IX-Olga Ivanovna

Très vite, les difficultés quotidiennes firent oublier à Fiodor son malheur. Il lui fallait agir sans tarder ! Il devait à nouveau voyager pour réussir à sauver ce qui pouvait l’être et débuter d’autres projets pour reconstruire sa fortune. Il devait trouver une personne dévouée à qui confier Vassilissa. Mais, comme l’avait prévu Misayre, cela s’avéra impossible. Il n’avait pas assez d’argent pour cela et il ne pouvait pas en avoir tant qu’il ne partait pas. Il avait l’impression d’être pris dans une nasse. Il passait une grande partie de son temps au café avec Misayre à se lamenter sur son sort et à dilapider le peu de biens qui lui restait sans jamais chercher vraiment remède à sa situation. Le fait que Vassilissa qui lui posait tant de problèmes ne fut même pas sa fille le mettait en rage. Il était souvent à deux doigts de le confier à sa compagne de beuverie, mais, au dernier moment, quelque chose ou quelqu’un le retenait, l’empêchait de prononcer ces paroles fatidiques. Il gardait le secret et vidait avec fureur son verre de vodka.

Ivan Bilibine : un départ de Fiodor

Vassilissa ne reconnaissait plus son père. Celui-ci se levait tard le matin, pour ne pas dire en début d’après-midi, il ruminait des heures durant, la rabrouait sans arrêt, se plaignait de tout ce qu’elle faisait, avant de partir, à son grand soulagement, à la taverne. Elle dormait profondément quand il rentrait. Pour l’instant, il y avait le jardin. Elle s’en occupait comme sa mère le lui avait appris. Les légumes poussaient en abondance, il n’y avait qu’à les cueillir. Elle avait pris en charge la cuisine, le ménage. Elle s’en sortait plutôt bien. Les fleurs se débrouillaient toutes seules, embaumaient ; leur odeur lui parlait de sa maman, la consolait. Quand elle n’en pouvait plus, Kukolka était là. Le soir, au couchant, on dressait la table, la petite poupée, bien qu’elle soit gourmande, se contentait de miettes, était vite rassasiée. Elles discutaient de tout et de rien. Parfois, au milieu d’une bouchée, l’enfant s’arrêtait de manger et serrait contre elle son amie, la serrait à l’étouffer. Puis la bouffée d’angoisse se dissipait. Oui, elle tenait le coup. Mais qu’adviendrait-il quand ce serait l’hiver, quand le jardin ne pourrait plus les nourrir ?

Fiodor passait toujours plus de temps avec cette babouchka qui, abrutie par l’alcool, l’écoutait en hochant la tête et était ainsi la seule à ne pas le juger, à ne pas le condamner, à l’approuver. Mais pourquoi donc tant de gens évitaient-ils la compagnie d’une si compatissante personne ?

Ce qui perdit Misayre, ce fut son insatiabilité. Elle ne sut pas se contenter de conduire à la ruine sa malheureuse victime, elle jeta parallèlement son dévolu sur Olga Ivanovna. C’était une femme très orgueilleuse. Son père avait fait fortune en fabriquant des tonneaux, elle avait voulu rajouter à l’argent une particule et elle avait épousé un nobliau local. La misère avait fondu sur elle en cette fin d’année. Son mari s’était suicidé après avoir dilapidé ses biens, ne lui laissant comme héritage qu’une maison largement hypothéquée, des dettes et une gamine à peine plus âgée que Vassilissa. Avec toutes les commères du village, Misayre pleurait le triste sort de la jeune veuve.

– Elle a un physique ingrat et, avec sa fille qui est une teigne, elle aura bien du mal à se recaser !

– C’est pourtant une femme de grand mérite. C’est son conjoint qui est fautif.

– Le malheureux a payé. Il faut lui pardonner !

– Vous avez raison. Il n’empêche…

– De toute façon, elle l’a cherché. Il ne l’avait épousée que pour sa fortune et elle le savait. D’ailleurs, c’était plus son titre que lui qu’elle avait aimé. Plus d’argent, plus de mari, la voilà bien embarrassée avec sa particule !

Tout cela donnait du sens à la vie de Misayre. Avec ses commères, elle partageait le moindre ragot, amplifiait les rumeurs, arrosait le tout de vodka. Elle venait régulièrement voir la jeune veuve, qui était si désorientée qu’elle ne songea pas à lui fermer sa porte. Elles s’assirent à la cuisine devant une tasse de thé et quelques biscuits secs. Un moment de détente pour la malheureuse Olga qui devait faire face à la disparition de ses « meilleures amies » et à l’apparition de créanciers. Aussi était-elle contente de trouver une oreille compatissante.

