Pendant des mois, il lutta contre la folie qui le guettait. Physiquement, il n’avait rien, psychologiquement, il était détruit. Non seulement il n’avait pas sauvé la vie à son compagnon, mais il ne l’avait même pas défendu. Il s’était battu dans un cauchemar suscité par le démon, tandis que celui-ci s’attaquait tranquillement à sa victime et la pendait au barreau de la lucarne. Lui qui ne croyait ni en Dieu ni en Diable découvrait l’existence d’un monde souterrain de forces obscures et, pour la première, songea avec terreur au salut de son âme. Quand il ne dormait pas, il pleurait, demandait pardon à tous ceux qu’il avait lésés et il y en avait légion ; quand il dormait, c’était pire, car ces êtres venaient se saisir de lui, appelant l’homme-bouc pour qu’il l’écrase avec ses sabots, mais celui-ci riait, il ne voulait pas se salir les pattes avec un adversaire aussi insignifiant. Le mépris dans lequel on le tenait dans ses cauchemars le mettait en rage, il aurait préféré s’être battu et être mort.
Le seul aspect positif de son état était Nastasia Philippovna. Oubliant leurs différends, elle le veillait jour et nuit. Quand il était conscient, il la voyait penchée sur lui, le regard inquiet. Comme elle était belle ! Mais avant de l’enlacer à nouveau, il fallait lutter pour continuer à vivre.
Il contempla la chambre vaste, haute de plafond, au parquet de chêne blond, décorée de multiples tableaux, tentures, moulures. Tout cela, il l’avait obtenu de haute lutte ! Quel contraste avec le logis bas, toujours humide, au sol battu de ses jeunes années ! Et ce sentiment d’oppression qui en résultait ! Les mauvaises odeurs, l’obscurité, les mouches, les chiures des poules dans la cour, mais aussi dans la maison. La maison ? L’isba ? Pouvait-on appeler ainsi ce logis aux murs en bois, à la toiture en chaume, que son père et ses oncles avaient bâti, si semblable aux autres (une seule se distinguait, un peu plus belle, à peine plus élevée, avec un toit plus solide et surtout plus de fenêtres, c’était la taverne où les moujiks allaient régulièrement pour oublier leur condition) ? Ce taudis consistait en une pièce principalement occupée par un poêle énorme et vétuste et un bat-flanc démesuré où les parents et les plus petits dormaient ensemble, les plus grands préférant se coucher à même le sol, serrés aux premiers frimas contre les animaux qui leur tenaient chaud. Il y régnait une odeur de choux, d’urine. On n’ouvrait jamais l’unique fenêtre très étroite, en hiver pour ne pas avoir froid, en été pour conserver le peu de fraîcheur de la nuit. L’air ne se renouvelait que par la porte. L’Aliocha qu’il était devenu se posait sans arrêt la question : pourquoi ses parents n’avaient-ils jamais fait d’effort pour nettoyer, pour aérer, pour rendre plus agréable leur habitation ? L’Aliocha enfant ne s’interrogeait pas, la réponse était simple : le barine, leur propriétaire, les traitait comme des bêtes de somme, alors ils vivaient comme des animaux. Il ne fallait pas chercher d’autres raisons.
Parfois, une âme noble naît dans la fange. C’était son cas. Il n’avait eu de cesse, sa vie durant, de fuir cette misère et de reconquérir son rang. Reconquérir, non pas conquérir ! Dès qu’il fut à même de penser, il s’imagina étant un hobereau déchu, puni pour on ne sait quelle faute commise par ses ancêtres. Ce milieu de paysans n’était pas le sien, son existence serait une rédemption, un retour à son état naturel. En attendant, il grandissait, profitait de la vie éprouvante de la campagne pour se muscler, pour ne pas rechigner sous l’effort, pour endurcir son corps. Sous ses oripeaux, c’était un bel homme, un géant, avec des traits fins, un nez grec, de longs cheveux noirs et des yeux clairs, sa barbe hirsute et même ses mains calleuses contribuaient à son charme lui donnant un caractère sauvage qui ne déplaisait pas aux filles. Il en avait culbuté plus d’une dans les champs.
