VIII-Misayre

Il y avait autrefois, à la sortie du village de M., une isba, non loin de l’orée de la forêt. La maison était petite, en bois, peinte en rouge et rehaussée par de belles fenêtres et de nombreuses moulures blanches. Autour, on trouvait un joli potager bien entretenu et assez grand pour le bonheur d’une famille. Quelques massifs de fleurs venaient agrémenter l’aspect trop utilitaire du jardin. Ce qui frappait le visiteur était l’impression de bonheur qui en émanait. Les lieux que nous habitons refléteraient-ils nos états d’âme ? On y était en effet heureux. Fiodor était un honnête commerçant qui ne lésinait pas sur ses forces et ses affaires tournaient bien. Il avait ramené de ses périples une épouse, Lioubov, qui alliait charme, sagesse et gentillesse, et le voyage avait été suffisamment long, presque deux ans, pour qu’une très jolie petite fille aux yeux violets qui répondait au doux nom de Vassilissa les accompagne.

Mysaire

Le brave marchand avait fait comme Joseph avec Marie, il avait prolongé sa tournée en traversant, officiellement pour le travail, des régions de plus en plus lointaines afin qu’à son retour, personne ne puisse douter, en comptant sur ses doigts, que la gamine n’était pas de lui. L’astuce avait bien fonctionné et l’avait même enrichi. Il avait rencontré Lioubov dans un marché et avait réussi à attirer son attention… en se taisant. La chose était assez amusante pour qu’il ne prive pas de la raconter et tout le village était au courant.

Comme tout bon marchand, Fiodor haranguait la foule, criant pour couvrir les appels des autres vendeurs qui en faisaient autant. C’était une vraie cacophonie. C’est alors qu’il l’avait vue, de profil. « La plus belle silhouette qui se puisse exister », commentait-il. Il s’était tu et sa voix, brutalement absente, avait surpris Lioubov qui s’était tournée vers lui. Le devant valant largement le côté, il s’était mis à rougir et elle s’était avancée vers lui en riant.

La suite, il préférait ne pas en parler, personne d’ailleurs n’insistait pour savoir. On imaginait le coup de foudre réciproque, l’étranger est toujours source de passion : rejet ou amour. Il avait dû paraître plus beau qu’il ne l’était, puis le voyage, la découverte ensemble de nouveaux mondes, avaient fini de nouer ce que la surprise, le dépaysement avait rapproché. En réalité, c’était beaucoup plus prosaïque que cela. Très vite, on avait parlé mariage : Lioubov était enceinte, il lui fallait convoler et quitter la région avant que cela ne se voie ou pire que sa fille ne naisse, sinon celle-ci serait une bâtarde et elle une moins que rien. Les garçons qui la courtisaient, la traiteraient comme une putain. Fiodor était un brave homme, il était amoureux, il n’hésita pas, heureux d’accueillir Vassilissa, elle qui, pour se faire adopter, lui offrait en cadeau sa jolie maman.

Lioubov fit quelques jalouses, Fiodor était un beau parti, il n’y en a pas tant que cela dans les villages et elle était vraiment superbe, mais tous apprécièrent Vassilissa. C’était une délicieuse enfant qui ne pensait qu’à s’amuser, rire, courir, chanter. Contrairement aux autres familles de la commune qui partageaient une pièce commune, le marchand avait transformé son petit grenier en une alcôve, un nid d’amour, laissant à Vassilissa l’imposant bas flanc du rez-de-chaussée, à elle et à ses innombrables jouets. Son père lui en rapportait de très simples de ses voyages et il en faisait beaucoup pour son travail ; Lioubov, elle, les faisait naître de toute chose : papier, bois, racine, feuilles, champignons dont elle arrêtait la croissance ou la décomposition en les trempant dans des liquides colorés. Mais le grand plaisir de l’enfant était d’aider sa maman au jardin. Avec le temps, elle devint, à son tour, habile et soigneuse. Elles parlaient aux plantes et celles-ci semblaient réagir au son de sa voix.