– Ma pauvre, ce doit être terrible pour vous. En plus, on dit qu’il s’est ruiné à cause d’une femme de la grande ville.

Olga redoubla alors de sanglots. Elle avait découvert ce funeste détail dans les papiers de son mari et elle avait espéré pouvoir taire ce secret, mais si Misayre était au courant, tout le village l’était ou le serait bientôt. Pour changer de conversation, elle demanda des nouvelles de Fiodor Kachenko, ils étaient en quelque sorte unis par le veuvage. Les yeux de Misayre pétillèrent de méchanceté.

– Dieu vous garde de lui ressembler. Depuis la mort de sa femme, il semble avoir perdu l’esprit. Lui qui avait des projets plein la tête ne bouge plus et passe son temps au bistrot à boire le peu d’argent qui lui reste. Son chagrin, au lieu de le rapprocher de son enfant, l’en a totalement écarté.

– Pourquoi ne réagit-il pas et ne se remet-il pas à faire des affaires ? Après tout, il était bien parti de rien !

– La situation a changé depuis sa jeunesse. Il y a maintenant sa fille. Il ne peut l’emmener sur les routes ni la laisser. Il faudrait des sous (Misayre frotta son pouce contre son index pour appuyer ses dires) pour la faire garder. Pour l’instant, il n’en a pas. Et l’ayant dans les pattes, il n’en aura jamais !

– Vous croyez qu’il pourrait remonter la pente s’il était seul ?

– Oh oui ! Mais il ne l’est pas. Voilà pourquoi, il la déteste tant. Une fois, il l’a presque reniée devant moi, puis, se rendant compte de la monstruosité de ce qu’il allait dire, il s’est tu.

Olga n’était pas femme à se croiser les bras et à pleurer sur son sort. Elle pensa que deux bateaux à la dérive pouvaient, en s’amarrant, retrouver leur chemin. Misayre, sans le vouloir, venait d’ouvrir une porte et elle décida de s’y précipiter. Dès le lendemain matin, elle alla chercher Fiodor au troquet et, telle une vieille compagne, le ramena par la manche de sa chemise à la maison. Le pauvre homme, qui avait déjà bien entamé la journée, n’osa se défendre. Il sentait mauvais, elle le lava à grandes eaux et le changea. Lui la regardait faire, hébété. Il passa le reste de son temps à dormir dans un lit aux draps frais. Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas goûté à un tel plaisir, il en ressentit un semblant de bonheur. Olga en profita pour visiter l’isba. La maison était petite, mais coquette, le jardin était étendu, on pouvait vivre du potager à quatre. Rassurée matériellement, elle fit venir sa fille et le soir quand Fiodor se réveilla et se rendit à la cuisine, il vit un spectacle attendrissant. Olga et les deux enfants épluchaient les derniers légumes de l’été pour faire une bonne soupe. Il ne comprenait pas la présence de cette femme, se demanda s’il s’était permis quelques privautés, renonça à chercher dans sa mémoire. Pour la première fois depuis de longs mois, il était heureux et cette félicité avait un nom : Olga Ivanovna. De ce jour, ils fermèrent la porte à Misayre qui alla pleurer au bistrot devant tant d’ingratitudes. Deux semaines plus tard, ils étaient mariés.

Un cul est un cul et cela fait du bien d’être de nouveau un homme.

C’était avec ces mots que Fiodor enterra enfin Lioubov. Il avait besoin d’être vulgaire, de se sentir vulgaire pour rejeter définitivement cette femme trop jolie, trop douce, si odorante. Olga Ivanovna avait de la classe, mais une beauté plus commune et elle se fagotait plutôt que de s’habiller. Un vieux chapeau noir décoré d’un ruban vert, une robe grise, sans forme, resserrée à la taille par une fine ceinture et un collier qui aurait valu une fortune si son ex ne l’avait remplacé par un faux. Leur nuit de noces avait cependant tenu toutes ses espérances et il avait derechef envie de vivre. Il rejeta les draps et s’étira. Il n’était pas si mal pour son âge, malgré les quelques mois de débauche qu’il venait de connaître. Sa femme s’était réveillée bien avant lui et il l’entendait s’activer à la cuisine sans déranger les filles qui continuaient à dormir. Il songea avec l’autosatisfaction d’un jeune coq qu’une épouse qui se levait si tôt, c’était la promesse d’une maison bien tenue. Faire l’amour l’avait rendu « con » et un peu paresseux. Mais que c’était bon ! Il était en train de s’admirer quand Olga entra, apportant sur un plateau son petit déjeuner.

