujours à son aplomb. Faucon et loup agissaient de concert, l’un indiquant à l’autre où se trouvait leur proie qui brouillait les pistes pour rien. La tragédie était inévitable.
D’ailleurs, apercevant enfin l’espion qui le survolait, celui-ci finit par comprendre que son sort était scellé et renonça à fuir. Il chercha une dernière fois à humer les odeurs du petit vallon herbeux où il avait passé sa vie. Les crocs du fauve ne lui en laissèrent pas le temps. Affolée par le sang qui ruisselait dans sa gorge et le goût de la chair fraîche, l’énorme bête le déchirait à pleines dents, avalant viande et peau, croquant les os. Le faucon, se rendant compte qu’il allait être lésé de sa part, indifférent à la différence de taille, attaqua son compagnon. Il plongea, fonça vers le loup à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Il visait les yeux. Le rendre aveugle, le faire horriblement souffrir, l’obliger à fuir de douleur. Méprisant le rapace, l’imposant fauve se contenta de faire un écart puis revint continuer son festin. L’oiseau n’abandonna pas. Il virevolta autour et tenta à plusieurs reprises de planter ses serres dans la chair de son ex-complice qui délaissait parfois son repas pour essayer d’attraper, dans sa gueule, son agresseur ou de le tuer d’un grand coup de patte. « Krek, krek, krek… » criait le faucon outré de sa voix éraillée. Le loup, lui n’avait pas le loisir de hurler, il dévorait, rapidement, férocement. Enfin, il se retira abandonnant quelques lambeaux à son « compagnon ».
Ivan cessa de les observer et partit en riant. Lui-même devait songer à chasser s’il ne voulait pas se coucher sans manger. Le temps avait passé, le rêve continuait, se renouvelant chaque jour. Inlassablement, il quittait un lieu pour un autre. Il connaissait mille endroits de par le monde, savait parler plusieurs langues, mais n’avait d’ami que son cheval. Pour ne pas en être séparé le soir, il évitait les villes et dormait le plus souvent à la belle étoile. Son corps avait changé, il avait grandi et sa vie vagabonde avait sculpté sa silhouette, le soleil avait buriné sa peau, ses cheveux s’étaient allongés et descendaient en flots dorés sur ses épaules, il ne restait de son enfance que la limpidité de ses yeux. La shashka qu’il avait jadis tant de mal à porter dansait désormais au bout de son bras. Il avait appris à tuer au combat, à épargner aussi. Il pouvait exécuter un homme du tranchant de son arme, sans sourciller, et laisser s’échapper un animal au regard apeuré. La pitié n’est pas un droit.
Cette nuit-là, perdu au milieu de nulle part, Sivka-Bourka dormant profondément, debout sur ses pattes à quelques pas de lui, Ivan dégustait un sanglier, assis auprès d’un feu qu’il avait lui-même allumé. Soudain, son cheval, réveillé par un bruit quasi inaudible ou troublé par une odeur encore moins décelable, se mit à hennir. Il saisit son sabre et fouilla des yeux l’obscurité, les sens aux aguets. Il n’arrivait pas à distinguer ceux qui approchaient, mais il percevait leur mouvement maintenant qu’il tendait l’oreille. Ce n’étaient pas des marchands, les efforts pour le surprendre montraient que leurs desseins ne devaient pas être pacifiques. Se voyant découvert, sortant de l’ombre, voletant, apparut le faucon. C’était lui qui faisait tout ce bruit ! Ivan ne comprit que trop tardivement qu’il s’agissait d’une diversion, que les deux complices s’étaient remis ensemble, déjà le loup surgissait du néant à côté de lui. Heureusement, ni l’un ni l’autre n’étaient animés de mauvaises intentions ; s’ils s’étaient déplacés silencieusement, c’était par pure habitude.
– Venez-vous en ami ou en ennemi ? demanda Ivan, la lame dirigée vers le fauve et les yeux guettant l’oiseau.
– Comme tu es mal poli ! Tu ne nous as pas donné à manger, tu ne nous as pas donné à boire et tout de suite, tu poses des questions.
