Olga réveilla Vassilissa, bien avant le lever du jour et celui de son père. La fillette, ensommeillée, constata que, pour son dernier petit déjeuner, elle aurait droit à des blinis accompagnés de miel. Ils étaient délicieux. Ils avaient la forme de petits soleils ruisselants de douceur. Elle les dévora. C’était vraiment une enfant charmante, prête à tout instant à passer du désespoir le plus total à une formidable foi en l’avenir. Aimer les friandises, c’était sa façon d’aimer la vie.
– Oui, se disait Olga, émue de redécouvrir dans sa victime une gamine de dix ans, j’avais tant désiré que tu deviennes ma fille, mais Fiodor a tout gâché.
Cependant, quand Vassilissa lui demanda si elle pourrait voir son père avant de s’en aller, elle refusa catégoriquement.
– Il dort. Laisse-le se reposer ! Il a bien du souci en ce moment, tu sais. Regarde dehors, c’est encore la nuit. Ma cousine habite loin d’ici. Si tu veux y être avant le coucher du soleil, il faut partir maintenant. On est toujours surpris par la distance quand on s’y rend. Tu devras traverser un bois, gravir une colline.
Effectivement, derrière la fenêtre, on ne voyait rien. Le néant. Un trou noir dans lequel elle allait devoir s’enfoncer. Vassilissa trembla. Elle dévora un nouveau blini pour se donner du courage, mais eut, cette fois-ci, bien des difficultés à l’avaler : une grosse boule barrait sa gorge. Elle n’aurait pas la possibilité de plaider sa cause avant de partir. Son bourreau pour la consoler glissa dans son sac les galettes restantes, ainsi qu’un petit pot de beurre pour son déjeuner.
– Ne t’attarde pas en route, tu pourrais faire de mauvaises rencontres !
Olga multiplia les recommandations, les indications pour ne pas s’égarer. On aurait dit une mère préparant les affaires de son enfant, le matin, avant de l’envoyer à l’école. Vassilissa écoutait d’une oreille distraite. Tout le monde au village savait comment se rendre chez la sorcière, personne n’y allait. Elle avait, dans la nuit, songé à s’enfuir. À dix ans, comment survivrait-elle ? Elle avait besoin de son père et celui-ci lui demandait de rencontrer Baba Yaga.
Elle se décida à partir. Elle prit son sac, embrassa sa belle-mère. L’idée de tenter d’infléchir son bourreau la traversa tant celle-ci était tendre en cet instant, mais elle y renonça et ouvrit la porte. Elle fut surprise par la fraîcheur qui régnait à l’extérieur. Il y avait une espèce de brume. Le jour n’était pas encore levé et l’on distinguait mal la terre du ciel qu’une lune mourante éclairait péniblement. Elle sentit sa poupée contre sa poitrine et se rassura quelque peu. Elle s’élança sur le chemin comme on plonge dans la mer. Elle se vit littéralement disparaître dans le noir. Quand elle commença à ralentir son pas parce qu’elle était fatiguée, quand, pour la première fois, elle regarda en arrière, l’isba, son isba, n’était plus visible. Elle comprit alors ce que voulait dire « être abandonnée ».
– Je suis là, lui dit une petite voix, blottie contre son cœur. Tu n’es pas seule.
Elle sortit Kukolka de ses vêtements et l’embrassa. Elle était douce et chaude contre son visage glacé, elle sentait bon, elle avait l’odeur de Lioubov, sa maman. L’enfant reprit courage et poursuivit son chemin.
Soudain, un rayon de soleil glissa au-dessus de la colline, déchira la nuit, irisant le ciel de traînées rougeâtres, chassa la brume liée à la rosée, et la vue s’étendit sur la vallée, permettant de distinguer, loin derrière elle, le village encore endormi, sur la droite, la rivière, et, devant elle, la sombre forêt de sapins. Tout ce paysage qui, l’instant d’avant, ne faisait qu’un bloc obscur était un spectacle tout en pastel multicolore où le vert dominait, jouant sur les dégradés. Vassilissa n’avait jamais eu l’occasion de vivre la magie de l’aube et elle se sentit pénétrée par une émotion infinie. Kukolka, contre sa poitrine, toute tremblante elle aussi, partageait son émerveillement.
