C’était la résidence secondaire d’un riche moscovite, sa datcha, située à quelques kilomètres seulement de Moscou. Celui-ci pouvait s’y ressourcer, de temps en temps, loin du tumulte urbain. La maison était sans prétention et comportait à peine une dizaine de pièces, mais le terrain était immense avec un parc, un potager et un petit étang. En réalité, le véritable maître des lieux était le jardinier. Certes, lorsque son barine[1] y séjournait, il se devait d’être à sa disposition, de lui fournir fruits et légumes, de se tenir tête basse et dos courbé, de faire visiter le domaine à la famille et aux amis, de se plaindre avec la barynia des intempéries et/ou de la sécheresse, d’étudier avec elle les possibilités de créer de nouvelles plantations, mais le reste du temps, quand tout ce beau monde était à la capitale, faisant à leur tour moult révérences pour complaire au tsar, l’espace était à lui. Il en avait ainsi profité pour s’approprier un petit bout du jardin et se lancer dans la production de plantes rares et médicinales. On y trouvait aussi bien la sauge, avec sa couleur cendrée, ou l’angélique, semblable à un feu d’artifice vert, que des végétaux plus sulfureux comme le datura dont la jolie fleur blanche en forme d’olifant cache des secrets que l’Église condamne, la redoutable belladone avec ses boules noires ainsi que la terrible mandragore, bouquet violet offert sur un écrin formé par ses longues feuilles vert olive en rosette.
La vieille qui cueillait les herbes savait leur importance et elle prenait grand soin de ne pas abîmer le beau travail de son hôte. Hôte ? Si l’on veut, elle ne lui avait pas demandé de permission. De toute façon, le terrain n’était pas à lui. Se rendait-il seulement compte des trésors qu’il tenait entre ses mains ? Non, bien sûr. Il avait entretenu des plantes qui avaient bonne (ou mauvaise) réputation pour guérir des maux de ventre, de tête, des douleurs musculaires ou des difficultés respiratoires, mais il ne connaissait sans doute pas les terribles mixtures que l’on pouvait faire avec, mixtures où la vie et la mort se jouaient en milligrammes de plus ou de moins. De ce fait, elle se sentait la véritable propriétaire de ces pieds. De toute façon, elle n’avait pas de remords – elle n’en avait jamais –, elle avait voyagé longtemps, de montagne en montagne, à la recherche d’herbes pour élaborer son remède et, comme certains éléments lui manquaient encore, elle s’était rabattue sur ce carré où elle savait qu’elle trouverait ce dont elle avait besoin. Si elle en disposait en multipliant les précautions, c’était parce qu’elle éprouvait de la sympathie pour cet homme qui essayait, sans rien y comprendre, de faire pousser ce qu’il devinait utile.
Une grosse toupie en bois vint heurter sa jambe, lui arrachant un cri. Elle prit l’objet et l’observa attentivement, silencieusement, tandis que ses traits se déformaient laissant paraître une haine que le choc, fort modeste, ne justifiait en rien. Puis, percevant un bruit, elle leva les yeux. Un jeune garçon surgit. C’était un petit enfant blond, tenant à la main un fouet[2]. Il avança vers elle, ravi de constater que son jouet avait été retrouvé. Mais son sourire disparut très vite.
Jamais il n’avait vu de personne aussi âgée ni aussi terrifiante. Plus que maigre, elle était décharnée, squelettique. Sa peau était ridée comme une vieille pomme, son teint crayeux, sa chevelure de la filasse blanchâtre emmêlée, son nez un bec d’aigle, ses ongles des griffes. Elle portait une simple tunique grise et poussiéreuse et, pour tout bijou, un collier constitué d’os de petits rongeurs ou de poulets, de pierres sans valeur, mais non sans vécu. Elle l’observait de ses pupilles noires pétillant de malice, de méchanceté et de rouerie. Il découvrit avec curiosité qu’elle avait, comme toute sorcière qui se respecte, une bosse, mais celle-ci n’était pas sur son dos, elle déformait son ventre ! Il se demanda si elle n’attirait pas les toupies vers elle pour pouvoir les manger. En tout cas, elle n’avait pas encore dévoré la sienne qui était entre ses mains. Cette vision lui redonna un peu de courage. Il avait très envie de pleurer, mais s’il souhaitait aussi récupérer son bien, il allait devoir faire preuve de vaillance.