La fleur n’était encore que bouton qu’elle égalait en beauté sa mère et dépassait de loin toutes les autres femmes du village et celles de la bourgade voisine. Quand son père rentrait, il passait de longues heures à s’amuser avec elle, émerveillé par tout ce qu’elle faisait ou disait, la redécouvrant après chaque absence.

Un jour, Vassilissa eut neuf ans. Fiodor venait de faire affaire avec Kostia le forestier. La région se peuplait. Beaucoup de paysans, contre un impôt versé à leur barine, abandonnaient leur statut de serfs et allaient s’établir en ville, devenant commerçants, artisans. On bâtissait de nombreuses maisons et l’on envisageait même l’édification d’un fortin. Tout cela en bois. Il y avait une fortune à se faire dans la distribution de planches, poutres, panneaux et autres. Les forêts ne manquaient pas et Fiodor avait ainsi préempté tout le bois de la commune, puis il avait trouvé des clients. Tout avait été vendu. Il ne restait qu’à couper les arbres et en faire du matériau de construction. C’est là où Kostia entrait en scène moyennant un salaire très raisonnable, aussi Fiodor l’avait invité au café du hameau pour conclure devant un verre. La matinée était douce, lumineuse, fraîche. L’hiver s’annonçait et l’automne essayait de se faire regretter.

La taverne était quasiment vide. Il y avait juste Misayre qui avait trouvé quelques pièces et tentait de s’enivrer avec un mauvais alcool dans un coin sombre.

Misayre, vous la connaissez ! C’est cette babouchka au visage parcheminé, strié de fines rides fendillées, sèche comme un cotret, des cheveux gris, sales, emmêlés avec des mèches blanches, vêtue en mendiante, grimaçante telle une guenon, médisante, jamais contente ni d’elle ni surtout des autres. Elle est pauvre, miteuse et malheureuse, aussi boit-elle pour oublier et oublier également qu’elle picole. La vie, comme on dit, ne lui a pas fait de cadeau, mais pourquoi en aurait-elle fait à cette femme qui lui fait la gueule à longueur de journée ? Comme elle n’a pas d’ami(e) – qui voudrait être celui ou celle de Misayre ? –, elle est méchante et ne supporte pas le bonheur d’autrui. Ce jour-là, Fiodor était particulièrement heureux et il demanda à l’aubergiste de servir un verre à tous les clients afin qu’ils boivent à sa santé. Bien mal lui en prit, car la vieille se leva aussitôt et vint vers lui pour le remercier et partager leur joie, ainsi que d’autres libations. Kostia était furieux, on n’invite pas Misayre à sa table, mais Fiodor trouva sa conversation aimable et les tournées se suivirent.

Quand ils quittèrent le café et se séparèrent enfin, chacun retournant vers sa destinée, la commère laissa alors éclater sa haine. Elle cracha par terre, elle aurait voulu vomir tout l’alcool qu’elle avait bu pour ne rien garder de ce que cet homme lui avait offert. Se parlant à elle-même, maugréant, elle imita les intonations du marchand, tout en se dandinant :

– Mes affaires vont bien. Je suis riche, j’ai une belle femme, la plus jolie fille du bourg, et patati et patata. Ah ! Misayre, réjouis-toi de mon bonheur.

Elle s’immobilisa et continua ensuite d’une voix aigrelette, méchante :

– Tout le village, le pays, le monde, l’univers tout entier devraient partager la félicité de Fi-o-dor Ka-chen-ko ! Oui, moi, Misayre, je dois m’esbaudir de ta prospérité, car tu m’as offert de la mauvaise vodka à boire, mais toi, verseras-tu une larme sur le sort de la pauvre Misayre ?