Un baiser. Il tenta de la saisir par la taille, de prolonger par quelques caresses leur nuit, mais, visiblement, pour elle, c’était chaque chose en son temps. Un peu déçu, il regarda ce qu’elle lui avait préparé, s’extasia devant les beignets, affirmant qu’il n’en avait jamais vu d’aussi bons. Il fit un effort pour en manger, mais renonça, préférant boire son café. Noir et fumant. La journée commençait bien. Olga s’était assise sur le lit à distance suffisante pour qu’il ne puisse pas avoir de nouvelles velléités.

– Il faut que l’on se parle, dit-elle.

Sa voix posée, douce et ferme, confirmait qu’elle était une femme de tête.

– La vente de ma maison, après remboursement des hypothèques, va nous permettre de tenir cet hiver en attendant que le jardin à nouveau prenne le relais. Il nous restera même un petit pécule. À toi de le faire fructifier ! Tu vois, dans notre affaire, je fournis le capital, toi les bras.

Ce n’était pas exact. En réalité, nul n’apportait plus que l’autre, ils étaient tous les deux ruinés, mais ils avaient encore, tous les deux, un logement. Vivre ensemble permettait de dégager une petite somme d’argent. Le commerçant se garda cependant de contester la vision de sa femme. De toute façon, elle avait raison : il était urgent de se remettre au travail.

– Ne vous en faites pas, ma mie. J’ai un projet. J’avais besoin de fonds pour acheter les marchandises que j’avais repérées, de la possibilité de me déplacer pour aller les chercher et d’un peu de temps pour réaliser les ventes. Vous m’apportez tout cela et je vous en remercie. Je vous confie Vassilissa. Occupez-vous-en comme de votre propre fille. Je sais que vous avez beaucoup d’affection pour elle – elle est si charmante –, mais ne vous laissez pas abuser. Soyez sévère, vous êtes sa mère, vous devez l’éduquer ! Il faut que je parte, mes affaires ne peuvent souffrir une plus grande absence.

Elle promit. Il l’embrassa. Le soir même, il fit ses bagages. Alors commença une longue et délicate cohabitation entre Vassilissa d’une part, sa marâtre et sa belle-sœur d’autre part. Tout se serait bien passé si Fiodor avait respecté le contrat tacite qui liait les deux époux. Hélas ! quand le malheur vous tient, il ne vous lâche pas pour si peu. Chaque affaire qu’il lançait s’avérait un échec. Il était absent et ne rentrait pas d’argent. Misayre avait repris son emprise sur lui. En effet, il avait à nouveau besoin de quelqu’un qui sache le plaindre, partager avec lui un verre, ou plusieurs, et maudire ensemble le destin. Pas du regard noir de sa femme. Ainsi, le peu que lui laissaient certaines affaires était englouti dans des libations haineuses contre la société en particulier et le monde en général. Il rentrait régulièrement ivre, avec suffisamment de courage pour frapper celle qui osait lui en faire reproche.

Olga ne gagna de son mariage que des coups et deux bouches de plus à nourrir !

Vassilissa en paya le prix. Sa marâtre la traita comme une servante, multipliant vexations et corvées. Sa belle-sœur, prenant exemple sur sa mère, en faisait autant. Mais c’était surtout sa beauté que les deux femmes avaient du mal à accepter. On lui imposa les tâches les plus rudes, les plus longues, les plus pénibles afin que le mal-être la fît laidir, que le vent et le soleil la fissent noircir, que le travail la fît dépérir.

Vassilissa s’épuisait à faire ce que demandait sa marâtre, souffrait, pleurait souvent, mais loin du regard de ses tortionnaires. Cela leur aurait fait trop plaisir et n’aurait en rien amélioré sa situation. À dix ans, elle avait compris qu’il ne sert à rien de supplier un bourreau, qu’au contraire, cela ne peut que le réjouir et donc l’encourager à aggraver ses exactions. Le soir, elle était seule dans la grande pièce vide et froide, sa belle-sœur et sa belle-mère dormant à l’étage où c’était plus chaud, plus douillet. Par chance, elle avait sa poupée soigneusement cachée dans un recoin de la maison et, avant de se coucher, quand elle n’en pouvait plus, quand elle se jetait sur le lit en larmes, Kukolka lui rappelait que c’était l’heure du thé.