Ivan offrit au loup l’arrière du sanglier, au faucon les brochettes qu’il avait faites avec les entrailles et il dévora l’avant. Tout Russe a toujours quelque eau-de-vie à partager. La viande, l’alcool firent leur effet. Bientôt, ils chantèrent en chœur quelques refrains joyeux. Quand ils furent amis pour la vie, Ivan leur demanda leur nom.
– Finist-Fier Faucon, répondit l’oiseau avec orgueil.
– Et toi ?
– Loup me va bien. C’est court, cruel et cela inspire le respect. Si tu insistes, tu peux m’appeler Loup-Féroce.
Il émit un grognement et montra ses crocs pour justifier ce titre. Il était temps pour lui de mettre un terme aux préambules et d’entrer dans le vif du sujet, de parler de ce pour quoi ils étaient venus. Ils avaient un problème précis et espéraient qu’Ivan trouverait la solution.
– Peut-être accepterais-tu de nous aider ? On dit les humains fort sages. Du moins, c’est ce que prétend mon compagnon.
– Pourquoi moi ?
– Tu nous as observés ce matin – piètre chasseur, au passage, qui contemple plutôt que de tuer – et donc tu nous connais un peu. Voilà : comme nous nous ressemblons, nous avons décidé d’être amis et de débusquer le gibier ensemble…
Le jeune homme ouvrit de grands yeux. L’un était un gros loup noir à la large gueule garnie de crocs acérés, pourvu d’une longue queue qui battait ses flancs amaigris, l’autre un petit faucon au corps compact, au bec courbe, au pennage gris. En quoi étaient-ils semblables ? Il finit par trouver. Les plumes du rapace avaient une légère teinte bleutée et le pelage du fauve était si sombre qu’il renvoyait à la lueur des flammes des reflets marine.
Les deux animaux le félicitèrent. Il était le premier, eux mis à part, à avoir vu ce détail. Il faut dire que rares devaient être ceux qui purent les contempler aussi longuement.
– Vous êtes observateur, intelligent. Vous n’aurez aucun mal à résoudre notre différend !
Ivan protesta pour la forme, mais il était flatté par le discours du loup et surtout très curieux de se trouver dans cette position de sage.
– Comme tu as pu t’en rendre compte, notre association fonctionne bien. Nous chassons ensemble et sommes rarement bredouilles, mais sitôt la proie capturée, nous ne savons pas comment la partager équitablement. Alors nous nous battons et manquons à chaque fois de nous faire du mal. Peut-être pourrais-tu nous suggérer une solution ?
– C’est pourtant facile, répondit Ivan tout de go. Le faucon n’a pas de crocs, il lui faut les entrailles de la bête, le reste est pour le loup qui est plus grand, plus lourd et qui a donc plus de besoins alimentaires. Il devra cependant ouvrir le ventre de la proie et laisser son ami s’en repaître à loisir, avant de déguster lui-même sa part.
Les deux compères furent très heureux de ce partage : le rapace avait les honneurs, le fauve la substance ; l’un était vaniteux, l’autre avide. Se parlant entre eux dans la langue des animaux, ils se dirent qu’Ivan était vraiment très malin et qu’il valait mieux le tuer tout de suite avant qu’il ne devienne dangereux. Comme malgré tout, ils le trouvaient très sympathique, ils s’excusèrent auprès de lui de ce qu’ils étaient tenus de faire. Ce dernier comprit qu’il était en difficulté, car, même si son cheval pouvait lui venir en aide, ce serait dur de parer une attaque conjointe du faucon à la tête et du loup aux jambes. Il choisit de temporiser.
– Pourquoi se battre ? Jouons aux cartes. Si je perds, je ne me défendrai pas et, si je gagne, vous ne me mangerez pas !
Ils réfléchirent. Ils avaient l’avantage, mais Ivan était jeune et robuste et leur donnerait bien du mal. Et puis, après tout, c’était un ami !
– Je préfère les devinettes, dit l’oiseau qui avait volé à travers le monde, suivi la route des caravanes, passé des soirées avec les marchands qui en posaient sans cesse pour tromper leur ennui loin du foyer. Le premier qui ne répond pas à la question perd.
– D’accord, je commence. Je n’ai pas de langue, cependant, je répète tout ce que j’entends.
