XII-Ivan

La chambre vaste, haute de plafond, au parquet de chêne blond, décorée de multiples tableaux, tentures, moulures, n’avait rien de commun avec le logis bas, toujours humide, au sol battu de ses jeunes années, pourtant, le sentiment d’oppression était de nouveau là, palpable. Aliocha était sur le point de mourir. Il avait autour de lui ses enfants Sergueï, Sériojka et Ivan. Les deux aînés très musclés, mais de taille menue, ressemblaient à leur grand-père dont ils avaient les cheveux auburn et les petits yeux perçants ; le benjamin, Ivan, était par contre son portrait craché.

image d’un film de zombies

Il leur demanda de l’aider à se déplacer devant sa fenêtre afin qu’il puisse profiter une dernière fois de la vue. Elle était effectivement magnifique. Au premier plan, il y avait le jardin du château, au-delà des champs, l’horizon était limité par de vertes et tendres collines. Si l’on se penchait et que l’on regardait vers la droite, on pouvait, derrière les écuries, admirer la forêt. Il avait fait abattre le donjon où il avait affronté, pire que la mort, ses angoisses les plus intimes. On avait fini par comprendre qu’ils avaient été drogués, Laszlo et lui, que son ami s’était pendu, terrorisé par des cauchemars analogues aux siens et qu’il ne devait sa survie qu’à son exceptionnelle soif de vivre. Qui avait introduit le psychotrope dans le samovar et comment avait-il procédé ? Il n’avait pas les réponses, mais cela n’avait pas d’importance. Il n’avait retenu qu’une chose : Laszlo avait péri, il n’avait pas su le protéger.

Nastasia Philippovna avait veillé sur lui jour et nuit pendant les cinq longues années qu’avait duré sa dépression, épongeant ses peurs, opposant la fraîcheur de sa présence aux brûlures de son âme et elle avait triomphé. Petit à petit, les spectres qui, cette nuit-là, avaient frôlé son être, y déposant au plus profond de son être une puanteur et une terreur indescriptible, avaient reflué. Il avait guéri parce qu’elle lui avait redonné une raison d’exister. En se réveillant après des mois de fièvre, ce fut son visage, ce furent ses grands yeux dorés qu’il vit en premier et en qui il crut. Hélas, elle n’avait fait que son devoir d’épouse et, quand elle fut certaine qu’il allait survivre, elle se laissa partir. Il l’enterra sans l’avoir à nouveau touchée comme ils en avaient fait la promesse la nuit du viol et, tenant parole, il n’osa pas déposer un baiser sur le front de la morte. Lui avait-elle pardonné ou le haïssait-elle encore ?

Il regarda son domaine vide de l’absence de sa femme et il s’efforça de s’en réjouir.

« Tout cela est à moi, tout cela, je l’ai conquis ».

Le soleil, qui se couchait et projetait une teinte rouge sur toute chose, le rappela à son triste sort. Pour soulager sa mélancolie, il se tourna vers Ivan. Les premières années, ce fils lui avait fait honte parce qu’il était le fruit d’un viol. Durant la longue convalescence d’Aliocha, cette nuit était devenue la plus belle, la plus fougueuse en tout cas, et Ivan le symbole d’un amour qui avait triomphé de la haine. On ne s’était guère occupé de lui et le jeune garçon, dès qu’il pouvait s’échapper, courait par les bois, pêchait, jouait avec les autres gosses dans les fermes, ne lisait jamais, étudiait encore moins. Aliocha se revoyait enfant. À quatorze ans, Ivan, solide gaillard à la peau cuivrée, lui ressemblait. Mais de qui tenait-il ses jolis yeux bleus, clairs comme l’eau d’un lac ? Il était fier des escapades de son benjamin. Des trois, c’était celui qu’il aimait le plus, les deux aînés étaient des copies de leur grand-père, de leurs oncles, bref de cette classe de nobliaux qu’il avait appris à mépriser. Il allait pourtant porter à son préféré un coup mortel, mais il n’avait pas le choix. C’était pour cela qu’il les avait réunis.

– Fermez la fenêtre. Il ne faut pas que nos paysans entendent ce que nous avons à nous dire.