Ce cérémonial lui donnait l’impression d’être toujours une petite fille, d’être encore heureuse, de continuer à jouer. Quand, parfois, elle se rendait compte qu’elle ne faisait que semblant de s’amuser, son chiffon répliquait que faire semblant, c’était très amusant et toutes deux riaient. Cela lui permettait de rester elle-même, de ne pas se laisser submerger par la haine. Elle disposait deux assiettes, des ronds découpés dans du papier, deux verres, des morceaux de bois dont la forme rappelait celle de gobelet et la couleur celle du thé, le samovar était un tabouret retourné. Elle déposait quelques miettes de son repas, ce serait les gâteaux, les douceurs indispensables. Assises l’une en face de l’autre, elles se servaient tout en menant une conversation mondaine. Kukolka était devenue gourmande, elle engloutissait les biscuits avec une voracité qui enchantait l’enfant, bien qu’elle doive, à cause de cela, se contenter du liquide amer. Sa poupée se faisait pardonner en lui prodiguant de bons conseils, en parlant de la vie en général, en lui racontant mille histoires, en lui chantant les berceuses de ses premières années. Il n’y avait pas de mélancolie quand elle évoquait ce temps-là, juste du bonheur. À l’étage, on suffoquait en l’entendant rire, en la sentant vivre en dessous. Mais comment punir celle qui n’a plus rien ? La tuer ? Elles n’osaient pas. Quant à la priver de Kukolka, elles ignoraient son existence. Mère et fille passaient leurs nuits à résoudre ce problème insoluble. Torturées par de telles pensées, vertes de jalousie et de haine, elles enlaidissaient de jour en jour, tandis que Vassilissa, de son côté, embellissait. 

Dans la taverne du village, Misayre buvait, avec quelques autres commères, du petit lait. C’était une façon de parler, car l’une d’entre elles avait récupéré quelques roubles et les avait dépensés en alcool. L’ambiance était plus que joyeuse.

– Ils vont vendre, c’est sûr ?

– Fiodor m’en a touché un mot. Il cherche un logement bon marché et je lui ai conseillé de louer une minuscule pièce sous la charpente de mon immeuble.

– Il avait mis le peu qu’il avait dans un bateau qui a fait naufrage. Ils n’ont plus que des dettes !

– La Olga Ivanovna ne fera plus sa fière !

– Ce sera dur pour sa fille. Elle est si laide.

Les commères pouffèrent de rire.

Dans l’isba, c’était la consternation. Après l’avoir évoqué avec Misayre, Fiodor était rentré chez lui et avait annoncé à sa femme son intention de vendre pour rembourser ses créanciers et avoir de l’argent frais afin de se relancer. Olga regarda attentivement celui qui se disait son époux, celui qui, la loi le lui permettant, avait décidé ainsi de son sort sans la consulter. Cependant, elle n’avait pas été prise au dépourvu. Si c’était un choc, ce n’était pas une surprise. Fiodor, elle le savait depuis leur mariage, était un incapable qui ne l’aimait pas. 

Sa haine était telle qu’elle rêvait souvent de l’accueillir en lui annonçant la mort de Vassilissa, la seule personne pour laquelle ce dernier semblait avoir des sentiments. Si elle n’était pas passée à l’acte, c’est qu’elle craignait sa réaction de père. Mais elle avait trouvé une manière sans risque de le faire. Il suffisait de contraindre son mari à provoquer lui-même cette tragédie.

Au lieu de pousser les hauts cris, elle approuva la décision. C’était courageux et elle le félicita pour son esprit d’entreprise durant quelques minutes. Puis, comme si l’idée venait de germer dans son cerveau, elle proposa une autre solution :

– J’ai une cousine qui habite à une journée de marche. Elle est très riche. Demandons-lui de nous aider !

Fiodor la regarda plein d’espoir, toute lueur dans le noir semble un soleil.

– Tu es sûre ? Tu la connais ? Crois-tu qu’elle acceptera ?

Olga fit mine de douter comme si, après avoir évoqué une possibilité, elle se rendait compte des difficultés et était prête à y renoncer. D’une voix hésitante, elle poursuivit :

– Oui. Je l’ai rencontrée une ou deux fois. C’est vrai que c’est une personne assez dure en affaire, mais elle est plutôt serviable si l’on sait comment la prendre.

Olga continuait à réfléchir, faisant monter l’incertitude dans laquelle pataugeait son mari. Soudain, son visage s’éclaira.

– Je crois que j’ai la solution ! Elle adore les enfants. Elle a parfois rencontré Vassilissa au village et l’a trouvée très jolie et bien élevée. Envoyons-la-lui, Baba Yaga sera ravie et elle ne pourra rien lui refuser !