C’est alors qu’elles entendirent un hennissement. Elles se rappelèrent que le domaine de Baba Yaga était gardé par trois cavaliers et elles se jetèrent sur le bas-côté, tentant de se fondre dans la terre, maudissant cette lumière qui ne leur permettait plus de se dissimuler.
Voici que parut un cheval couleur ivoire. Blancs étaient les longs cheveux, la toge, l’étendard, l’arc qu’il tenait à la main, prêt à s’en servir, le carquois et même les flèches de celui qui le montait. Sa peau était claire et il portait une couronne d’argent. Il avait les traits hautains d’un conquérant sûr de lui.
Vassilissa tenta de rassurer Kukolka. Elle lui chuchota :
– N’aie pas peur ! La terre est grise comme mes vêtements. Dans ce fossé, il ne nous verra pas. Le soleil n’est pas tout à fait levé, on distingue mal les choses…
La poupée cacha son angoisse derrière son visage serein, quasi inexpressif. Elle se moqua du blanc cavalier.
– Regarde-le ! Il trotte majestueusement, faisant fi de qui ou de quoi, ne prêtant attention ni à droite ni à gauche. Et encore moins en bas.
Elles avaient raison. Il passa son chemin et, très vite, s’éloigna. Il disparut à l’horizon. L’alerte avait été chaude.
Vassilissa sortit de sa cachette. Elle était toutefois inquiète. Se pouvait-il qu’il ne l’ait pas aperçue ? Elle n’arrivait pas à y croire : elle avait été surprise par sa présence soudaine dans son dos ; elle s’était dissimulée si tardivement ; le bas-côté faisait un abri si mince. Elle parvint ainsi, en rapprochant les arguments, après s’être convaincue, quelques minutes auparavant, du contraire, à se prouver qu’il ne pouvait pas ne pas l’avoir vue. Alors, pourquoi n’avait-il pas réagi ? Pourquoi n’était-il pas venu la contrôler ? Était-il allé chercher du renfort ?
Des renforts ? Pour maîtriser une gamine de dix ans ?
Elle poursuivit son chemin, troublée par mille questions, puis finit, de nouveau, par se persuader qu’il s’agissait d’un incident mineur. Elle n’avait pas souvent eu l’occasion de quitter son isba et ne connaissait que le jardin qu’entretenait sa mère, le village où elle avait appris à lire et s’était découvert des amis. Le ciel bleuissait de minute en minute, la journée serait radieuse, la rivière jouait à cache-cache avec la prairie et la forêt s’avançait vert sombre vers elle, multipliant ses essences que la clarté du soleil permettait désormais de distinguer. Elle était ainsi, Vassilissa, terrifiée par l’obscurité et, à la moindre lueur, de nouveau enthousiaste, la lumière dissipant les ombres.
Bientôt, elle fut à nouveau troublée. Elle sentit un regard sur elle. Un second cavalier était apparu, de rouge vêtu, de rouge armé et de rouge équipé. Contrairement au premier, il portait un solide blindage écarlate en plaques de métal articulées. Un heaume, en cottes de maille pourpre, protégeait sa tête, son cou et ses épaules, ne laissant paraître que son visage blême de colère où on y lisait une haine des hommes et de la nature. Il était né pour la guerre, pour tuer et faire tuer. Son cheval alezan était également cuirassé, mais plus sommairement. Le harnais couleur sang se fondait dans la robe.
Cette fois-ci, elle l’avait aperçu tandis qu’il était encore à bonne distance et elle pouvait espérer atteindre la forêt avant d’être rattrapée. Terrifiée, elle serra sa poupée contre elle et se hâta. Quand elle regardait en arrière, il était toujours là, mystérieux, immobile, malveillant, ni plus loin ni plus près. Alors, elle accéléra le pas. Assez vite, elle finit par courir à perdre haleine, butant sur des cailloux, se relevant dans la seconde, repartant aussitôt. Dès qu’elle reprenait son souffle et osait jeter un œil derrière elle, il était encore là, tout aussi impassible. Elle n’arrivait pas à le semer. Elle atteignit cependant la forêt avant qu’il ne la rattrape et alla se cacher au milieu des arbres. Il ne la suivit pas au-delà de l’orée du bois. Enfin à l’abri, elle se déplaça en zigzaguant, rallongea le chemin, traversa des ruisseaux, fit tout ce qu’elle pouvait imaginer pour qu’il ne retrouve pas sa trace.