Ivan s’occupa des volets tandis que ses frères s’activaient autour des bougies. La salle était mal ventilée et Aliocha se sentit mal à l’aise. Pour la première fois depuis sa prime jeunesse, il se retrouvait dans une pièce sans air.

– Mes enfants, vous connaissez ma vie, vous savez que je n’étais qu’un moujik et que je suis ce que je suis par la force de mon bras. Nous ne sommes pas de vieille noblesse. C’est une vérité. Nos paysans ne l’ignorent pas, nos voisins aussi. Croyez-moi, j’ai dû me montrer plus sévère que d’autres pour que nos serfs m’obéissent. Plus arbitraire également ! Simplement afin qu’ils comprennent que c’est moi qui suis la justice, qui définis ce qui est bien ou mal. J’ai appris que cette race qu’enfant je trouvais stupide et obséquieuse est en réalité pleine de malice et de paresse. Relâchez votre emprise sur eux et le domaine périclitera. Ils en seront pourtant les premiers malheureux !

Pour Aliocha, la chambre semblait de plus en plus sombre. « Bientôt, ce sera le noir total et je ne serai plus », se dit-il et il se pressa d’en venir à ses demandes.

– Je vais mourir et tout ce que j’aurai bâti va périr. Ma fortune n’est pas suffisante, mon emprise sur les moujiks trop récente pour nous permettre de partager mes biens en trois comme l’exige la loi. Dans d’autres pays, on a su préserver les domaines, la puissance des familles grâce au droit d’aînesse. Nous allons l’appliquer ici pour sauver notre lignée. Sergueï va hériter de tout. À charge pour lui de s’occuper de vous deux, de vous donner des moyens, quand cela vous sera utile, pour démarrer dans la vie.

Ses trois fils n’avaient pas pour habitude de désobéir à leur père, ils acceptèrent le testament sans hésiter. C’était un sacrifice énorme pour les deux plus jeunes. Aliocha hocha la tête, il était fier de ses garçons.

– C’est bien. Je savais que vous comprendriez. La famille est une chose importante. En partageant, tout ce que j’avais construit n’aurait été qu’un bonheur fugace. En toutes circonstances, prêtez-vous main-forte et rappelez-vous que c’est désormais Sergueï qui porte le poids de notre lignée.

 Il en vint à sa deuxième demande, bien plus surprenante que la première.

– J’ai commis, pour survivre et acquérir cette fortune, tant de crimes que bien des fantômes risquent de réclamer mon âme pour la torturer. Il faudra qu’au moins l’un d’entre vous veille sur mon cercueil les trois premières nuits, qu’on me protège contre tous les malheureux que j’ai dû piétiner ma vie durant. Passé ce délai, je n’aurais plus rien à craindre.

La soirée infernale qu’il avait vécue dans le donjon n’était pas pour rien dans cette demande, mais, en réalité, elle n’avait fait que raviver des peurs plus anciennes. C’était une des conséquences de ses années de soldats. Quand vous vous êtes engagés pour vingt ans, quand les ordres se multiplient pour la seule raison de vérifier votre degré d’obéissance, quand la mort est proche, on est enclin au mysticisme, on est la proie des hérésies les plus bizarres. Aliocha et ses amis avaient l’habitude de veiller, les soirs de bataille, le corps des camarades tués au combat pour éviter que l’ennemi ne s’empare de leur âme. Aujourd’hui, c’était son tour.

Les trois garçons promirent.

Aliocha avait réalisé son destin et il avait pris toutes dispositions pour le préserver au-delà du tombeau. Pour ce faire, pour satisfaire son ambition, il avait sacrifié ses propres fils. Il ferma les yeux paisiblement.

Sitôt l’enterrement achevé, l’aîné alla trouver le cadet et lui dit :

– Je dois m’occuper des affaires de mon père. Il y a le domaine, les animaux et surtout les paysans. C’est tout au début qu’il faut leur montrer qu’ils ont toujours un maître-sévère-mais-juste. Je ne peux pas avoir l’esprit clair le jour si je ne dors pas la nuit, tu te chargeras donc de veiller sur lui.

