XI-Baba Yaga

Épuisée par sa longue course et par son chagrin, Vassilissa sombra rapidement. Quand elle se réveilla à l’aube, sa poupée, qui, elle, avait réfléchi toute la nuit, avait un plan :

– Pour l’or, l’argent, les pierres précieuses, le problème est facile à résoudre. Baba Yaga n’a entassé tous ces objets que parce qu’elle désire posséder ce dont les autres sont avides, mais en réalité, elle n’en a que faire.

– Un peu comme quand elle mange ! Elle dévore tout, mais n’apprécie rien : elle a englouti d’épaisses tranches de jambon en sandwich entre deux tartes aux poires !

– C’est ça, Vassilissa. Tels des diamants qui ne brillent pas dans le noir, ces trésors pâlissent d’être ainsi délaissés. Il te suffit donc d’un regard pour leur redonner tout leur éclat. Sa chaumière alors rayonnera comme un palais et Baba Yaga ne verra plus la poussière. Elle sera satisfaite.

Ivan Bilibine : Vassilissa

Vassilissa prit dans ses mains une rivière de saphirs, celle-ci immédiatement se mit à resplendir. De quelle reine ornait-elle le cou avant de finir misérablement dans l’antre de la sorcière et qu’était devenu ce cou ? Elle porta après son regard sur deux colliers. L’un d’or pur, l’autre de diamants, le tout si finement ciselé ! Vassilissa jeta à nouveau un œil sur le premier, persuadée que, devant son admiration pour les suivants, il se serait vexé et aurait, de nouveau, terni. Mais les objets sont, parfois, plus sages que nous et savent leur réelle valeur.

– Pour les araignées, c’est encore plus simple. On est en été. Il te suffira de leur dire le temps qu’il fait dehors, la douceur des nuits. Parle-leur du zéphyr et du plaisir de se balancer d’arbre en arbre au gré de son humeur. Elles pourront toujours revenir avec l’hiver pour trouver ici un abri. Je vais t’apprendre leur langage.

Ainsi fit Vassilissa. Elles s’empressèrent de lui obéir. Elles s’étaient réfugiées dans l’antre nauséabond par grand froid et avaient oublié le reste du monde. Beaucoup, avant de partir, aidèrent la jeune fille à nettoyer, car elles voulaient laisser une bonne impression afin d’être bien accueillies à leur retour.

Vassilissa ouvrit les fenêtres et les araignées s’en furent ainsi que l’odeur qui régnait dans la hutte. Les gonds firent un bruit épouvantable, car ils n’avaient jamais été huilés. Des millions de fourmis apparurent, sortis de nulle part. Leur reine protesta auprès de la poupée.

– Madame, vous qui semblez censée, ne pouvez-vous pas faire comprendre à cette écervelée que le moindre grincement de ces volets agit sur nos fourmilières comme un véritable tremblement de terre ?

– Hélas, cette jeune fille a besoin de lumière. Baba Yaga n’était jamais là le jour, elle n’ouvrait ni ne fermait les persiennes.

– Au moins ne peut-elle pas lubrifier ces gonds ?

La poupée, souriante, montra alors le tas de graines de sable et de pavot. La colonie se mit au travail. Quelques minutes plus tard, Vassilissa put presser les grains et obtenir assez de liquide pour huiler les charnières, remplir trois bouteilles. Kukolka lui demanda d’en réserver une pour elle et de la cacher sous sa jupe, puis elle lui conseilla d’interroger Baba Yaga sur ses trois cavaliers-serviteurs.

– Il faut connaître tes adversaires, si tu veux pouvoir tromper leur surveillance.

Quand la vieille sorcière rentra de son voyage, elle dut reconnaître, en grommelant, que la gamine s’était largement acquittée de sa part du contrat. Sans lui permettre de réagir, elle l’enchaîna à un mur par la cheville.

– Ma fille, ce sera une nuit peu confortable, mais tu es bien trop maligne pour que je puisse te laisser dormir en toute liberté et je suis trop fatiguée pour te manger ce soir.

– Vous n’allez pas respecter votre parole ?

– Tiens ? Tu es donc plus naïve que je le pensais !

Vassilissa se souvint des conseils de Kukolka et interrogea la sorcière.

– Grand-mère, en arrivant chez toi, j’ai croisé tes trois cavaliers, ceux qui sont censés défendre ta demeure. Or aucun n’a vraiment essayé de m’empêcher d’approcher. Pourquoi ?

Baba Yaga éclata de rire. Elle adorait cette petite. Elle aimait d’une manière générale les enfants curieux. Ils étaient plus faciles à attraper et ils avaient un je-ne-sais-quoi qui imprégnait leur chair et la rendait si suave.

– Ils ne pouvaient rien te faire. Le cavalier blanc, c’est l’aube ! Il passe majestueux, car il porte l’espoir de la journée. Le rouge, c’est le soleil, lointain et toujours présent, le jour donc ! Quand au noir, le plus effrayant, ce n’est que la nuit.