Sous les épineux, on parvenait à se mouvoir, mais, sous les feuillus, les buissons étaient trop touffus. La lumière était verte comme si elle avait infusé à travers le feuillage, un parfum vif de résine, de champignons et de fruits trop mûrs l’enivrait. Elle était affolée, mais la richesse de la nature, la difficulté qu’elle avait, elle-même, à se déplacer lui faisait espérer l’avoir semé. Une douce euphorie même s’empara d’elle en contemplant des lichens, des fourmilières, énormes constructions de brindilles et de terre grouillant d’insectes. Quel lien entre ces merveilles et l’impossibilité pour le cavalier de la suivre en forêt ? Nul ne saurait le dire, mais, pour elle, c’était évident. Elle avait survécu à deux des trois gardes, elle ne doutait plus du succès de sa mission. Pourquoi devrait-elle craindre le troisième ?
Quand elle sortit du refuge des arbres pour entamer la montée de la colline, il était de nouveau là, immobile, l’observant. Comment avait-il pu la suivre ainsi, traverser la forêt ? Et surtout, pourquoi ne l’attaquait-il pas ?
– Si je me dirigeais vers toi, tu reculerais ? hurla-t-elle en colère. Mais elle avait trop peur pour tester ce geste. Elle continua à filer.
Alternant les marches rapides et les courses folles, elle progressa vite, regardant régulièrement derrière elle son étrange compagnon, immobile, qui ne lui cédait aucun pouce de terrain. À ce rythme, elle arriva en peu de temps à la clairière où habitait Baba Yaga. Elle vit sa hutte. Une cabane de bois, sur pilotis, petite et misérable. La richesse de la sorcière était donc une légende ! Elle rejeta cette idée. Pourquoi, si c’était le cas, trois gardes pour la protéger ? D’ailleurs si ceux-ci étaient réels, alors le reste avait une chance de se révéler fondé.
Le jour commençait à décliner, mais, en un quart d’heure, elle pouvait atteindre la masure et se mettre à l’abri de son mystérieux poursuivant. Elle regarda derrière elle, une dernière fois. Comment se comporterait-il si elle s’y précipitait pour se cacher, si elle s’approchait trop près de la maison de sa maîtresse ? À la dernière minute, s’y opposerait-il ? À son grand étonnement, il avait disparu.
Alors elle comprit.
Le rôle du cavalier rouge feu n’était pas de l’empêcher d’aller chez Baba Yaga, mais au contraire, de veiller à ce qu’elle ne s’écarte pas du chemin. Le but de cet énigmatique suiveur était simplement de la livrer au troisième gardien. Le troisième ! Il venait de surgir dans son esprit et elle en fut terrifiée sans même le voir. Instinctivement, elle sentait qu’il serait bien plus dangereux que le précédent, d’autant que celui-ci l’était par rapport au blanc. Il fallait se réfugier chez la sorcière avant qu’il n’apparaisse ! Elle, elle saurait les arrêter ! Elle, on pouvait lui parler !
Vassilissa se rua en direction de la chaumière. Elle courut, courut, courut…
La dernière lueur du soleil mourut. La hutte semblait aussi loin qu’à son arrivée dans la clairière, la forêt, elle, s’était reculée. La petite fille ne comprenait plus. Elle s’arrêta et attendit. Elle n’avait qu’une certitude : elle allait devoir affronter le troisième cavalier. Elle scruta l’horizon devenu sombre.