Les villageois n’aimaient pas leur barine – il faut dire qu’il était particulièrement malfaisant et incompétent –, mais ils ne s’en plaignaient pas, c’était l’ordre des choses. De même, il respectait le pope non parce qu’ils croyaient ou craignaient Dieu, mais parce que celui-ci devait l’être. Ils étaient ainsi : tout devait être à sa place et, si c’était le cas, ils acceptaient la leur. Cela mettait en rage Aliocha.
Tout se décida à vingt ans, à la Saint-Georges[1].
La terre appartenait aux nobles et, pour pouvoir habiter leur logis, avoir un petit jardin pour y faire pousser quelques légumes, une minuscule cour pour y élever quelques animaux, les moujiks devaient travailler pour eux quatre jours par semaines. Il y avait aussi des liens de solidarité : on demandait au maître de résoudre quelques affaires personnelles (par exemple : une aide pour tenir jusqu’au printemps, des soins en cas de maladie, une somme modeste pour marier sa fille) et celui-ci n’hésitait pas à les appeler en cas d’urgence, c’est-à-dire dès qu’il avait besoin d’eux. Tel était le pacte que personne n’avait signé et que tous respectaient. Néanmoins, s’agissant d’un contrat, les moujiks étaient autorisés à le rompre, mais ils ne pouvaient le faire que pendant une quinzaine de jours autour de la Saint-Georges. C’était une liberté bien dérisoire : partir, quitter un seigneur pour en retrouver un autre, quel intérêt ? Cela affirmait, cependant, qu’ils n’étaient pas des esclaves et cela pouvait inciter leur maître à mieux les traiter. Il n’en était rien, les boyards avaient trouvé une parade. Durant cette quinzaine de jours, ils soûlaient leurs paysans. On faisait bombance, on se réveillait toujours asservi. Au final, cela se résuma à deux semaines où l’on pouvait regarder son propriétaire et lui dire ses quatre vérités. Même ce dernier droit avait disparu et ils étaient devenus de vrais serfs que l’on pouvait vendre, déplacer, gérer comme bétail. Il restait de cette ancienne tradition, une fête à la Saint-Georges où, le maître réglant la note, on buvait plus que de raison, où l’amertume de la vie remontait à la surface, où, enfin, un jour durant, on osait se plaindre, où l’on était à deux doigts de la révolte.
Aliocha voulut en profiter pour naître au monde, pour s’imposer parmi les siens, pour montrer qui il était.
Il y avait un problème d’eau récurrent. Il aurait fallu creuser un canal pour irriguer les jardins du hameau. Ils en avaient fait la demande à plusieurs reprises au barine, mais ce dernier n’avait jamais eu le temps d’organiser ce travail : il y avait toujours plus urgent à faire. Aussi Aliocha avait profité de la grogne générale ce jour-là pour proposer aux villageois de se prendre eux-mêmes en main. Il pourrait, si nécessaire, diriger le projet, le planifier, répartir les tâches. Ce fut un flop. Tout le monde gémissait, personne n’agissait. Aliocha pesta. Ah ! Pour se plaindre, les moujiks étaient les meilleurs, pour résoudre leurs problèmes, par contre…
Non seulement personne ne bougea, mais quelqu’un avertit le nobliau. Celui-ci avait réagi sur le champ et il fit fouetter le dangereux agitateur, demandant au père de celui-ci d’exécuter la sentence. Tandis que les coups tombaient régulièrement, arrachant la peau, le jeune rebelle serrait les dents. Parmi les gens assemblés pour le voir souffrir, il y avait la femme du barine, au premier rang, curieuse, prête à s’apitoyer, se délectant par avance du spectacle. Il avait croisé son regard et l’avait haïe. Il n’avait pas crié, pas pleuré, pas supplié à cause d’elle. Son géniteur frappait sans aucune compassion et le reste d’affection qui les unissait partit avec les lambeaux de sa chair. Il comprit, sous les coups, que le peuple était soumis comme l’étaient les ânes, les chevaux et les autres animaux, ne demandant qu’à travailler, manger, dormir. Ils étaient prêts à obéir à une élite, charge pour celle-ci d’organiser cette force brute, incapable de se diriger toute seule. Cette élite à laquelle il appartenait ! Un jour, il le prouverait aux yeux de tous.