Elle tremblait de colère devant la honte qu’elle avait dû subir pour avoir un verre. C’était pire que cette piécette que les gens vous jettent sans vous voir quand vous tendez la main dans la rue. Tout à coup, ses yeux brillèrent, un sourire apparut sur ses lèvres, elle murmura :

– C’est léger le bonheur, un simple souffle de vent peut l’emporter.

En fin d’après-midi, celui du nord commença à se lever.

Ce soir-là, on avait allumé un grand feu dans la cheminée et sous le samovar, mais le froid persistait. Dehors, le temps avait tourné à la tempête et la violence des éléments couvrait le doux ronronnement des bûches. De tout cela, Vassilissa n’en avait cure. Elle admirait son gâteau d’anniversaire, un cake au fromage enrichi de crème fraîche et de fruits confits, le dessus nappé de blanc d’œuf sucré, qui s’avançait vers elle. La lumière des bougies mettait en valeur l’incroyable beauté de sa mère, son regard éclatant qu’elle avait rehaussé d’un brin de khôl, son sourire qu’elle avait magnifié en soulignant ses fines lèvres, ses cheveux dorés qu’elle avait tressés. Elle s’était habillée d’une chemise en tulle diaphane et d’une jupe rouge ornée de liserés d’or. Fiodor en eut un pincement au cœur. Il la revoyait comme au premier jour s’avançant vers lui d’un pas assuré, gaie, sûre de son pouvoir, conquérante et déjà soumise. Longtemps, en fait jusqu’à la fin de sa vie, il garderait en mémoire cette ultime image de son bonheur.

Lioubov tenta un instant de lutter puis elle éternua. Comme elle portait le plat contenant le gâteau d’anniversaire, elle ne put mettre une main devant la bouche et – atchoum – souffla les bougies à la place de sa fille. Vassilissa eut un sursaut. Dans la pénombre que chassaient avec beaucoup de peine les lueurs venant de la cheminée, elle découvrit sa mère sous un autre éclairage. Elle lui parut terriblement fatiguée, vieillie même, ses cheveux étaient jaunâtres, sa blanche peau blafarde, ses lèvres saignaient. Jusqu’à sa chemise qui semblait un linceul. Ce fut un bref instant. Son père s’était déjà précipité et avait rallumé les bougies. Les bijoux qu’elle portait, le fard de ses joues, ses vêtements joyeux firent à nouveau illusion, seul le ton rogue de sa voix disait son épuisement.

– J’ai dû prendre froid ce matin.

Lioubov se tut. Devant elle, n’en pouvant plus, Vassilissa pleurait. Personne ne sut pourquoi.

Quelques jours durant, la tempête se déchaîna, arracha des arbres. Kostia, malgré l’urgence de la commande, se résolut à suspendre ses activités. On patienterait jusqu’au retour d’un temps plus calme. Tout le monde attendait, Fiodor se faisait du sang devant sa cheminée, en compagnie de sa femme, qui, à grand-peine, s’occupait de son foyer, négligeant ses maux de tête et son extrême fatigue, Vassilissa, sentant l’énervement des adultes, s’était réfugiée dans un coin, pas trop loin du feu, pour avoir chaud. Dans le village, dans les fermes, on se terrait comme les animaux. C’étaient ces derniers qui avaient raison. Il est des hivers où le mieux est d’hiberner. Quand enfin, hommes et bêtes osèrent sortir, ce ne fut que pour constater les dégâts.

Tous les arbres étaient à terre, Kostia aurait du travail pour des mois, mais ce serait pour fournir du bois de chauffe. Impossible de tirer des planches de ces troncs tordus, déchiquetés par le vent. Les clients de Fiodor ne pouvaient attendre. Ce dernier, s’étant engagé auprès d’eux, dut partir en quête d’autres prestataires, prêt à payer le prix fort pour respecter sa parole. L’affaire n’était plus aussi bonne que prévu et Lioubov toussait de plus en plus. La zone avait été dévastée, s’il ne voulait pas que son bois lui coûte trop cher, il fallait aller le chercher plus loin. C’était le seul moyen d’éviter la ruine.