Son frère protesta énergiquement. C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Non seulement Sergueï les avait dépouillés, mais il n’allait même pas obéir aux dernières volontés de leur père. Cette attitude remettait en cause le partage et un vent de révolte s’empara de lui.

– Il n’en est pas question ! J’ai donné mon accord pour que tout te revienne et, bien que les circonstances furent telles que je n’avais pas les moyens de refuser, je respecterai ma parole. Mais toi, dès lors que tu acceptes l’héritage, soumets-toi aussi aux codicilles.

– Tu as promis à notre père de m’aider en tout !

– T’aider, pas te remplacer !

Ce petit échange plutôt vif permit à Sergueï de mieux comprendre ce que son père craignait. Si son frère ne lui obéissait pas, qu’en serait-il de leurs paysans ? Il tenait la canne en cornouiller, à pommeau en argent tressé représentant une tête de chien toute ronde, assez lourde pour servir de massue. Aliocha portait constamment cet objet sur lui à la fin de sa vie, un symbole de sa réussite sociale et de son autorité sur ses moujiks. Le premier geste de Sergueï avait été de s’en emparer, une façon pour lui d’assimiler le fait qu’il était désormais le maître du domaine. Pour l’heure, il se demandait si ce n’était pas un signe de son père, « une main tendue à travers le mur du tombeau »[1] pour l’aider à gérer son héritage. Il se répondit oui et frappa son frère au bas ventre avec la poignée. La douleur fit perdre de sa superbe au cadet. Il était plié en deux, si surpris qu’il ne cria même pas. Sergueï en profita pour taper par deux fois, de toutes ses forces, sur le dos de Sériojka, en se servant, cette fois-ci, de sa canne comme d’un bâton. Il vit dans les yeux de ce dernier, cette peur et cette soumission si caractéristiques des paysans. Il cessa de le cogner. Celui-ci lui promit de veiller sur la tombe.

– Ainsi, se dit Sergueï, Père avait raison. Si nous n’y prenons garde, nous retournerons à notre ancien état, c’est déjà le cas pour mon pauvre Sériojka.

Celui qui avait été son égal, courbé, le dos brûlant, le sollicita :

– Sergueï, pouvez-vous me confier l’épée de notre père ? J’en aurais peut-être besoin pour le défendre.

– À quoi peut bien te servir une shashka pour lutter contre des esprits ? protesta l’aîné.

– À quoi peut-elle vous servir pour diriger un domaine ? répondit le cadet.

Le nouveau maître des lieux céda. Son frère, en le quittant, alla voir Ivan, le plus jeune des trois. Il lui tendit l’épée.

– Ivan, si tu veilles sur notre père trois nuits durant, cette arme qui lui a appartenu sera à toi.

Les yeux de l’enfant brillèrent de convoitise. La shashka était vraiment admirable. Long d’un peu plus d’un mètre, c’était une lame en acier, forgée par un expert. Légèrement incurvée comme il se doit pour un sabre cosaque, elle se prolongeait en une fine poignée du même métal, se terminant elle-même par un pommeau en forme de tête d’aigle. L’arme était lourde et tenait bien dans la main. Elle se rangeait dans un fourreau de bois recouvert d’un cuir usé par le temps. Il tenta néanmoins de marchander.

– L’épée pour une nuit. Que me proposes-tu pour les deux autres ?

Son frère, qui avait vu son héritage lui échapper, que l’aîné venait de rosser, fut ravi de pouvoir prendre sa revanche. Il craignait Sergueï, mais Ivan n’avait pas quinze ans… À la carotte succéda le bâton et l’enfant s’en tira à bon compte lorsque le cadet lui laissa l’arme promise.

Quelques heures plus tard, il était assis sur la tombe, sa grande épée entre ses jambes, bien emmitouflé dans un épais manteau de fourrure. La nuit était belle, le ciel dégagé, le cimetière dormait paisiblement. Le gamin avait sorti la lame de son fourreau. Grâce à la lune et aux milliers d’étoiles, il pouvait la contempler. Elle brillait, menaçante et pourtant si attirante. Ivan s’extasiait. Cette shashka était à lui ; c’était son héritage. À son âge, cette part était bien plus fascinante que l’immense domaine.