Pour tout Russe, l’appel sous les drapeaux était une punition. Il faut dire que le service militaire durait vingt ans. Comme la plupart ne savaient ni lire ni écrire, quand ils revenaient au pays, on les avait oubliés. Les classes privilégiées, boyards, responsables de communes, en étaient exemptées, à charge pour elles de choisir un certain nombre de recrues. C’était une occasion de régler ses comptes en désignant les mauvaises têtes ou ceux dont on convoitait la femme, la fille, le champ. Ce fut donc sans surprise qu’Aliocha apprit son incorporation. Rasé, battu par le knout ou les verges à la moindre incartade, la mort sanctionnant la plus petite rébellion, il avait vite compris qu’il lui fallait obéir à tout ordre, aussi absurde soit-il. Il avait toujours pensé que l’état de moujik était le plus misérable du monde, il découvrit qu’il y avait pire : il n’était même plus un animal, il était une machine, un automate parfait. Pourtant, après quelques semaines de profond désespoir, il apprécia son nouveau statut : il avait enfin cessé d’être un serf. Derrière la passivité, la veulerie face aux officiers, il y avait la camaraderie, la dignité entre soldats, le respect de soi. On était mal payé, mal nourri, mal logé, mais il suffisait d’un conflit pour obtenir le droit d’écumer une cité, un manoir…
Ce fut lors du pillage d’une petite propriété qu’il fit la connaissance du duc Vladimir Zhukovsky. Ils avaient attaqué un château et avaient reçu l’autorisation de dévaster le domaine. Négligeant de faire main basse sur quelque trésor que ce soit, il était parti à la recherche de la femme ou d’une fille du seigneur vaincu – il se serait même contenté de la mère – pour se venger des yeux qui avaient vu son supplice. Il en avait découvert une à la cave et s’était rué sur elle, arrachant sa robe, se repaissant de la terreur qu’il inspirait.
– Arrête, cria une voix forte derrière lui.
Le sabre levé, il se retourna. C’était un officier de son armée qui lui avait intimé cet ordre. Ainsi donc, cette classe se soutenait et lui, le moujik, n’aurait pas droit à de la chair à barine ! Il se prépara à combattre, puis son dressage fit son effet et il se retira, en grommelant, laissant la femme comme butin à son supérieur. C’était le duc Vladimir Zhukovsky. Le lendemain, il convoqua Aliocha. Il avait donné l’ordre à ses gardes de quitter la tente pour être seul à seul avec l’ancien paysan. Quand celui-ci se présenta devant lui, il sortit son épée.
– Moujik, hier, tu étais prêt à me frapper. Sache que l’on ne se bat pas entre nous tant qu’il y a des ennemis autour ! Maintenant, nous pouvons le faire. Défends-toi !