– Ma Luba, je vais devoir te quitter quelque temps…

– Ne t’en fais pas, Fédia, je me sens mieux. Va ! On se débrouillera. Je pourrais toujours demander de l’aide dans le village. Quand tu reviendras, je serais guérie et on fera la fête.

Son mari parti, sa santé ne s’améliora pas. Il faut dire que les gens ne croient pas au malheur, qu’ils s’imaginent invincibles. Tu as mal, dis-tu ? Arrête de t’écouter, secoue-toi ! Lioubov se démena, gronda son épuisement qu’elle prenait pour de la paresse, s’acharna dans le potager, prit soin de Vassilissa, se voulut plus forte qu’elle ne l’était. Plus elle était malade, plus elle s’activait. À ce régime, son corps lâcha. Elle se retrouva au lit, livide, respirant difficilement, crachant du sang.

Elle qui, sorcière, avait toujours vécu en marge, voire dans l’hostilité de son entourage, en particulier des autres femmes, découvrait la solidarité d’un village. Sa voisine qui habitait à une verste de là venait tous les matins apporter de quoi manger, donnait un coup de main pour le ménage, allumait un véritable brasier dans la cheminée, veillait à ce qu’elle prenne ses infusions, rapportait les ragots, bref, maintenait la vie dans la maison, la maintenait en vie. Quand elle s’en allait, Lioubov allait se recoucher, épuisée. Elle dormait toute l’après-midi et souvent ne se levait que le lendemain. Elle tentait alors de se bouger.

Le feu était éteint, la demeure à nouveau glaciale, mais elle n’eut pas le courage de le relancer. Avant tout s’occuper de Vassilissa. Être si faible que l’on ne peut plus penser à son enfant, n’y a-t-il rien de plus terrifiant ? Elle lutta contre ses vertiges, elle essaya de respirer pour avoir assez d’air pour agir. Le ronflement que cela produisit l’épuisa.

Il faut demander à Anya (c’était sa voisine) d’accueillir ma fille quelques jours chez elle. Je pourrais plus facilement récupérer.

Sa décision adoptée, la maison se mit à tanguer.

Je dois me coucher. Avoir la force d’aller jusqu’à mon lit ! Ne pas m’effondrer au milieu de la pièce. Ne pas affoler Vassilissa. Où est-elle d’ailleurs ?

En tâtonnant, Lioubov se dirigea vers l’escalier qui menait à l’étage, elle reviendrait quand elle serait reposée, quand elle serait de nouveau dispose, elle essaierait alors de parler à sa fille. Mais comment reprendre des forces en vomissant tout ce qu’on avale ? Elle était trop fatiguée pour s’occuper de ce détail. Il fallait se concentrer sur le plus urgent : gravir les marches, regagner sa chambre. Elle s’effondra sur son matelas. Il y avait comme un rideau d’eau autour d’elle, une cascade, elle voyait tout trouble et elle avait un bourdonnement qui l’empêchait d’entendre.

Pauvre Vassilissa ! Depuis que sa mère était alitée, la maison était devenue hostile. Un monstre terrifiant l’avait envahie. Il s’accrochait aux meubles, aux murs, il déposait partout une saleté sombre qui rendait chaque objet infiniment triste, il grisait les fenêtres, obscurcissait les pièces. L’enfant essayait de lui échapper. Si elle avait pu disparaître dans une fente du plancher, elle l’aurait fait sans hésiter. Pas de bruit. De temps à autre, des gémissements, des quintes de toux violentes venaient rompre ce silence et rassuraient la petite fille. Dehors le printemps se faisait attendre, tout comme son père. Des nuages noirs captaient les rares rayons d’un soleil trop pâle pour réchauffer la terre.