À minuit, un loup hurla. Le spectre de son père se leva et s’approcha de son fils. Il portait encore les riches habits avec lesquels il avait été enterré, ce qui, en ce lieu, semblait plus saugrenu qu’effrayant. Sous le clair de lune, son teint blafard paraissait presque naturel. Il observa attentivement, sans rien dire, l’enfant préposé à la garde de son âme. Il ressentait un profond désarroi, mêlé de dégoût et de colère. Ses aînés lui avaient fait défaut dès le premier soir et le plus jeune le contemplait déjà sans crainte ni affection. Était-il donc, en quelques heures, devenu un étranger pour les siens ? Il s’avança et regarda Ivan, les yeux dans les yeux. Il y lut une telle détermination qu’il jugea finalement que, si un seul des trois devait veiller, alors autant celui-là qu’un autre. Il allait l’interroger pour savoir où étaient ses frères et qui serait de garde le lendemain quand il perçut, venant de dessous la terre, des craquements, des grincements, des froissements, des crissements et des gémissements. Cela allait en s’amplifiant, le cimetière grouillait d’une vie souterraine. On prononçait son nom, on le maudissait.

– Ils sont là, dit-il et il se glissa prudemment derrière son fils.

Du ventre ouvert des tombeaux, sortirent des morts par dizaines. Les premiers, ceux qui, ayant le moins pâti, avaient plus de facilité, se dressèrent et avancèrent en nombre vers leur ennemi juré. Rien ne les distinguait des vivants, hormis leur face livide, leurs yeux fixes et remplis de haine, leur démarche lente et saccadée et un gémissement incessant, car tout effort leur coûtait. Aliocha les regarda, méprisant. Il avait reconnu ses paysans et ceux qu’il avait spoliés, ici-bas. Ils avaient été lâches durant leur existence, pourquoi ne le resteraient-ils pas, une fois morts ? Il ne douta pas que son fils, qui ne bronchait pas, qui ne marquait aucune peur, saurait les chasser. Soudain, il pâlit. D’autres venaient, qui avaient quitté la vie dans la douleur, qui avaient été mutilés et semblaient avoir continué à souffrir dans la tombe. Des membres, des bras, des jambes manquaient ou pendaient inutilisables. Ils arrivaient à peine à avancer et on sentait que chaque pas était un immense supplice, mais qu’une haine encore plus grande les poussait toujours plus avant. Certains étaient des soldats redoutables, des guerriers cruels qu’il avait défaits à des centaines de kilomètres de là, dans des déserts, des forêts, à qui il avait tranché mains, tête ou langue. Ils étaient tous présents comme si la mort avait aboli les distances. Les plus anciens n’étaient plus que squelettes que retenaient quelques lambeaux de chairs ou de peau. Depuis leur tombe ouverte, ceux qui, redevenus poussière, ne pouvaient plus en sortir hurlaient leur colère et encourageaient les autres. C’était une véritable armée de cadavres en fureur.

Aliocha, affolé, observa son fils, l’ultime rempart entre cette horde et lui. Ivan ne bronchait pas, il les attendait. Il était toujours immobile, mais son épée commença à danser au bout de son poignet étonnamment souple. D’abord un mouvement lent, lourd de menaces, puis plus vif. L’arme brilla d’un éclat avide, impatient !

Les cadavres hésitèrent soudain. La mort avait rongé les peaux, mangé les yeux, mais surtout dévoré les muscles. Ils doutèrent de leurs forces et l’enfant, malgré son jeune âge, semblait si vigoureux. Les premiers s’immobilisèrent.

– Pourquoi freinez-vous, nous sommes des centaines, nous n’en ferons qu’une bouche, criaient ceux qui suivaient.

Ils bousculèrent ceux qui s’étaient arrêtés, les piétinèrent, puis à leur tour se figèrent. Devant eux, Ivan n’avait pas bougé. Il patientait. Il était terrifiant en retenant ainsi sa shashka si avide d’en découdre.

Longtemps, la meute des morts hurla, vociféra, insulta, agita qui une fourche, qui un fer, qui un sabre, qui une lance, qui une hache, qui un simple caillou… Rien. L’autre ne tremblait pas, ne s’effarouchait pas. Il les attendait, impassible, se contentant de les observer de son regard sans émotion. Son épée, sentant qu’il n’y aurait pas de combat, avait fini par s’immobiliser, de mauvaise humeur, entre ses jambes, mais toujours prête à bondir.