Aliocha eut à peine le temps de tirer à son tour son arme et de bloquer le coup. À l’inverse des autres officiers qui se seraient contentés du knout pour rappeler l’obéissance qui leur était due, son supérieur entendait régler ses comptes d’homme à homme et allait le tuer pour lui apprendre son rang. C’était un duel en bonne et due forme, il y aurait un vainqueur et un vaincu. C’était un combat à la loyale, à armes égales, entre égaux. Enfin presque ! Car s’il triomphait de son adversaire, ce serait un assassinat et il serait pendu ; dans le cas contraire, sa seule consolation dans l’au-delà serait que celui-ci n’en tirerait aucune gloire, qu’il éviterait sans doute d’en parler pour ne pas être ridicule. Il essaya au début de contrer les attaques sans vraiment tenter de toucher à son tour. Ce n’était pas facile, il avait en face de lui un bretteur confirmé et il avait toujours plus de mal à le contenir. Un moment, il arrêta de penser et se battit pour survivre, pour éliminer son agresseur. Le duc était plus habile dans le maniement de son arme, plus mobile sur ses jambes, mais, physiquement, il ne faisait pas le poids et, même s’il paraît les coups, il reculait sous le choc. Finalement, Aliocha abattit son sabre avec une violence telle que son supérieur qui avait réussi pourtant sa parade perdit l’équilibre. Ne lui laissant aucun répit, le moujik chercha la poitrine qui semblait sans défense et ne comprit pas par quel tour de passe-passe son épée sauta de sa main pour retomber hors de portée. Il se trouva à merci, la pointe d’une lame lui perçant légèrement la gorge. Quelques gouttes vermeilles perlèrent. Le duc recula.
– Dans un duel, on peut s’arrêter au premier sang, moujik. Tu te bats avec fougue, mais tu ne sais pas te battre ! Tu peux sortir. Rappelle-toi que je t’ai accordé la vie sauve ! Désormais, te voilà mon débiteur.
Aliocha en aurait pleuré. Il grommela :
– Hier, vous m’en avez volé une. Nous sommes quittes.
Le duc pouffa.
– Non, moujik ! Tu ne vas pas comparer ta misérable personne à celle d’une barynia ! Tu ne peux même pas imaginer la rançon qu’elle va me rapporter. Crois-moi, sa vie vaut plus que la tienne.
Il riait à gorge déployée. Quand il se calma enfin, il posa affectueusement sa main sur l’épaule d’Aliocha.
– Je t’aime bien, moujik. Je veux améliorer ta situation, tu vas devenir mon aide de camp. Dans ces conditions, notre échange sera mieux équilibré !
Ainsi débuta une de ces amitiés invraisemblables que seule la guerre peut engendrer. Le duc Vladimir Zhukovsky avait appris à regarder Aliocha comme un homme et celui-ci à le considérer comme un dieu, dont il était l’ombre, le confident, le conseiller, le compagnon, un dieu dont il préserva à plusieurs reprises la vie. La haute taille, la barbe hirsute, le rire du moujik tranchait avec l’élégance, la finesse des traits, le sourire du noble. Ils étaient inséparables.
Quand s’acheva la campagne et que Vladimir retourna dans sa petite province, Aliocha l’accompagna et il put constater que la fille de son ami, Nastasia Philippovna, n’avait, comme son père, aucun préjugé. Ils se marièrent et Aliocha crut son destin accompli et qu’il avait été adopté par l’aristocratie. Il dut déchanter. À la mort de son protecteur, ses beaux-frères, qui, seuls, héritaient, le rejetèrent, l’accusant de n’être qu’un moujik ambitieux qui avait subjugué leur sœur. Pire, considérant que cette dernière avait trahi leur race, ils firent mine de ne plus la connaître. Elle s’était mariée à un paysan dont elle avait eu deux fils, Sergueï et Sériojka ? Soit ! Elle et ses enfants devaient subir le sort de cette classe sociale. Aliocha était meurtri et en colère, il avait l’impression de revenir des années en arrière et d’y entraîner celle et ceux qu’il aimait.
Mais ce qui l’écœurait le plus, c’était de découvrir que, nobles ou moujik, les hommes se ressemblaient, qu’il n’y avait aucune grandeur en eux. Jetant un regard critique, il put constater que la plupart des boyards se contentaient de profiter de leur statut sans se préoccuper de leur rôle dans la construction de la Nation. Où était l’élite censée organiser la collectivité qu’était le peuple ? Il y avait parfois plus de générosité chez les gueux que chez les notables. Sans doute, parmi leurs ancêtres, certains avaient fait ce pays, mais la race avait décliné.