– Madame, s’il vous plaît… C’est à moi ! osa-t-il dire.
La vieille femme faillit suffoquer d’indignation en entendant cette revendication. Ainsi ce morveux, qui l’avait si grièvement blessée, ne s’excusait même pas et réclamait son dû avec une arrogance tout aristocratique. Pour toute réponse, elle pencha la tête sur le côté pour mieux l’observer. Une expression démoniaque passa dans son regard. Sa bouche baveuse s’ouvrit sur ce qui se voulait être un sourire, laissant apparaître quelques rares dents acérées telles des crocs. Sans dire un mot, sans le quitter des yeux, sans effort, elle brisa pointe et poignée du jouet, le rendant inutilisable. L’enfant vit son visage s’illuminer du mal qu’elle lui faisait et quand elle se dirigea vers lui pour lui restituer son bien, il partit en hurlant, sans demander son reste.
Quand il revint avec des adultes, sa persécutrice et la toupie avaient disparu. Elle n’avait laissé aucune trace de son passage et les parents, suspicieux, s’interrogeaient : pourquoi leur fils éprouvait-il le besoin d’inventer une sorcière pour expliquer qu’il avait perdu son jouet ?
– Quel capharnaüm ! se dit la vieille en pénétrant dans l’isba. Comment une si petite maison pouvait-elle contenir tant de saletés ?
Elle posa sur une étagère la babiole endommagée à côté d’une couronne en métal dorée mangée par la rouille. Prise de guerre ! Elle n’avait pas le courage de s’en débarrasser. Elle adorait punir ces immondes gamins qui lui rendaient la vie si dure. Elle confisquait ballons, poupées, cerceaux et les conservait chez elle percés, déchirés, brisés. Elle se demanda d’où lui venait cette hargne contre les enfants. Ils avaient dû la tourmenter alors qu’elle était, elle-même, petite, sans doute parce qu’elle était déjà vieille et ridée. Elle ne s’en souvenait plus. D’ailleurs, elle était incapable de s’imaginer à cet âge, prenant plaisir à leurs jeux imbéciles !
Elle chassa ces idées. Elle devait se concentrer sur son problème. Elle avait rapporté des plantes de son voyage et il lui fallait maintenant prendre un bain dans lequel elles infuseraient pour se soigner. Où trouver une place pour poser sa bassine ? Et où se cachait celle-ci ? Elle était sûre d’en avoir une. Mais comment la dénicher dans ce fatras ?
Dire que la pièce était encombrée était un euphémisme. Il y avait en effet d’immenses armoires dont aucune n’était fermée et leurs portes entrebâillées laissaient deviner leur saturation, de nombreuses étagères, surchargées de bocaux poussiéreux dont on avait du mal à discerner le contenu, les liquides étant sombres et les verres dépolis. Elle repéra une table où un crâne riait de toutes ses dents de voir un os de jambon, à moitié dévoré, très inquiet d’être à côté d’éprouvettes où bouillonnaient des produits chimiques, simple réaction entre éléments qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Elle se souvint qu’elle avait glissé dessous la bassine. Celle-ci, la nature ayant horreur du vide, s’était remplie de choses diverses. Bah ! Elle se débarrassa du contenu en la renversant. Elle trierait quand elle en aurait le temps, se jura-t-elle. Pour lui faire une place, elle repoussa du pied une énorme caisse, une couronne en ferraille et un gigantesque poupon à qui il manquait un œil. Elle eut du mal avec le premier et se demanda ce qu’il recelait.
– Il faudrait que je range ! murmura-t-elle. Ce n’est plus possible.
Plus tard.