Bientôt, les fantômes comprirent, à leur tour, qu’aucun d’entre eux n’aurait le courage de frapper le premier, le fils les terrorisait aujourd’hui comme, jadis, le père. Déçu par la couardise des autres, chacun rentra dans sa tombe. Le cimetière redevint désert. Un coq chanta.

Ivan retourna au logis, l’aîné et le cadet, se sentant un peu coupables, l’interrogèrent. « Tout s’est-il bien passé ? – Mais oui ». Tout était dit. Ce jour-là, le garçon dormit peu. Compte tenu de sa veillée, il avait décidé de s’entraîner à manier son épée.

Il s’exerça du matin au soir. Il était trop jeune pour avoir reçu des cours d’escrime, mais il avait assisté aux formations de ses frères, sans doute plus assidûment qu’eux. Il joua donc le rôle du maître d’armes et celui de l’élève, n’hésitant pas à se poser des questions auxquelles il répondait avec une bonhommie un peu grondeuse.

– Ton épée est trop lourde. Il faut apprendre à vaincre son poids. Tu dois te muscler pour pouvoir la manipuler avec agilité.

Le jeune néophyte dut reconnaître que la veille, il arrivait à peine à la soulever – si les spectres avaient attaqué, il aurait été en difficulté – et promit de bien suivre les conseils et se former.

Les exercices se succédèrent. D’abord, il fit tournoyer la shashka autour de son poignet ainsi que d’autres le font avec un bâton. L’intérêt de ce maniement était d’assouplir cette articulation et de pouvoir utiliser sa lame aussi bien comme un grand poignard que comme un sabre. Il répéta inlassablement des mouvements de bases : déplacements en avant, en arrière, latéraux, glissades. Deux gestes eurent sa préférence. Le premier consistait à frapper le plus loin possible, jambe gauche en arrière, tendue, la droite fléchie, un bras projetant l’arme vers l’avant tandis que l’autre assurait l’équilibre, le second à virevolter sur lui-même, la shashka à la main, véritable derviche tourneur ou plutôt derviche faucheur, le transformant en une faux rotative.

Le soir arriva vite à s’amuser ainsi, mais il fit d’incontestables progrès dans le maniement du sabre cosaque ; les fleurs et les plantes du potager en témoignèrent. Maintenant, il pouvait retourner au cimetière, prêt à affronter les revenants.

Le ciel s’était alourdi, les ténèbres furent plus sombres, les étoiles ne parvenaient pas à percer et la lune elle-même n’était qu’un fantôme livide. Ivan reprit sa place et il se rendit compte de sa terrible erreur. Sa journée avait été épuisante et il avait à peine dormi. Tiendrait-il toute la nuit ? Il en vint à espérer que les démons interviennent au plus vite. À minuit, le hurlement du loup le fit sortir de sa torpeur. Il ne s’était pas assoupi, mais il n’en était pas loin, il serra sa shashka. Les morts revinrent à la vie et quittèrent à nouveau leur sépulture. Ils avaient décidé de changer de tactique. Puisqu’Ivan était le dernier obstacle à vaincre et que personne ne se risquait à l’affronter, il fallait chercher à le convaincre de leur livrer son père.

Les paysans vinrent en masse. Ils osaient enfin se plaindre. Ils ne craignaient plus leur maître ; dans la tombe, tous sont égaux. Ils se souvenaient surtout qu’Ivan était souvent chez eux, avait mangé leur pain, avalé leur soupe aux choux, joué avec leurs enfants.

– C’est un jeune homme droit qui nous rendra justice ! s’encourageaient-ils.

C’était surtout un gamin, et on les croit plus sensibles à la misère que les adultes. Aliocha avait repris sa place derrière Ivan et il les écoutait. Ces plaintes incessantes l’agaçaient. Il avait été inique ? Il avait frappé untel, fouetté tel autre, affamé tout le monde ? Et alors ? N’était-il pas leur barine ? Que seraient-ils sans lui ? Il ne doutait pas de la réaction d’Ivan, mais fut néanmoins surpris et amusé par la manière dont il répliqua aux moujiks. Pour toute réponse à leurs jérémiades, Ivan bâilla. Les paysans, outrés, poussèrent de grands cris puis se turent.