Il avait rêvé d’en faire partie. Maintenant, il comprenait que son destin, en réalité, était de la régénérer. Son séjour au sein du peuple n’était plus une punition, mais une condition pour remplir cette mission. Et pour reconstruire, il faut d’abord détruire !
Il fit la guerre à ses beaux-frères, en les spoliant à son tour, en s’en débarrassant, en reconstituant la totalité du domaine de son beau-père qui avait été morcelé à sa mort. Cette attitude brutale l’avait assis dans l’élite, plus rien ne le distinguait de ceux pour qui tout avait été octroyé à leur naissance. De nouveau, il était reçu partout, on l’enviait, on le respectait, on cherchait sa compagnie. Enfin presque… sa femme, elle, n’avait pas accepté le meurtre des siens.
Qu’elle était belle, ce jour-là, Nastasia Philippovna, quand elle découvrit le pot aux roses ! Roses ? Peut-on vraiment utiliser ce mot pour désigner les sordides machinations, les assassinats, la férocité de son conjoint ? La colère faisait briller ses yeux dorés, ses cheveux bruns dansaient autour de son petit visage, son parfum était enivrant et aussi agressif qu’elle. Jamais Aliocha qui l’avait aimé depuis le premier jour ne l’avait trouvée si belle. Il ne voulait pas la perdre et aurait tout fait pour revenir en arrière, mais il l’avait perdue. Elle l’écrasa de son mépris, lui reprochant sa cupidité, son étroitesse d’esprit, reproches qui venant d’elle lui paraissaient si injustes et si vrais. Oui, ce qu’il avait fait n’était pas honorable, mais avait-il d’autres moyens, lui, l’ancien paysan ? L’avait-il fait, comme elle le lui criait, parce qu’il n’était qu’un ambitieux sans scrupule, parce qu’il ne pensait qu’à s’emparer de leurs biens, qu’il n’avait cherché l’amitié du duc que pour mieux dépouiller puis tuer ses fils, qu’il n’était qu’un serf et qu’il avait l’âme d’un moujik ?
Ces derniers mots furent comme une gifle. Non, il n’avait pas l’âme d’un moujik ! C’était pour elle qu’il avait agi. Si elle n’était pas concernée, il aurait admis sa chute et serait parti avec ses deux enfants pour conquérir ailleurs sa place au soleil par respect pour le père de ses deux ennemis. Mais par respect aussi pour lui, il ne pouvait pas accepter d’être responsable de la déchéance de sa fille. Alors il avait tué pour que le destin de Nastasia Philippovna reste celui d’une barynia.
Comment expliquer à cette furie que ses frères qu’elle admirait tant s’étaient montrés si cruels envers elle ? D’un coup, alors qu’il n’avait jusque là agi que par dévotion pour elle, il vit à quel point, elle leur ressemblait. Il l’avait adorée, elle ne s’était qu’entichée de lui. Elle ne l’avait épousé que parce qu’il était un serf et qu’elle était noble. Non par amour pour lui, mais par goût du scandale. Comme son père. En disant ces trois mots, Aliocha comprit que sa colère allait tout emporter. Déjà, il doutait de la sincérité de l’amitié du duc, il incluait dans sa haine l’homme qu’il admirait tant. Il détesta ce milieu, qu’il avait conquis et dont il ne ferait jamais partie. Il en voulait particulièrement à Nastasia Philippovna.
Il avait vaincu ses frères, il saurait la soumettre ! Elle n’était après tout qu’une femme, qui plus est la sienne, et elle avait des obligations envers lui. Entre autres, un devoir conjugal. Il sentit monter en lui un désir violent, irrésistible. Il la prit dans ses bras, chercha ses lèvres. Dieu qu’elle sentait bon ! Qu’elle était belle ! Que le désarroi qu’il voyait dans ses yeux le ravissait !