Elle se tut et observa attentivement Vassilissa de ses yeux méchants, essayant de percer les secrets de ce visage trop lisse. La question n’était pas anodine et elle avait bêtement expliqué à sa prisonnière que personne n’irait à sa poursuite si elle tentait de s’enfuir. Elle s’en voulut de s’être fait prendre par une gamine de dix ans. Elle vérifia la chaîne à la cheville de la fillette. « Aucune chance qu’elle s’échappe ! » conclut elle et elle alla se coucher.

Inquiète, elle guetta longtemps les bruits pour savoir ce que faisait sa captive, sans rien percevoir. C’est étrange, se dit-elle, dans sa situation, elle devrait essayer de tirer sur ses entraves pour fuir et je devrais entendre le grincement du fer. Pourquoi ne gémit-elle pas ? Pourquoi ne pleure-t-elle pas ? Pourquoi se tait-elle ? Serait-elle donc fataliste ? Accepterait-elle son destin, sans tenter de s’évader ou de m’attendrir ? À son âge ?

Si Vassilissa ne faisait aucun bruit, c’était parce que, de son côté, elle tendait l’oreille pour savoir ce que faisait la sorcière. Elle avait trouvé le moyen de s’enfuir, mais il fallait avant que la vieille dorme. Pourquoi ne le faisait-elle pas ? Aucun son ne venait de son bas flanc. De ce silence, une sourde menace sourdait et envahissait la pièce comme si son geôlier était aux aguets.

À ce jeu, ce fut Baba Yaga qui perdit : la petite était enchaînée ; elle n’avait que dix ans ; la sorcière avait effectivement beaucoup voyagé et était épuisée. Bientôt, ses ronflements rassurèrent Vassilissa, comme, avant elle, Kochtchéï. Elle était libre d’agir.

Elle regarda ses fers. Ils étaient destinés à des adultes, elle n’était qu’une enfant, elle pouvait espérer en forçant, parvenir, quitte à s’arracher de la peau et même de la chair, à détacher son pied. L’huile lui faciliterait la tâche. Elle en versa une large rasade sur l’anneau qui, à sa grande surprise, s’ouvrit, puis se referma en claquant et s’ouvrit à nouveau. La chaîne qui n’avait jamais été graissée était aux anges et fit jouer plusieurs fois ses mécanismes afin que le liquide pénètre bien partout. Quand, satisfaite, elle se cadenassa définitivement, il n’y avait plus de prisonnière. Quant à la fenêtre, elle avait reçu sa part le matin et se laissa faire sans résistance et surtout sans bruit. Avant de partir, Vassilissa emporta sa poupée et le collier de saphir. Cela paierait le travail qu’elle avait accompli – la maison n’avait jamais été aussi propre, les joyaux aussi joyeux – et permettrait à son père de refaire fortune.

Dehors la nuit était sombre, mais dans le ciel, la lune était un large sourire. « Elle se moque de moi, car je l’ai prise pour un cimeterre » et Vassilissa s’en alla, riant à son tour.

Le retour fut plus rapide, pourtant elle n’avait pas couru et s’était même restaurée avec des petites baies de bois. Elle avait beaucoup réfléchi tout en marchant. Il lui était difficile de raconter les dangers auxquels elle avait échappé sans avouer qu’elle avait volé le collier de saphirs. Son père qui était un honnête homme refuserait ce bijou. Or elle considérait qu’ayant accompli tout ce qu’avait demandé Baba Yaga, elle l’avait amplement fait sa part du contrat et que Baba Yaga devait à son tour remplir ses obligations. Difficile aussi de prétendre que c’était un prêt, il faudrait le rembourser et le pot aux roses serait alors découvert ! Elle n’avait pas le choix, ce devait être un cadeau et l’atroce sorcière ne pouvait donc être qu’une personne généreuse.

Entre-temps, sa marâtre avait pris conscience de ce qu’elle avait commis de terrible. « La colère et le désir de vengeance sont mauvaises conseillères », grommelait-elle. Comme son mari, elle n’avait pas dormi de la nuit. Pour noyer un tel crime, il fallait une mare, un étang, un lac, une mer de vodka ! Si elle n’y prenait garde, l’argent de la vente de l’isba y passerait et ils se retrouveraient dans la rue. D’ailleurs, celui-ci, très tôt, était parti à la taverne tenter d’oublier son chagrin et ses remords en buvant avec Misayre, la seule oreille charitable du village, les autres, tous les autres l’auraient traité de salaud, de père indigne et ils auraient eu raison. La vieille babouchka, elle, mettait en avant la malchance, la vie qui ne fait pas de cadeau, la société encore plus cruelle. Il était revenu juste après le déjeuner, renvoyé par le tenancier qui commençait à en avoir assez malgré la fortune qu’il lui rapportait. Il était complètement ivre, confirmant les angoisses de sa femme. Il y retournerait dès qu’il serait en état de marcher dans l’après-midi. Plutôt que de se lamenter sur la stupidité de ce qu’elle avait fait, elle décida de réagir. Elle tenta de le raisonner :

