II-La nuit de Walpurgis

C’était sept mois auparavant, dans la nuit du 30 avril, à la Saint Robert, quand la Nature reprend ses droits, que l’hiver meurt enfin (ne dit-on pas « À la Saint Robert, tout est vert »), cette nuit que d’autres nomment la nuit de Walpurgis en l’honneur de Sainte Walburge.

C’était sur une grande colline herbeuse, située au confluent du Dniepr et de la Lybid dont le sommet, quoique peu élevé, se détachait nettement au-dessus de la steppe qui montait jusqu’à lui, car il était en partie dénudé et apparaissait blanc le soir sous la lune.

roussalka (affiche d’un opéra de Dvorak)

Volant vers cette destination, elle arriva alors que le soleil se couchait et que le vent chassait l’humidité de la journée. Elle vit, l’espace de quelques secondes, son ombre gigantesque dans le ciel au milieu d’un halo lumineux, comme si le diable la désignait. Elle ne pouvait se tromper, elle était la seule à se déplacer en mortier, les autres utilisaient des balais ou des oiseaux, certaines grâce à des onguents à base de jusquiame et de belladone dont elles s’étaient enduites pouvaient courir dans les airs. Cette nuit s’annonçait terrifiante et le cœur de la vieille babouchka[1] en palpita d’excitation. Venues du monde entier, des centaines de sorcières s’étaient donné rendez-vous sur cette colline non loin de Kiev.

Pourquoi là ?

Il s’y dressait, jadis, trois totems couverts de runes, la langue avait depuis été perdue. Les chrétiens les avaient brisés, mais leurs maléfices demeuraient. On y trouvait aussi les décombres d’une forteresse et de vastes catacombes. Des gens s’y étaient réfugiés pour fuir une invasion et l’envahisseur avait détruit tout ce qui pouvait l’être, que ce soit bois ou pierre, muré les issues, noyé les tunnels, massacré ceux qui tentaient de s’échapper. Des centaines d’individus avaient ainsi été ensevelis vivants, nourrissant la terre qui les avait nourris et qui, depuis, y était particulièrement généreuse. Sur les pentes, on y trouvait la fleur de fougère et d’autres plantes aussi utiles et aussi rares. Par contre, là où, tous les ans, se réunissaient les sorcières, là où leurs pieds frappaient le sol, sur une vaste étendue autour du sommet, rien ne poussait, ce qui donnait cet aspect remarquable à cette haute colline[2].

Elle fut accueillie par les cris de joie de ses congénères qui étaient déjà une bonne soixantaine. Baba Yaga, la vieille Baba Yaga, celle que personne n’avait connue jeune, avait en effet une grande renommée parmi les siennes. Elles appréciaient sa gentillesse, son amabilité et sa disponibilité. Elles étaient toutes en habits de fêtes, rouge sang, bleu nuit, noir de jais, certaines avaient des robes d’une blancheur trouble, innocente, indécente en ce lieu. Beaucoup, ne craignant pas la fraîcheur du soir, étaient nues.

Quatre hommes se tenaient au milieu de ces femmes. Quatre êtres terrifiés. Des gitans qui ne se connaissaient pas et qui avaient été enlevés, quelques heures auparavant, un peu partout en Europe, ne parlant pas la même langue sauf quelques mots déformés de leur idiome d’origine, quand ils se dispersèrent depuis l’Inde à travers le monde. Fils de la musique, les Tziganes ne pouvaient être qu’un peuple de vagabonds. Laszlo, avec ses vêtements de fête, chemise rouge de cosaque, pantalon de velours noir et bottines en cuir retourné, essayait de faire bonne figure et de cacher sa peur. Il était hongrois et se rendait à un mariage dans un village oublié des Carpates lorsqu’il fut kidnappé par les sorcières. Avec sa belle gueule, sa longue chevelure châtain partagée en son milieu par une raie, il était très demandé pour animer une soirée et faisait aussi bien tourner la tête que le corps des filles au son de son violon. C’était le plus jeune des quatre et, leurs ravisseuses n’étant pas toutes laides et âgées comme celle qui venait d’arriver, il se retrouva vite à l’aise et considéra avec condescendance ses camarades d’infortune incapables d’apprécier les bons côtés de la situation. Jacinto, un espagnol tout fripé, tout frisé, avec sa flûte piccolo, cette « petite flûte » en ébène, si fragile, autant pour vaincre sa peur que pour répondre au regard moqueur du Hongrois, égraina quelques notes aiguës et espiègles.

Par quelques sortilèges, le son portait loin sur le sommet de ce mont et les femmes se turent sur-le-champ. Brishen, le plus vieux des quatre, un irlandais retors, se leva, ressuscité par les quelques trilles de l’instrument à bec. Il jeta au loin sa large casquette de laine, découvrant son crâne rasé, puis frappa sur un tambour formé d’une simple peau de chèvre tendue et clouée sur un cadre en bois circulaire d’une soixantaine de centimètres qu’il tenait d’une main ferme, coincée dans l’armature. Il utilisait un long bâton en buis aux deux bouts arrondis, d’épaisseurs différentes, qu’il faisait virevolter, tapant alternativement avec chacune des extrémités, donnant ainsi un rythme très marqué. De plus, il avait aux pieds des clochettes. Bref, c’était le percussionniste de la bande. Le quatrième, Yoska, un Russe, retrouva à son tour le sourire et se mêla au concert. Il maniait une balalaïka, cette guitare plus légère, plus petite, plus facile que la classique, car elle n’a que trois cordes, mais si entraînante, si dansante. Laszlo n’eut plus qu’à sortir son violon et son archet. Les mélodies convergèrent rapidement. Pour l’instant, c’était la flûte qui menait le quatuor. Les sorcières étaient ravies, les artistes aussi. Ils étaient de bons musiciens, capables de reconnaître le talent des autres, d’écouter tout en jouant. Ils se parlaient, se défiaient, les filles commentaient, riaient, se montraient non moins mélomanes qu’eux.