Surprise, elle essaya de se dégager, de le repousser, mais il la tenait bien et elle ne put s’échapper. Aliocha tenta de la posséder physiquement afin de la posséder moralement, de l’humilier comme elle l’avait humilié en lui disant qu’il avait l’âme d’un moujik. Il connaissait ce corps et savait comment le faire chanter ! Elle, de son côté, affrontait avec brutalité le fantasme qui avait tant contribué à sa passion. Elle avait toujours vu en lui un animal mal civilisé, un mélange de sauvagerie, de rudesse, de force. Avait-elle rêvé, désiré tout en le redoutant cet instant ? Peut-être. Peut-être pas. Que faire de ces images furtives, troubles et violentes qui constituent notre imaginaire ? Elle luttait contre lui et ce sentiment de culpabilité. Elle l’en détestait d’autant, elle se débattait d’autant. Le désir montait pourtant, chez l’un comme chez l’autre, un désir qu’exacerbait leur colère et ils firent l’amour, ou plutôt la haine, avec une fougue de jeunes mariés. Quand ils se séparèrent, épuisés, repus, se couchant côte à côte, elle lui murmura :
– Je suis toujours votre femme aux yeux du monde. Ce que vous avez fait, vous pensiez en avoir le droit, mais plus jamais vous ne me toucherez. J’aurai une capsule de poison que je glisserai dans ma bouche chaque fois que vous entrerez dans la pièce où je m’y trouve. Faites mine de vous approcher de moi, effleurez seulement ma peau et je la briserai.
Aliocha ne put qu’approuver. Il avait une telle honte de ce qu’il venait de faire ! De cette nuit de colère naquit un fils, Ivan, que la mère confia à une nourrice. Tandis que ses frères recevaient une éducation attentive, il passa sa jeunesse au milieu des serviteurs.
Il avait fallu la mort de Laszlo pour que Nastasia Philippovna revienne vers lui. Mais leur bonheur était fragile. Le monstre qui avait tué le gitan avait aussi détruit psychiquement le hobereau. Il chercha vainement à savoir ce qui, dans ses délires, était vrai ou faux. Que s’était-il passé cette nuit-là ? Comment avait fait le démon pour contourner sa défense ? Il avait découvert un monde cauchemardesque où les humains étaient incapables de se battre. Ignorer comment Laszlo avait péri le plongeait dans un abîme de terreur.
« Mon amour, pardonne-moi.
Je n’étais pas venu pour bâtir ma vie à tes côtés. Je voulais juste te dire adieu, mourir dans tes bras. Les tarots ne me laissent aucune chance : ils annoncent que j’aurai un enfant et que je ne verrai pas le soleil se lever demain. Je cherchais un peu de réconfort, mais je n’ai pu résister au contact de ton corps, à ton odeur. L’amour nous fait croire en l’éternité et je me suis oublié en toi. Voilà qui réalise la première partie de la prédiction. Quand j’ai découvert la marque du démon sur ta cuisse, j’ai compris que ce sera lui qui accomplira le reste de la prévision.
C’est étrange. J’ai toujours craint la mort alors que je n’avais rien qui me rattachait au monde. Depuis que je t’ai rencontrée, que j’ai une raison de vivre, je n’ai plus peur. En amour, me voilà comblé : en te prenant dans mes bras une seule fois, j’ai obtenu tout ce que l’existence peut offrir. En amitié aussi je n’ai pas à me plaindre : qui peut se vanter d’avoir pour compagnon un Aliocha. Lui et ses hommes sont prêts à donner leur vie pour me défendre. Mais, après l’avoir sollicité, je ne peux accepter son sacrifice. Il se tient dans la même pièce que moi. Impossible de m’assassiner sans le tuer avant ! J’ai vu le démon et je connais sa puissance. Aliocha ne pourra le vaincre et va périr. Sauf s’il dort. J’avais emporté des drogues pour ne pas souffrir, je les ai mis dans son thé. Son sommeil semble un peu agité, mais il est profond.