– Mon ami, vous n’y êtes pour rien ! S’il y a une responsable, c’est moi ! J’aurais dû m’y rendre à la place de cette écervelée qui n’en fait qu’à sa tête. Quand j’ai pensé à ma cousine, c’est Vassilissa qui a insisté pour y aller, car ma parente la gâte beaucoup et vous savez comme notre fille est gourmande ! Et puis, elle était persuadée d’obtenir tout ce qu’elle voulait de la vieille. Elle surestime toujours son charme.

Ivanovna fit la grimace, elle venait de se souvenir que deux jours plus tôt, elle avait fait semblant de ne songer à la solution Baba Yaga qu’au cours de la conversation qu’elle avait eue avec Fiodor, mais celui-ci était si abattu qu’il était incapable de relever ces contradictions. De plus, réaffirmer que la sorcière était sa cousine n’était pas très intelligent, cela n’avait été utile que pour le mettre en confiance et le pousser à lui envoyer sa fille. Elle poursuivit :

– D’ailleurs, je crois qu’elle est toujours chez elle en train de se goinfrer et qu’elle ne pense guère à l’inquiétude dans laquelle elle nous plonge.

Fiodor redressa la tête. Il n’avait pas envisagé cette hypothèse. Baba Yaga avait une telle réputation que, dès le départ de Vassilissa, il avait craint le pire. La somme était considérable ; la vieille dame avait pu demander un peu de temps pour réfléchir ; le retard, une journée, était loin d’être anormal. Sa femme comprit qu’elle avait marqué un point, il lui fallait maintenant inventer une histoire pour justifier que si, plus tard, Vassilissa ne rentrait toujours pas, cela ne voulait pas dire qu’elle était morte.

– Non, ce qui m’inquiète dans ce retard, c’est une petite bourse qui a disparu. Sa sœur m’a dit que depuis quelque temps, elle voyait en cachette un jeune gitan qui traînait dans le village.

La « sœur », quoiqu’un peu surprise, confirma le mensonge en précisant que c’était par hasard qu’elle-même avait pu découvrir ce secret. Elle allait entrer dans le détail de ce récit quand sa mère, craignant qu’elle ne se trahisse, lui fit signe de se taire. Fiodor était troublé. Il se rendait compte que depuis que Lioubov n’était plus là, il voyait peu sa fille – il était toujours par monts et par vaux –, ils jouaient moins ensemble. Elle avait grandi et il la connaissait mal. Contrarié, il se leva, chercha à mettre de l’ordre dans tout cela et à se tenir debout. Ce qu’il avait bu la veille et le matin n’aidait pas à la concentration. Son visage pensif s’éclaira soudain.

– Vassilissa !

Elle fut accueillie par la joie de son père et la stupeur de ses belles mère et sœur. Elle leur montra le ras-de-cou de saphirs et décrivit la splendeur de ceux d’or pur et de diamants.

– Baba Yaga est très gentille. Elle est si seule ! Elle était ravie de me voir. Sa réputation est très exagérée, mais sa fortune non. Je lui ai parlé de nos problèmes et elle m’a proposé au moment du départ de prendre un collier parmi les trois que j’avais admirés. Je n’ai pas voulu abuser et je me suis dit que celui-ci suffirait largement pour nos besoins. N’est-ce pas, papa ?

Le commerçant embrassa sa fille et approuva sa décision. Le joyau lui assurait une belle fortune et la faire croître serait un jeu d’enfant. Les deux femmes, par contre, étaient abasourdies, criant que Vassilissa était bien stupide pour choisir une breloque plutôt qu’un véritable bijou. Elles, elles auraient su apprécier la générosité de Baba Yaga ! À peine, cette pensée leur traversa-t-elle l’esprit qu’elles sortirent en toute hâte et qu’on ne les revit plus jamais.

Le marchand ne s’en plaignit pas, sa dernière compagne était un peu trop acariâtre à son goût. Il ne se remaria plus. Vassilissa avait grandi, elle était capable de tenir la maison propre et cuisinait aussi bien que sa mère dont elle semblait connaître les recettes les plus secrètes. Que lui apporterait de plus une nouvelle femme ? Quant à Misayre, elle cessa de le tourmenter. Peut-être parce que sa fortune venait de Baba Yaga ? Peut-être simplement parce qu’il en avait une ! Or, comme le dit la chanson,

« Misayre Misayre
C’est toujours sur les pauvres gens
Que tu t’acharnes obstinément ».

Misère, paroles de Coluche.