Elle ne quittait plus sa poupée de chiffon. Celle-ci n’avait pas de visage. Elle était habillée d’une robe rêche couleur crème, serrée à la taille, ce qui gonflait son opulente poitrine. Avec du fil rouge, on avait brodé des formes géométriques sur le tablier et un liseré sur le bord ; avec du fil jaune, on avait rajouté des motifs fleuris. Un foulard blanc sur la tête couvrait des cheveux blonds tressés, faits d’épis de blé. On la lui avait donnée à sa naissance. Elle s’appelait Kukolka. Maintenant, face au monstre qui tentait de lui voler son enfance, la petite fille pressait sa poupée contre elle, protégeant son bien et étant rassurée par sa présence. Elles se déplaçaient, toutes deux, sans faire de bruit, ne réclamant ni nourriture ni eau. La voisine partie, elles s’étaient endormies dans un recoin de la salle commune, serrées l’une contre l’autre.

Vassilissa se réveilla en entendant sa mère parler, d’une voix calme. Très faible, mais posée. Elle protestait.

– Maman, c’est trop tôt !

Pas de réponse. La fillette monta sans bruit vers la chambre.

– Elle est si jeune, elle n’a pas dix ans !

La petite glissa un œil dans l’entrebâillement de la porte. Sa mère avait cessé de gémir, elle respirait paisiblement, elle parlait à nouveau clairement et elle s’adressait à une dame assise à côté de son lit que Vassilissa avait du mal à distinguer. Elle semblait guérie. L’ombre passa sa main dans les cheveux de la pauvre femme, avec beaucoup de douceur et de tendresse. Lioubov l’avait appelée « maman ». Ce serait donc sa grand-mère ?

– Laisse-moi un peu de temps. Quelle étrange malédiction pèse sur nous ! Ni toi ni moi n’avons connu de père et, elle, elle n’aura pas de mère.

« Elle » ne put s’empêcher de trembler en entendant ces mots et sa plainte muette troubla la silhouette sombre qui prit conscience de sa présence et recula, se fondant dans la pénombre. La malade comprit alors que sa fille était là et lui demanda d’approcher. Incrédule, Vassilissa s’avança. Il n’y avait personne d’autre qu’elles deux dans la chambre. Sa maman lui prit la main, elle parlait lentement.

– Je vais mourir, ma chérie.

L’enfant s’insurgea. C’était impossible ! Elle semblait au contraire en voie de guérison, plus calme, moins fatiguée. Mère et fille savaient pourtant que ce n’était qu’un répit, qu’une illusion.

– Prête-moi Kukolka.

Vassilissa tendit sa poupée pour que Lioubov puisse la serrer contre son sein. Celle-ci eut un grand sourire en pressant le chiffon. Elle, aussi, quand elle était petite et qu’elle avait peur ou qu’elle avait du chagrin… Consoler, rassurer, c’est la chose que les doudous font le mieux.

– Tu sais. C’était ma meilleure amie quand j’étais enfant. Elle me tenait compagnie lorsque maman sortait, elle me réconfortait si elle tardait à rentrer.

Vassilissa regarda sa mère étreindre sa Kukolka et son cœur se serra : elle, également, avait besoin de la poupée. C’était la sienne ! Cependant, elle resta muette et, pour conforter sa résolution de prêter son trésor, elle embrassa sa maman. Celle-ci était brûlante. Au contact de sa fille, toute fraîche, Lioubov comprit que sa fièvre repartait, que, très vite, sans doute, elle ne pourrait plus penser. Il fallait se dépêcher. Elle serra la compagne de son enfance solitaire encore un instant sur son sein. C’est vrai que Kukolka savait atténuer les peurs ! Elle l’embrassa, puis sortit de dessous son oreiller un minuscule foulard et remplaça celui que portait le chiffon avant de le rendre.

– Je ne serais bientôt plus là, ma Vassilissa. Reprends ta poupée. Lorsque tu seras dans la peine, demande-lui conseil. Elle t’aidera dans ton malheur.