J’ai sifflé Sivka-Bourka et il attend au pied du donjon. Sa présence n’a pas troublé mes gardes. Je vais lui jeter ce papier pour qu’il te l’apporte. Renvoie-le, je l’ai promis à Aliocha. J’irai ensuite me pendre. Autant pour éviter que ta bête ne tue ces braves qui essaient de me protéger que par crainte de souffrir entre ses griffes.
Mais je ne te quitte pas définitivement. Nous allons avoir un enfant. Si c’est une fille, tu l’appelleras Vassilissa, si c’est un garçon, ce sera Guérassime. »
Chaque jour depuis le départ de Laszlo, Lioubov lisait et relisait cette lettre, en pleurant. Elle venait d’avoir la confirmation qu’elle était enceinte. Cela valida les prémonitions de celui-ci et donc sa mort.
– Quel imbécile ! pesta-t-elle, les démons se moquent bien des amours humaines ! Si l’on en avait parlé, tu serais encore vivant.
À peine avait-elle formalisé cette pensée qu’elle comprit qu’il n’en était rien : les démons ne sont pas indifférents à nos sentiments ; celui-ci, en tout cas, ne l’était pas !
Elle l’avait repéré qui errait au milieu de la fête, avec un air effaré qui lui donnait une allure d’enfant malgré sa taille gigantesque. Debout sur ses deux jambes velues, terminées par des sabots, il était d’une laideur repoussante, le visage déformé de bosses que n’arrivaient pas à embellir deux cornes en spirale. Il tenait à la main un sceptre brisé, sans doute la marque d’un pouvoir passé, perdu depuis des siècles. Elle ne le connaissait pas et il semblait n’être jamais venu à ce genre de fête. Aussi les sorcières s’en écartaient, préférant de loin les démons qu’elles avaient l’habitude de côtoyer. Seule, Lioubov lui prêta attention. En cette nuit de Walpurgis, elle avait rencontré Laszlo, l’amour de sa vie – elle n’en doutait pas – et son cœur, trop plein de ce bonheur, sentait le besoin de le partager avec d’autres de peur d’éclater. Cet être si puissant et si désemparé lui inspirait tant de compassion. Elle s’approcha de lui.
– Qui êtes-vous ? J’ai l’impression de ne vous avoir jamais vu.
Il lui sourit, heureux d’être enfin remarqué, d’avoir une oreille attentive. Un bref instant ses traits déformés semblèrent presque harmonieux, puis, en la découvrant, son regard devint lubrique et la lutte qu’il menait pour ne pas se jeter sur elle tordit à nouveau son visage. Ravie de l’effet qu’elle provoquait, Lioubov songea que, décidément, tous les démons se ressemblaient et n’avaient qu’une pensée en tête en venant ici.
– Je n’ai plus de nom. Ceux qui m’ont vaincu l’ont ainsi voulu afin que nul être humain ne puisse me solliciter, mais, cette nuit, j’ai entendu l’appel. Cela ne m’était pas directement adressé, mais je l’ai entendu.
Cela arrivait parfois la nuit de Walpurgis, les sorcières étaient si nombreuses, leurs invocations si puissantes, si exhaustives… Il s’était avancé vers elle. Il était sauvage et ne connaissait pas les rituels qu’avaient instaurés les filles pour se laisser séduire. Il l’avait reniflée comme le ferait un chien, s’enivrant de son odeur de femme-fleur. Lioubov était sous le charme et songeait que personne ne lui avait fait déclaration d’amour plus sincère et plus naturelle. La compassion avait cédé le pas à l’attirance. Son poil était doux, chaud, il avait rétracté ses griffes et sa patte en était étonnamment tendre, sa langue humide et râpeuse, parcourant son corps, la faisait frissonner. Son odeur animale qui de prime abord semblait rebutant devenait enivrant. Tous ses sens étaient en ébullition, Lioubov rendait caresse pour caresse.