Et voici que parut un cheval noir. Celui qui le montait était un Maure, de noir vêtu, de noir armé et de noir drapé. Une tunique ample et flottante pourvue de larges manches protégeait son corps des morsures du froid, une sorte de turban d’environ 4 à 8 mètres de long enroulé sur la tête laissait voir un visage ridé, famélique et des yeux, fiévreux. La lame courbe de son cimeterre tranchait, blanche, livide. On aurait dit qu’il tenait le fléau d’une balance dans sa main. Sa maigreur fascinait. Hypnotisée par le regard fixe de l’homme, affolée par sa présence maléfique, Vassilissa était incapable de bouger, de fuir, de hurler sa peur. Le cavalier s’avança vers elle comme le font les serpents avec leur proie, lentement, sûrs de leur emprise. La fillette sentit des larmes couler sur son visage, elle n’avait plus la force de s’enfuir ni de serrer sa poupée contre elle. Celle-ci, d’ailleurs, était muette, était redevenue un simple chiffon, espérant, sans doute, par ce biais, échapper au terrible sort qui les attendait.
Kukolka l’avait abandonnée !
Elle songea à sa mère. Depuis qu’elle n’était plus de ce monde, sa vie avait été un enfer, son père l’avait délaissée, sa marâtre non. Tandis que s’approchait le Maure, de sombres pensées s’accumulaient ainsi en elle. Elle avait tout accepté, les privations, les coups, les travaux épuisants sous le soleil. Elle l’avait fait d’un cœur léger, car elle était une enfant et une enfant, cela ne sait que rire. Mais elle n’était qu’une enfant et son souhait le plus cher était, désormais, de se blottir contre sa mère. Le ténébreux allait le réaliser. Elle était prête… pourquoi n’avançait-il pas plus vite ? Pourquoi faisait-il durer son angoisse ?
– Je t’attends, hurla-t-elle.
Soudain, elle se tut. Elle venait de comprendre, de se remémorer l’antique prophétie.
« Je regardai et je vis apparaître un cheval noir.
Celui qui le montait tenait une balance à la main.
Et j’entendis une voix dire,
Au milieu des quatre êtres vivants :
“Une mesure de blé pour une pièce d’argent
Et trois mesures d’orge pour une pièce d’argent” »
L’apocalypse !
Vassilissa tressaillit. Le troisième cavalier, le noir, apportait la famine, la maladie et le désespoir. Elle frissonna. Elle se sentit mal, terriblement angoissée.
Elle se remémora le premier cheval, le blanc, celui qui portait le roi conquérant :
« Je regardai, et voici que parut un cheval blanc.
Celui qui le montait avait un arc ;
Une couronne lui fut donnée,
Et il partit en vainqueur et pour vaincre »
Le deuxième, le rouge, apportait la guerre :
« Quand l’Agneau ouvrit le deuxième sceau, J’entendis le deuxième être vivant dire : “Viens !”Un autre cheval sortit : il était rouge feu. Son cavalier reçut le pouvoir de bannir la paix de la terre Pour que les hommes s’entretuent, Et une grande épée lui fut donnée ».
Vassilissa sentit son esprit vaciller. Elle avait cessé de lutter, elle avait accepté son destin, consentait désormais à disparaître. Mais là, c’était trop ; elle refusait cela, cette malédiction, cette annihilation de toute vie : l’Apocalypse. Elle se rappela qu’ils étaient quatre, la Mort était le quatrième.
« Alors je vis venir un cheval verdâtre, Et celui qui le montait se nommait “la Mort”. L’Hadès suivait derrière ».
Le sol trembla sans que l’on entende le moindre son. Aussitôt, le troisième garde disparut, absorbé par la nuit, et la quatrième cavale apparut, c’était… un mortier immense, blafard. Au lieu d’une faux, l’être manipulait un énorme pilon, il avançait par grands bonds en frappant la terre avec, se projetant ainsi dans les airs. Sans bruit. Ni trace, car avec un balai, il effaçait tout signe de son passage[1]. Mais son corps n’avait rien à envier à celui de la Mort : squelettique, couvert d’oripeaux sales et déchirés. S’il avait quelques cheveux, c’étaient des mèches filandreuses, éparses, pareilles à des serpents grisâtres. Son visage était décharné et son nez, en bec d’aigle, proéminent. Au milieu de ses pupilles brun-rouge, deux fentes noires marquaient les iris comme pour un reptile.