Elle avait, pour l’instant, autre chose à faire et c’était urgent. Sa bassine remplie, elle releva la manche de son coude gauche et trempa celui-ci légèrement dans l’eau qui atteignit très vite la température idéale pour que ses plantes infusent. Très chaud, mais pas bouillant. Elle ouvrit son petit sac d’herbes, de fleurs. Elle était sensible aux odeurs et le parfum qui en sortit lui fit du bien. La salle n’était pas seulement dans le désordre le plus complet, elle sentait aussi le renfermé. Il faut dire qu’elle était toujours dehors, par monts et par vaux, ne rentrant que le soir, si ce n’est la nuit, pour dormir. Sauf ce jour-là, car elle devait se soigner. Elle vida son sac dans la bassine qui prit une teinte verdâtre, la chaleur libéra des effluves plus marqués, rappelant les hautes montagnes où avait été faite la cueillette, plus tôt, dans la matinée.
Elle se déshabilla rapidement, ne gardant que son ras-de-cou. En s’approchant de son bain, elle aperçut venant à elle une femme, encore plus vieille, encore plus laide, encore plus ébouriffée, encore plus décharnée. Elle sourit au vaste miroir perdu dans la pénombre, la poussière accumulée rendait tout plus moche, plus sale. Elle contempla ce qu’était devenu son corps sans dégoût et passa tendrement sa main sur son collier d’os et de cailloux. Puis son regard s’attacha avec étonnement sur le kyste qui déformait son ventre plat.
– Il a à nouveau grossi ! dit-elle avec colère.
Celui-ci avait désormais la taille d’un œuf d’autruche. Elle avait beau boire des potions, elle n’arrivait pas à le faire disparaître ni même à obtenir la moindre régression. Bien au contraire ! Le bain qu’elle allait prendre était un de ses derniers recours. Après, il restait à tenter une opération. Mais quel chirurgien-barbier accepterait de le faire ? Plus précisément, à qui pourrait-elle faire suffisamment confiance pour croire qu’il recoudrait son abdomen une fois sa tumeur enlevée ? Elle avait l’habitude de contraindre les gens à lui obéir, mais se doutait bien qu’au milieu de l’intervention elle serait bien trop faible pour imposer sa volonté.
– Saleté, se dit-elle et elle regarda avec rage son ventre.
Elle plongea sa main dans l’eau, la trouva trop chaude et attendit qu’elle soit à son goût, puis se glissa dedans. Elle était maintenant plus froide que souhaité. Sa déformation abdominale la troublait trop pour qu’elle obtienne la température désirée !
– Je me fais vieille, se plaignit-elle.
Elle ferma les yeux, lutta contre la fraîcheur ; le liquide était devenu sombre. Trop sombre ! Elle avait dû exagérer les doses. Malgré tout, le bain lui faisait du bien, les effluves apaisaient ses sens. Millepertuis, sauge, jusquiame, angélique et hellébore faisaient leurs effets. Cela faisait des mois qu’elle ne s’était pas ainsi délassée. Elle se calma, arrêta de se plaindre, profita du moment. Son corps se détendit, son esprit cessa de batailler, ses paupières s’alourdirent, Morphée lui tendait ses bras. C’était le but espéré : réconforter son être, relaxer ses muscles, adoucir ce durillon qu’elle avait au ventre. C’était une vieille femme pleine d’énergie, de vigueur, de colère, aussi était-ce un état un peu troublant pour elle, mais elle l’appréciait. Elle se laissa dériver.
Soudain, la chose bougea. Son abdomen se déforma, la bosse disparut, se reforma plus loin. La boule se déplaçait. C’était vivant ! Elle bondit hors de la bassine et recula de deux ou trois pas. Elle regarda, épouvantée, sa peau se tendre et se distendre. Une fois, deux fois, puis tout s’immobilisa. Son ventre était habité par une autre vie. Une créature l’avait parasitée ! Un être sournois qui était assez intelligent pour ne pas bouger lorsqu’elle-même s’agitait ou simplement était éveillée. Elle n’avait rien remarqué ! Maintenant, l’organisme avait grossi et atteint la taille d’une belle toupie. Vivraient-ils tous les deux en symbiose ou le monstre allait-il continuer à grandir pour, un jour, s’extraire de son corps en provoquant vraisemblablement sa mort ? Elle n’en savait rien et chercha comment cela était arrivé pour trouver comment lutter contre cet envahisseur. Quelques minutes passèrent où la terreur se mêlait à la folie, puis elle se rendit compte que tout cela était dans la nature des choses et que c’était même diablement rassurant.