Brutalement, la magie s’évanouit. Elle sentit sa colère, son rejet d’elle, sa haine d’elle. Elle ne comprenait plus.
Jusqu’à ce qu’elle reçoive cette lettre écrite par Laszlo. Tout s’éclairait.
Il avait reniflé sur elle ce goût de bonheur qu’apporte une passion naissante et qui, pour lui si longtemps seul, abandonné loin du regard de Dieu, était insupportable. Tandis que, physiquement, il se tenait à ses côtés d’elle, continuait à la caresser, la subjuguer, son esprit vagabondait à la recherche de l’homme dont il était jaloux et il avait retrouvé Laszlo.
Qu’il assiste au spectacle ! Qu’il soit présent tandis que lui-même profiterait de la chair offerte ! Qu’il découvre quelle vulgaire putain était cette femme qu’il croyait aimer et dont il se croyait aimé !
Puis il l’avait possédée avec une violence dénuée de tout désir, prenant bien soin que l’autre n’en perde aucun détail. Pour finir, il l’avait marquée afin que, même s’il parvenait à surmonter son dégoût et décidait de revenir vers elle, il ait la conviction qu’elle n’était plus que la servante du démon.
Puis, dès que Laszlo se fut enfui, il s’était retiré d’elle sans jouir, la frustrant de cette vitalité qu’apporte aux sorcières ce type d’étreinte, partant à la recherche d’une femme plus en mesure de lui donner une descendance. Il fut déçu, découvrant, son ivresse étant tombé, que celles qui étaient jeunes et belles avaient prises leurs précautions et qu’aucun démon ne parviendrait à se maintenir sur terre. Il sourit. Restaient les vieilles, celles qui n’espéraient plus et ne craignaient plus de un jour un enfant. Il en repéra une, plus vieille que les autres, qui se tenait à l’écart, buvant verre sur verre et dont les yeux brillaient de concupiscence.
Un instant Lioubov frissonna en songeant que ce démon était si malin que peut-être… Peu importe, elle était sûre que, même s’il ne trouvait pas ventre accueillant, même s’il ne pouvait savoir ce qui allait se passer, même s’il ne saurait jamais ce qui s’était passé, il était retourné heureux dans les profondeurs de la Terre, convaincu, comme celui qui sema de l’ivraie dans le champ de blé de son ennemi, que le pire en résulterait[2].
Il n’était resté qu’un bref moment sous les étoiles, mais son rival était mort, Aliocha ne survivait que grâce au retour à ses côtés de Nastasia Philippovna et, seule, la petite chose qui grandissait en elle obligeait Lioubov à songer au futur.
Cependant, il n’avait pas totalement réussi puisqu’avant de se suicider, Laszlo lui avait écrit. Il pensait à elle, il l’aimait encore et cela lui donnait une deuxième raison de vivre.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs et les récits familiaux, on était sorcière de mère en fille, c’est-à-dire que, systématiquement, les pères disparaissaient avant la naissance du premier enfant et elles avaient toutes eu une fille. En tant que mères célibataires, elles étaient rejetées, considérées par les gens du village comme des putains. Elles survivaient, elles repoussaient les agressions masculines et même se faisaient respecter, en s’adonnant à la magie ; les hommes craignaient plus la noire, mais il n’était pas nécessaire d’en arriver à cette extrémité. Leurs enfants, nées de sorcière, étaient, à leur tour, mises au ban de la société et finissaient par se donner au premier qui leur montrait un peu de tendresse ou, tout simplement, avait assez de courage pour les fréquenter.
Elle caressa son ventre et promit à Vassilissa qu’elle aurait un autre destin.
[1] Le 26 novembre.
[2] Allusion à la parabole du bon grain et de la mauvaise herbe (Évangile de Matthieu) : « Jésus leur proposa une autre parabole : “Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi” » et le propriétaire du champ se trouva devant une alternative guère réjouissante : renoncer à sa récolte et tout arracher ou séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui est chronophage.