Tout le paysage avait pris une allure spectrale et un vent glacial soufflait. Vassilissa se cacha sous une souche desséchée et retint sa respiration. L’ensemble de la clairière en faisait autant. Dans un silence que rien ne venait troubler, la cabane s’était soudain rapprochée. Baba Yaga se tenait à quelques mètres de l’enfant, immobile. Son teint était plus crayeux que jamais. Elle huma l’air de son horrible appendice nasal.
– Ça sent la chair fraîche de petite fille ! Montre-toi, qui que tu sois !
En voyant Vassilissa s’avancer, elle ricana de contentement. Elle avait deviné juste ! Le rictus sur son visage affola sa pauvre victime. Elle grinça :
– Qui es-tu ? Que veux-tu ? Où as-tu trouvé le courage de venir ici ?
– Je suis Vassilissa, la fille de Fiodor Kachenko. Mon père a des difficultés dans son commerce et il souhaiterait que vous l’aidiez. N’ayez crainte, il vous remboursera, il attend des marchandises, mais il a besoin que vous lui avanciez l’argent.
Avec quel aplomb elle avait parlé ! Décidément, cette jeunesse russe était étonnante. Surprise et amusée devant un tel discours, prononcé à haute et claire voix par une si petite et si frêle enfant, Baba Yaga se radoucit.
– Entre, dit-elle. Mangeons d’abord, nous discuterons affaires plus tard.
Vassilissa s’exécuta. Le ton mielleux l’avait rassurée, lui avait redonné espoir. Elle essaya seulement de ne pas trop regarder l’immonde sorcière qu’elle avait à ses côtés. L’intérieur de la cabane l’interloqua. C’était aussi misérable, poussiéreux et sale que le laissait supposer son aspect externe, mais beaucoup plus vaste qu’il n’y paraissait. On aurait dit une grotte. Il y avait de nombreuses armoires et des étagères. Dans un coin, près du poêle de briques rouges, un bas flanc en bois, sans oreiller, sans couverture, sans paillasse, c’était le lit de la vieille femme. Vassilissa se demanda, à nouveau, si la prétendue richesse de Baba Yaga n’était pas une légende quand celle-ci fit un geste. Des bougies s’allumèrent. Des bougies ? Disons de petites flammes dont on distinguait à peine le support, elles ne tremblaient guère et apportaient très peu de lumière. C’était par leur nombre qu’elles arrivaient à éclaircir la pièce. La fillette comprit alors que la sorcière n’était pas si pauvre. Un peu partout, couverts de terre, parfois à même le sol, traînaient des colliers de perles, de pierres précieuses, des bracelets, des couronnes, des diadèmes, des coffres. Mais rien ne brillait, l’argent avait noirci, l’or était rouillé, la soie tachée, les joyaux ternes. Un verre poli avait plus d’éclat que les diamants de Baba Yaga.
– Donne-moi ton chiffon, dit cette dernière en montrant la poupée, car, en entrant dans cette pièce, tout ce qui était à toi est à moi.
Elle examina longuement le doudou. Comment les enfants pouvaient-ils s’enticher de pareilles saletés ? Pourtant elle sentait que celui-ci n’était pas tout à fait comme les autres. C’était Lioubov qui l’avait sans doute offert à sa fille. Puis elle haussa les épaules. Son ancienne compagne avait renoncé à la sorcellerie par amour, elle n’avait rien à craindre de cette gamine ni à à avoir de considération pour elle. Elle jeta Kukolka sur un échafaudage de vaisselle en vermeil.