Vassilissa regarda le nouveau châle couleur lilas, lilas clair, cardamine. Comme la mamouchka était belle ! Elle avait l’odeur de sa mère, car le bout de tissu avait été coupé dans son écharpe, et cela calma en partie son chagrin. Pour l’instant, Vassilissa pouvait encore profiter de la vraie et, grimpant dans le lit, elle se fit une petite place contre Lioubov. Cette dernière était brûlante. Dans la maison glaciale, ce n’était pas désagréable…

Quand Fiodor, enfin, rentra chez lui après une interminable et épuisante tournée, sa femme était encore là pour l’accueillir dans sa grande et belle robe de soie d’un rouge vif, brodée de fil d’or, parsemée sur le devant de motifs géométriques représentant des fleurs stylisées, blanches. Dans le bas, un oiseau bleu s’envolait. Un serre-tête dégageait son front livide, rejetant ses longs cheveux couleur du blé des moissons vers l’arrière où ils étaient emprisonnés dans un foulard immaculé. Elle n’avait porté cette robe que deux fois, la première était le jour de leur mariage.

La vieille Yelizaveta lui avait fait sa toilette, consciencieusement, avec du savon et de l’eau chaude. Elle avait également défait le chignon et démêlé la chevelure avec un peigne en bois qu’elle avait ensuite glissé dans le linceul. Elle avait posé de nombreuses tasses d’eau autour de Lioubov, car, si c’était elle qui nettoyait le corps, il revenait à la défunte le soin de laver son âme avant de se présenter devant Dieu. Elle avait aussi allumé une bougie qui depuis avait été régulièrement remplacée pour empêcher tout esprit maléfique de s’emparer de la dépouille, maintenant que toutes forces vitales l’avaient quittée.

Le marchand s’inclina sur sa femme, murmura « Pardonne-moi au nom du Christ », l’embrassa, caressa distraitement les cheveux de sa fille et, enfin, osa pleurer.

Normalement, on enterre les morts au bout de trois jours, mais, en bonne épouse, Luba avait attendu Fédia, il était maintenant urgent de le faire. On la mit dans son cercueil aspergé d’eau bénite qu’on laissa ouvert afin qu’elle puisse, une dernière fois, contempler le ciel.

« Je n’ai pas eu le temps de te dire au revoir », sanglotait le pauvre Fiodor. Déjà, les cloches de l’église sonnaient et le prêtre conduisit la procession vers le cimetière. Tout le village, chacun voulant être présent pour l’ultime voyage de cette femme si comblée, matériellement, physiquement et moralement par la vie, suivait. Porté à dos d’homme par des amis de Fiodor, le cercueil s’arrêta au premier carrefour et tourna trois fois sur place, il fallait brouiller les traces et empêcher ainsi que la morte retrouve son chemin, rentre chez elle, revienne hanter les vivants. Au cimetière, on ferma enfin la bière avant de la glisser dans le trou qui avait été creusé à l’avance, Fiodor lança quelques roubles à l’être qui avait été sa raison d’être afin qu’elle puisse payer son transfert dans l’autre monde, puis chacun à tour de rôle, jeta une poignée de terre. Il y eut quelques mots, puis on étendit une nappe blanche sur la tombe de Lioubov pour y servir le repas funéraire. Sous la croix, on avait déposé une cuillère et une tranche de pain. C’était la place de Luba, elle allait présider ce festin donné en son honneur, prendre ses dernières forces pour son ultime voyage. Fiodor s’était souvenu de la promesse qu’ils s’étaient faite, le jour où ils s’étaient dit au revoir, « nous ferons la fête à ton retour », alors il voulait que le départ de Luba soit une fête.