– Seigneur, je suis enceinte !Elle examina l’eau comme si ce fluide l’avait ensemencée. Ceci étant, l’idée, au demeurant, n’était pas si incongrue que cela, car c’était bien le seul liquide externe qui avait mouillé son vagin depuis des lustres. Comment pouvait-elle attendre un bébé ?
Elle fouilla dans sa mémoire. Quand donc avait-elle été approchée d’assez près par un homme pour que cela se produise ? Elle songea à l’Autre qui pavoisait parce qu’elle en avait conçu un en étant vierge. Il n’y avait pas de quoi en être fière puisque cela pouvait arriver à toute une chacune, c’était surtout plus embêtant qu’autre chose. Elle cracha par terre. Cette pensée impie lui avait redonné du tonus.
Qu’importe le père, il n’y aurait pas d’enfant ! Elle ricana. Elle avait identifié son mal et, s’il y avait un secret qu’elle connaissait, c’était bien celui de faire passer un bébé. Elle remit sa vieille robe.
Sur une étagère, elle prit une bouteille de lait de chienne, dans laquelle avaient mariné de la chicorée, des graines de giroflées et de la myrrhe, récupéra dans un bocal quelques champignons, compléta le tout avec du persil, de l’origan, de l’angélique et des baies d’actée rouges et blanches cueillies sur le rayonnage où ils poussaient, rajouta un zeste de vinaigre et avala sa concoction. Elle eut un hoquet et dut lutter un instant contre une violente envie de vomir. Elle commença à avoir mal au bas-ventre. C’était terriblement efficace. Elle devait maintenant se dépêcher. Elle sortit, s’emparant au passage d’un grand couteau fin.
Pour couper le cordon ombilical.
Elle descendit en sifflotant les quatre marches brinquebalantes de sa petite hutte sur pilotis. C’était une habitation misérable. Les planches d’épicéa qui en formaient les murs avaient vieilli, s’étaient tordues, du torchis en bouchait les trous, son toit était recouvert de chaume et les volets des fenêtres étaient clos. On l’aurait crue abandonnée. Elle paraissait étrangement exiguë compte tenu de ce qu’elle contenait et se fondait dans le paysage. Elle reposait sur deux troncs de mélèzes qui, juste au niveau du sol, se séparaient en trois grosses racines comme les pattes d’un poulet.
Elle descendit au torrent qui coulait un peu en contrebas. À genou, le dos appuyé à un arbre dont les feuilles tombantes jouaient avec l’eau, elle respira profondément et commença à pousser. Elle n’avait jamais assisté à un accouchement, mais les gestes venaient spontanément. Ses entrailles la torturaient et elle imaginait la souffrance de l’être qui, maintenant, s’agitait en tous sens en elle. Malgré la douleur, cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi sereine. Bientôt, elle allait pouvoir rejeter la chose, couper le cordon et balancer le reste dans la rivière. Elle serait à nouveau elle. Depuis quand n’avait-elle pas eu un sommeil sans cauchemar, sans ressasser ses tourments ?
Depuis que cette saloperie s’était déclenchée et que son ventre se déformait !
Depuis le retour de son voyage à Kiev.
Soudain, saisie de terreur, elle s’arrêta. Elle venait de se rappeler où et quand elle était tombée enceinte ! Et de comprendre comment ! Heureusement, par instinct, elle avait réagi comme il fallait : la chose ne devait en aucun cas naître.
[1]Barine, boyard : noms donnés aux seigneurs, autrefois, en Russie, leurs épouses sont les barynias. Pour les paysans, on parle de moujiks.
[2] Au Moyen-âge, les enfants jouaient, parfois, à faire tourner de grosses toupies en bois en les frappant à l’aide d’un fouet.