Vassilissa blêmit en entendant ce nom. Ses parents étaient montés dans la chambre, demandant aux fillettes de jouer dehors, mais la gamine, sentant qu’il se tramait quelque chose, était revenue discrètement dans la maison. Ces derniers jours, le visage sombre de son père, les lamentations de sa belle-mère montraient que les affaires allaient vraiment mal. Elle savait par expérience que cela se traduirait par des brimades supplémentaires alors, inquiète, elle voulait en avoir confirmation et elle avait écouté la conversation bien cachée dans l’escalier. Olga, maintenant, insistait : notre fille est si belle, si gentille, si aimable, elle trouvera les mots pour la convaincre. Quel être de chair et de sang pourrait lui dire non ?

Le marchand était heureux de voir sa femme faire ainsi l’éloge de Vassilissa, mais le nom de Baba Yaga avait rafraîchi son enthousiasme. Il émit quelques petites objections : que Baba Yaga était une sorcière, qu’il n’était pas si sûr qu’elle soit de chair et de sang, qu’elle ne laissait personne approcher son domaine qui était gardé par trois cavaliers et qu’elle croquait ceux qui avaient échappé à la surveillance de ces derniers. Mais Olga balaya toutes ses réserves d’un tonitruant « Sottise ! Ce ne sont que des contes pour enfants ». Fiodor n’osa plus rien dire.

Qu’aurait-il pu ajouter ? Il n’avait pas le choix. Il avait besoin de liquidités, Baba Yaga, disait-on, en avait beaucoup, celui que lui donnaient les gens pour un quelconque maléfice, celui qu’elle volait aux autres par pure méchanceté, surtout celui qu’elle ne dépensait pas, le commerce avec le diable se faisant dans une monnaie différente. C’était un personnage inquiétant, mais Olga venait de lui expliquer qu’elle la connaissait, que c’était sa cousine. Il y avait des rumeurs sur elle ? Cela était dû à ce qu’elle était toujours en vadrouille et que les villageois étaient des sédentaires. L’argument porta, Fiodor avait ressenti lui aussi ce rejet, ou plutôt cette défiance, de ceux qui restent chez eux envers les oiseaux de passage. Quelques assertions supplémentaires et la sorcière cessa d’en être une pour n’être plus qu’une pauvre vieille dame adorable, choyant les enfants, dont toutes les marques d’affection étaient mal interprétées. Confier à Vassilissa le soin de lui demander un prêt, c’était montrer qu’on faisait fi de toutes ces médisances, qu’on l’estimait en lui envoyant une ambassadrice douce et joyeuse qui apporterait un peu de gaieté dans sa vie. Comment pourrait-elle ensuite refuser ?

Ce que femme veut… Épuisé par son long voyage et toutes les difficultés qu’il rencontrait, Fiodor donna son accord. En entendant ces mots terribles, Vassilissa sortit dans le jardin pour pouvoir hurler. Cela passa pour un jeu d’enfant, un peu bruyant.

Avant de se glisser sous les draps, cette nuit-là, Vassilissa serra sa poupée dans ses bras.

– Hélas, Kukolka, disons-nous adieu. Je vais demain chez Baba Yaga, la sorcière. Elle va me dévorer.

– Je t’accompagne. Ici, je ne peux t’être d’aucune utilité. Comment te protéger, te conseiller si je ne connais pas les dangers qui te guettent ? Ne désespère pas, Vassilissa, va dormir. Le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin.

Ni Fiodor ni Olga Ivanovna ne se couchèrent ce jour-là. Ils burent longtemps en face l’un de l’autre, mais pas ensemble, sans se parler, perdus dans leur pensée.

– Misère, gémissait le premier, où me conduis-tu ? Obliges-tu toujours les pères à livrer ainsi leur propre chair ?

Sa femme mêlait ses larmes aux siens, mais pour une raison toute différente. Le sort de Vassilissa n’arrivait pas à la consoler du sien.

– Pleure mon mari, pleure pour tout ce que tu nous as fait et que tu vas nous faire subir, à ma fille et à moi, murmurait-elle. La tienne va mourir, mais cela ne me redonnera pas mon argent. Il va falloir mettre en vente l’isba. Sans les produits du potager, de quoi allons-nous vivre ? Que va devenir mon enfant ? Misère !

Misayre. Ils avaient essayé de lui échapper, mais ajouter de la misère à la misère n’engendre qu’une misère plus grande et Misayre triomphait