– L’écho, dit sans hésiter le faucon. Mais essaie de résoudre celle-ci. Comme un ange gardien, je t’accompagne le jour durant, mais contrairement à lui, je te laisse faire ce que tu veux la nuit.
– L’ombre. Mais écoute plutôt celle-ci : nous sommes jumelles, pourtant ma sœur m’a engendrée et j’ai engendré ma sœur[1]…
Au bout d’un moment, Loup-Féroce, qui n’avait pas le temps de chercher, se lassa. Les réponses fusaient, parfois un joueur réagissait avant que son adversaire ne finisse sa question. Il était évident que tous les deux connaissaient les mêmes devinettes. Si Finist-Fier Faucon avait suivi les caravanes, Ivan en avait bien souvent fait partie.
– Arrêtons là, grogna-t-il en montrant ses crocs. Je déclare match nul. Essayons autre chose. Ivan et moi, on va se raconter des histoires à dormir debout. Celui qui s’endort a perdu !
L’animal avait l’habitude de sortir la nuit et de veiller. Ivan n’hésita pas, il lui arrivait souvent lors de ses périples de passer plusieurs jours sans sommeil, il était sûr de gagner. Ils se lancèrent dans des récits épouvantablement longs, invraisemblables, sans queue ni tête et totalement dépourvus d’intérêt que nous tairons pour éviter que, cher lecteur, tu ne t’assoupisses en lisant ce chapitre. Ce qui était le cas du faucon qui somnolait, le bec caché sous son aile. De temps en temps, il s’éveillait, essayait de suivre une histoire puis fermait à nouveau les yeux. Le loup, lui, tenait le coup. Il y avait bien des moments où il semblait s’endormir, mais l’instant d’après, il était de nouveau en forme.
Au bout de deux jours, Ivan finit par comprendre que quand son adversaire était fatigué, le rapace sommeillait à sa place. Les deux amis trichaient. Bientôt, ce fut lui qui commença à avoir la voix hésitante, les paupières clignotantes. Le loup et le faucon se regardèrent avec une joie féroce. Le jeu offrait une merveilleuse opportunité, car, même si le perdant refusait d’admettre sa défaite, il serait suffisamment épuisé pour être incapable de se défendre.
– Alors, Ivan ? J’espère que tu ne t’endors pas !
– Non, dit celui-ci sur un ton de nouveau affermi, je me demandais seulement s’il y a plus de feuillus que d’épineux dans cette forêt.
Loup-Féroce jeta un œil méprisant autour de lui et répondit :
– Plus de feuillus !
– Je ne suis pas d’accord. Les bois s’étendent bien au-delà de cette clairière, objecta Ivan.
Le faucon aussitôt se secoua. Il était si heureux de pouvoir se dégourdir les ailes.
– C’est facile, je vais les compter. Continuez vos histoires, je reviens tout de suite.
Au départ, Finist-Fier Faucon pensait qu’il lui suffirait de s’élever assez haut pour dénombrer sans difficulté les arbres, mais la forêt était vaste et s’il montait trop pour englober la totalité du terrain, il ne pouvait plus distinguer les feuillus des épineux. C’était un oiseau méticuleux, il préféra partager le problème en zones puis faire son travail dans chacune d’elles. Ce n’était pas si simple, car il fallait éviter de compter deux fois le même arbre. Il arriva néanmoins à bout de tous ces problèmes et finit par avoir le bon résultat. Il s’empressa alors de retourner au campement, content de pouvoir dire que son ami Loup avait raison. Quand il les rejoignit, celui-ci dormait profondément, confiant, la tête sur les genoux d’Ivan, le cou reposant sur le tranchant de Klad, sa shashka. Finist-Fier Faucon éclata de rire.
– Prince Ivan, puisqu’à deux reprises, nous avons été à ta merci et que tu nous as épargnés, nous te sommes redevables. Nous allons t’accompagner, faire ta gloire et ta fortune, puis nos chemins se sépareront, mais nous resterons amis.
– Je ne suis pas prince.
– Je suis un faucon bleu, mon compagnon est un loup bleu. Nous ne saurions aller avec un simple moujik. Je te promets : tu seras prince !
[1]Il s’agit d’une des deux énigmes que pose le sphinx à Œdipe : la réponse est le jour et la nuit. L’autre, plus connu, a trait à l’homme.