La deuxième série, les victimes de pillages, d’atrocités sans nom, malgré l’exhibition de leurs plaies, de leurs oreilles coupées, de leurs langues arrachées, de leurs mains brisées n’eurent pas plus de succès. Ivan les écouta à peine. On appelle cela les lois de la guerre et son père n’avait fait que s’y soumettre.

Soudain, Aliocha aperçut sa femme. Elle était toujours aussi belle, le temps n’avait pas eu prise sur elle de son vivant, la mort semblait également impuissante. Ses chairs bien embaumées avaient résisté à la déchéance du cercueil et seul le teint livide disait ce qu’elle était devenue. Avant de mourir, sa dernière pensée avait été pour elle. Lui avait-elle pardonné ? Il savait désormais ce qu’il en était : elle se tenait aux côtés de ses frères, de son père. Il éprouva une immense tristesse, mais l’inquiétude balaya cet abattement et il se demanda comment réagirait Ivan. Qui choisirait-il entre ses deux parents ? Écouterait-il sa mère ou prendrait-il sa défense ? Et, question dont il n’aurait malheureusement jamais la réponse, quel parti auraient adopté Sergueï et Sériojka ?

La foule fantomatique retint son souffle. Nastasia Philippovna était pâle. Point de haine en elle, elle ne réclamait que justice pour elle-même et les siens. Elle n’avait pas été une mauvaise mère, il avait été un bon fils. Plus que les autres, elle espérait le faire fléchir. Ivan, à sa vue, s’était levé et Aliocha douta pour la première fois de son sang.

– Ne te laisse pas amadouer ! Elle m’a trahi ! Elle ne t’a jamais aimé !

Il allait lui expliquer qu’elle n’était rien pour lui parce que jamais elle ne l’avait désiré, qu’il avait dû la violer pour qu’il vienne au monde et que, pour cela, elle avait toujours regardé son enfant avec horreur. Une bonne mère ? Elle était tout le contraire ! Mais avant qu’il ne parle pour plaider sa cause, son fils se leva, fit des moulinets avec son épée, chassant Nastasia Philippovna qui s’enfuit en pleurant. L’afflux brutal de sang dans ses veines fit un bien fou à Ivan qui n’en pouvait plus de rester ainsi, immobile et silencieux. Il soupira d’aise. Après un tel comportement, la messe était dite, les morts abandonnèrent la partie et retournèrent dans leur tombe. Le cimetière redevint désert. Un coq chanta.

Ivan rentra au logis, le cadet seul l’interrogea. « Tout s’est-il bien passé ? – Mais oui ». L’aîné, ayant en charge le domaine, croulait sous les responsabilités et n’avait plus de temps à rien, sinon pour se plaindre de ses lourdes obligations en buvant son thé bouillant.

Le troisième soir fut le plus terrible. Ivan n’eut pas le loisir d’observer le ciel. À minuit, il n’entendit pas le loup hurler, mais peut-être ne hurla-t-il pas et ronflait-il dans son coin ? Les morts eux-mêmes ne bougèrent pas. Comprenant qu’ils ne pouvaient rien faire, ils restèrent bien au chaud dans leur linceul. Le danger était ailleurs. C’était sa troisième veillée. Or, dans la journée, s’il ne s’était pas entraîné comme la veille, il n’avait guère dormi. La certitude que l’épée serait à lui le lendemain l’avait tellement excité qu’il n’avait pu se reposer. Qu’allait-il devenir avec ce sabre, lui qui avait défié les spectres ? Il avait montré son courage et se voyait en soldat du tsar, gravissant une à une les étapes pour être sous-officier, puis officier, puis général, puis commandant en chef. Il jura de ne n’avoir jamais d’autre arme que sa shashka. Contrairement à son grand-père qui avait acheté sa charge, il sortirait du rang comme son père, il en avait l’étoffe. De la journée, il ne sut s’il guerroyait, défiait les plus cruels cosaques, mangeait ou dormait. Tout se mélangeait. L’angélus le ramena à la réalité : il y avait encore une nuit à passer. Il serra son épée et se rendit au cimetière et s’assit sur une tombe. Cela semblait difficile, voire impossible, de lutter. Il essaya de fredonner quelques chansons, mais les paroles lui échappaient.