Elle dressa, alors, une grande table en chêne et disposa dessus pâtés et rôties, volailles et viandes, tartes et tourtes, soupes et légumes, fruits et gâteaux. Il y avait des alcools en quantité. Des eaux-de-vie de vin, de marc de raisin, de maïs, de blé, d’orge, de pomme de terre, mais aussi, plus simplement, de la bière, du cidre et même de l’eau claire. Elle en faisait la demande et les victuailles se matérialisaient devant elle. S’emparant des blinis et du beurre de Vassilissa, elle les avala en guise de mise en bouche et poussa un quignon un peu dur vers l’enfant pour se faire pardonner sa gloutonnerie. Ensuite, elle se jeta sur tous les plats comme la misère sur les moujiks, engloutissant tout, dévorant tout. Elle déchirait les chairs, buvait à grandes gorgées tout liquide, alcoolisé ou pas, sucré ou amer, grignotait par-ci par-là quelques fruits, mastiquait soigneusement son pain, engouffrait les poissons sans recracher les arêtes, s’empiffrait de gâteaux et de tartes, croquant pommes et os. Elle finit, enfin, en épluchant délicatement un grain de raisin pour le faire durer et tromper ainsi sa faim. Quand elle s’aperçut qu’il n’y avait plus rien, elle regarda, avide, du côté de son hôte, mais celle-ci, prévoyante, avait caché promptement le croûton abandonné.
– La nourriture semble s’évanouir comme par enchantement, soupira Baba Yaga. Heureusement, pour elle, elle apparaissait également par magie. « Ce n’est pas le cas des mères de famille », songea-t-elle, compatissante.
Trêve de geignements, il était temps de parler affaires !
– Ma belle, nous allons faire un marché. En ce monde, nul n’a rien pour rien. Je veux donc bien aider ton pauvre père, en échange…
Elle se tut, regarda Vassilissa, guetta une lueur d’espoir dans ses yeux. Rien. La gamine se méfiait. Déçue, elle se leva et étendit ses grands bras décharnés.
– Vois le taudis dans lequel je vis. Tout est sens dessus dessous. L’or, l’argent, les diamants ne brillent plus tant il y a de poussière. Que tout reluise, que tout soit propre comme dans un palais, à mon retour !
Elle jeta un œil au plafond noirci qui, bien que la hutte soit basse extérieurement, semblait hors de portée d’un géant.
– Regarde ces toiles qu’ont tissées les araignées ! Pourquoi sont-elles là ? Les ai-je invitées ? Nettoie-moi tout cela.
Soudain, elle se rappela qu’un paysan lui avait offert, en échange d’un quelconque envoûtement, du pavot dans un sac qui s’était déchiré. Le tout s’était répandu et mêlé à la poussière de la pièce.
– Trie-moi ces graines, puis emmène-les à la presse, tu en feras une ou deux bonnes bouteilles d’huile.
Elle chercha longtemps dans sa chaumière un autre travail à demander, renonça et revint à Vassilissa.
– Je dois repartir, je serais de retour demain soir. Si tout est terminé, tu pourras rentrer chez toi avec l’argent pour ton père, sinon, je te mangerai.
La fillette regarda autour d’elle. La caverne était immense, la saleté partout. Elle se tourna alors vers la sorcière pour savoir si le deuxième terme de l’alternative n’était pas une boutade, il avait été formulé si brièvement. Baba Yaga ne plaisantait pas, elle ne plaisantait jamais. La terreur qu’elle lisait sur le visage de l’enfant faisait briller le sien d’une joie démoniaque. Tu as une journée entièrement à toi pour essayer, pour te désespérer, pour pleurer, et, le soir, tu n’en seras que meilleure !
– Ne songe pas un instant à fuir, car mes trois cavaliers te rattraperont sans difficulté.
Sur ce, elle éclata de rire, monta dans son mortier, frappa du pilon, effaça toute trace avec le balai et disparut dans les airs.
À peine fut-elle partie que Vassilissa récupéra sa poupée et partagea avec elle le quignon de pain qu’elle avait pu préserver. Elle eut du mal à terminer sa part, elle n’avait pourtant rien mangé depuis le matin, mais elle n’avait pas faim contrairement à Kukolka. Les doudous sont moins angoissés que les humains.
Elle gémit en regardant tendrement son amie dévorer les miettes.
– Régale-toi, ma chérie ! C’est sans doute ton dernier repas. Je doute que Baba Yaga songe à te nourrir quand elle m’aura croquée.
– Ne pleure pas, ma toute belle. Allons dormir, nous ne pouvons rien faire pour le moment. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.
[1]Malgré ses précautions, il reste parfois des cercles autour desquels, de petits champignons ont éclos, on les appelle des ronds de sorcières.