On mit des récipients contenant de l’huile et du vin, de la katia, une préparation de blé, d’orge bouillie dans du miel dissous dans de l’eau chaude. On l’accompagna de blinis. Il y avait des gâteaux au miel, du pain, des crêpes, du kissel à base de farine d’avoine. Mais aussi des pâtés de poissons, de la galantine de veau, des omelettes. De l’eau-de-vie et de la bière comme boissons. Misayre adorait ces repas qui suivaient l’enterrement. On y mangeait bien et c’était gratuit. Avec la folie des grandeurs qui s’était emparée du malheureux veuf, c’était encore mieux. Elle s’en délectait à chaque bouchée, à chaque gorgée. Le pauvre régalait et n’arrivait pas à avaler une miette. Elle le faisait remarquer à ses voisins de table, attirant par ses paroles la compassion sur Fiodor. Chacun, autour d’elle, en rajoutait, rendait les événements plus tragiques qu’ils n’étaient et la vieille buvait ces paroles comme du nectar.

– Comment va-t-il faire le malheureux avec sa fille ?

– Il ne peut la laisser seule, elle est si jeune.

– Elle ne peut l’accompagner ! Elle n’a pas non plus l’âge de courir les routes.

Quelqu’un fit valoir que la fortune de Fiodor venait de ses nombreux voyages. C’est en parcourant le pays qu’il parvenait à faire de si bonnes affaires.

– De bonnes affaires, dites-vous ? Vous n’êtes pas au courant que tout va pour lui de mal en pis ! Il a perdu ce flair qui faisait sa renommée. La tempête, au début de l’hiver, l’a à moitié ruiné. La maladie de Lioubov a fait le reste. C’est que cela coûte une femme souffrante ! Et pour quel résultat !

Pendant un temps, la conversation tourna autour des finances du malheureux et du problème que posait désormais Vassilissa. Tout en parlant, chacun regardait la pauvre enfant qui se tenait aux côtés de son père. Misayre sentit son cœur se tordre. Elle était tout habillée de blanc et comme elle était toute pâle, on aurait dit un fantôme. Mais le plus romantique, le plus adorable des fantômes. À dix ans, non seulement, elle dépassait en beauté toutes ses rivales, mais elle concurrençait même le paysage russe, pourtant d’une splendeur fascinante en ce réveil du printemps. Concurrencer n’est pas le mot juste. En réalité, la terre lui servait d’écrin. Quelqu’un soupira :

– Regardez la pauvre enfant, comme elle est pâle ! Qu’est devenu ce sourire qui nous enchantait tant ?

Chacun hocha la tête pour approuver tristement. Seule Misayre semblait avoir remarqué qu’elle était plus envoutante que jamais, mais elle sut cacher sa déception.

La vieille babouchka n’était pas uniquement là pour profiter d’un repas à bon compte, elle attendait la fin de la cérémonie. L’usage voulait que l’on fasse un don à ceux qui étaient venus prier – et tout le village l’avait fait. Une coutume dite de « la première rencontre » préconisait que l’on fasse un cadeau à la première personne croisée, en mémoire de la défunte, afin de provoquer la même bienveillance chez le premier ange qui verrait son âme égarée dans les cieux. Avec le temps, cela avait évolué et, désormais, la famille offrait à tous les participants un présent, les vêtements de la disparue aux parents, des objets souvenirs aux amis, une modeste somme d’argent aux nécessiteux, aux fossoyeurs, à ceux qui avaient lavé la morte, aux popes qui avaient célébré l’office, aux pleureuses. Tous repartaient avec un petit quelque chose. Vu la magnificence du repas, on pouvait espérer un beau quelque chose.

Tout en remerciant, tout en témoignant toute la compassion dont elle était capable, Misayre songeait que Fiodor s’était montré bien vaniteux avec son festin de riche, lui dont tout le monde savait les difficultés. Elle murmura entre ses dents.

– Tu seras bientôt puni, Fédia ! Et quand tu viendras avec nous aux banquets funéraires, tu te souviendras avec amertume de ce moment d’orgueil !

Puis se tournant vers Vassilissa qui pleurait sans bruit :

– Toi aussi, ma petite ! Habituellement, le chagrin rend laid, mais toi, il te sublime et te voilà toujours si touchante, si mignonne. La misère, elle, détruit l’âme et, demain, tu seras ma compagne !