Faisait-il froid ou la soirée était-elle tiède ? Pleuvait-il ? Ventait-il ? Y avait-il des étoiles dans le ciel ? Ivan était bien incapable d’y répondre. Il ne dormait pas, mais toute son attention était concentrée pour la maintenir. Il se leva, marcha un peu. Un bruit le fit sursauter. Il venait de lâcher sa shashka. Il la ramassa et s’entailla le bras. La douleur le réveilla, il se sentit mieux, le sang apporta un peu de couleur à la nuit en tombant goutte après goutte sur la tombe paternelle. Aliocha but avec avidité cette vie. Cela lui donna la force de sortir une dernière fois et de s’approcher de son fils. Il était heureux. Les morts avaient renoncé et n’étaient même pas venus tenter quelque chose. Ils n’avaient pas de ténacité, ils en manquaient déjà de leur vivant et c’était pour cela que lui, Aliocha, les avait battus, dépouillés. Il était sauvé. Il s’adressa à Ivan.

– Mon fils, tu as fait preuve de courage en affrontant une armée de fantômes, de droiture en prenant le parti de ton père contre ceux qui, à tort ou à raison, l’accusaient, de fermeté en luttant contre toute somnolence. Tu as mon épée, reçois ma bénédiction.

Il se pencha vers lui et murmura quatre vers. Mais Ivan ne bougeait toujours pas, ne réagissait toujours pas. Dormait-il ? Le spectre mit ses yeux dans les siens. Il veillait bien sur la tombe de son père et il se battait, fidèle à la parole donnée, contre le sommeil. Cependant, Ivan ne le voyait ni ne l’entendait. Ainsi en est-il, en général, des vivants avec les morts. Le trépassé éclata de rire et son rire devint le chant joyeux du coq accueillant l’aube.

Le jeune homme se leva. Son premier regard fut pour son épée. Il avait défendu la sépulture, elle était maintenant sienne. D’Aliocha, Sergueï avait hérité son domaine, Sériojka sa veulerie et Ivan sa shashka.

– Désormais, je vais te ranger dans ton fourreau. Tu étais le rêve d’un gosse, mais cette troisième nuit m’a rendu adulte. Tu seras la terreur de mes ennemis, Klad sera ton nom.

Klad étincela une dernière fois pour un adieu à l’enfant qui l’avait porté trois jours durant, puis il s’enfonça dans son étui, lame glaciale prête à bondir pour semer la mort.

Maintenant, le regard d’Ivan s’attardait sur le cimetière et, par-delà, sur les terres de son père, terres qui ne seraient jamais les siennes. Les regrettait-il ? Non. Il en connaissait, pourtant, tous les recoins. Le vent lui souffla de leur dire adieu. Il fredonna, mais d’où venait cet air ?

Quand le coq chantera,
Cheval brun, cheval bai,
Coursier sage et avisé,
Sivka-Bourka paraîtra

Le sol trembla. Du lointain arriva au grand galop un cheval, tout de muscles et de puissance. Après la mort de Laszlo, Aliocha étant malade, il était reparti vagabonder chez lui, au cœur des steppes sauvages. Mais la ritournelle l’avait rappelé.

S’approchant d’Ivan, Sivka-Bourka se fit doux et amical. En réponse, celui-ci le flatta, le caressa. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Le destrier se laissa faire, ne montra aucune nervosité, aucune impatience. Il leur fallait prendre le temps de se sentir, de se découvrir, de se faire confiance. Cela dura une bonne heure. Dans le ciel, le soleil poursuivait sa route, il faisait désormais jour.

N’y tenant plus, le jeune homme grimpa sur sa monture, montant à cru. Le cheval se dressa alors sur ses deux pattes arrière et poussant un hennissement terrifiant, s’en fut à toute allure, emmenant son nouveau propriétaire, loin de ses frères, loin du domaine paternel.


[1] Victor Hugo, défendant l’héritage.