Désormais, Laszlo se promenait, son violon coincé entre la clavicule et la mâchoire, le visage penché sur l’instrument, les yeux mi-clos, la main leste. Il se dirigea vers les plus belles comme en terrain conquis et leur susurra tant de choses dans ses mélodies qu’elles en été troublées. Elles lui répondaient de manière impudique par un frémissement, un balancement du corps, des sourires éblouissants. Balalaïka et tambourin suivaient, la flûte se moquait.

Le petit orchestre ne menait pas la danse, mais réagissait à son public et, quand l’heure vint de se recueillir, les notes se firent discrètes avant de mourir. Parfois, le silence est la plus émouvante des musiques. Les physionomies, quelques instants plus tôt, si joyeuses, se fermèrent. La tristesse, l’inquiétude étaient palpables. Cette année-là, l’hiver s’attardait. La nature, épuisée, furieuse, refusait de sortir de son sommeil réparateur, de nourrir à nouveau les hommes. Les femmes, effrayées, priaient. Beaucoup s’agenouillèrent ; certaines, plus désespérées, plus démonstratives, s’étaient allongées, bras écartés, se frappant le front contre le sol, telles des nonnes ; d’autres, debout, se tenaient par la main ; toutes étaient tête basse. Elles suppliaient pour que le froid recule, pour que le printemps vienne enfin.

Une fille d’une vingtaine d’années s’approcha de Laszlo. Dieu qu’elle était magnifique ! Le jeune violoniste n’en avait jamais vu d’aussi séduisante. Elle avait de merveilleux yeux bleu-violet tendre. Ses cheveux brun doré descendaient en cascade cacher ses seins d’albâtres et préserver en partie sa pudeur, mais ils n’étaient pas assez longs pour le reste. Elle n’était pourtant pas nue, une plante sortait de son sexe, s’enroulait autour de son corps, grimpant vers la tête, ses feuilles d’un vert clair caressaient sa peau, s’immisçaient dans son nombril, barraient son dos, soulignaient la naissance de sa poitrine, lui chatouillaient le cou. De grandes fleurs formées de trois ou quatre pétales un peu tors, jaunes ou blancs, l’une s’épanouissant contre son oreille, couronnaient le front. Un parfum de printemps s’échappait d’elle, accentuant la douceur de ses traits, rendant son être plus désirable. Le végétal avait pris possession de la jeune fille et s’en nourrissait pour se développer. Dans une symbiose parfaite de chair, de couleur et d’effluves, elle offrait en retour à son hôte sa beauté et sa fragrance, faisant d’elle une femme-fleur. La sorcière parla, son timbre était clair. Elle voulait qu’il sache, elle le sentait capable de s’associer à elles. Elle lui expliqua ce que murmuraient ses sœurs dans une langue oubliée.

– Elles plaident pour la survie des hommes. Elles disent à la Terre qu’ils ne sont pas responsables, qu’ils sont par nature irresponsables, que nous comprenons sa colère, que nous la partageons. Nous sommes si proches d’elle. Nous endurons de votre part les mêmes tourments, le même égoïsme, le même mépris, la même violence.

Au fur et à mesure, elle traduisait les plaintes des siennes, décrivant tout ce que la nature et les femmes subissaient. Mais très vite, elle cessa. Elle se tut tant les pleurs et les souffrances dépeintes la bouleversaient. Les mots ne consolent pas, ils ne font que raviver la douleur.

– Maintenant, nous lui demandons de vous pardonner. Encore une fois. Encore et encore… Comme une mère à des enfants turbulents, comme nous le faisons nous-mêmes. Inlassablement. À ton tour, joins tes prières aux nôtres. Joue du violon ! Donne-lui une raison de vous aimer. Qu’elle sache que si vous disparaissez, aucun être ne la célèbrera aussi bien que vous. Chante ! chante la nature !

Laszlo reprit son instrument. Sa plaidoirie était tendre, tout empreinte encore de la tristesse des sorcières. Il resta longtemps seul. Puis la balalaïka, plus démonstrative, l’accompagna, ainsi que les percussions. Soudain, rompant avec tout ce chagrin, la flûte réapparut entre les doigts de Jacinto et fit entendre le pardon de la terre, réveillant les herbes, les fleurs, les arbres. L’air se réchauffa sensiblement et la nuit devint agréable. Les femmes se levèrent, heureuses. Encore une fois, elles avaient sauvé le printemps et réconcilié la nature avec les hommes !

Désormais, une allégresse étonnante régnait sur le sommet du mont et les gitans donnèrent le meilleur d’eux-mêmes guidés par les réactions des sorcières qui se laissaient emporter par la musique. Après avoir été en repentance, elles demandaient maintenant à la Terre de se montrer généreuse pour l’année à venir et offraient en échange leur beauté, leur joie, leur plaisir. Les morceaux se succédaient de plus en plus endiablés. Les filles formèrent des chaînes qui s’entrecroisaient. On se tournait autour, on gambillait, on riait, on sautait. C’était lubrique, effronté. Faisant l’homme, faisant la femme, les danseuses se trémoussaient les unes contre les autres, se frottant les seins, présentant à leur partenaire fesse ou sexe. Elles firent une sarabande d’enfer.

Une chèvre, attirée par le bruit, abandonnant la protection des bois, s’approcha. Elle était toute blanche et se détachait dans le noir de la nuit. Elle regarda, éberluée, ces femelles se déhancher. Puis, voyant qu’elle n’avait rien à craindre, tout en gardant cependant ses distances, elle frappa le sol de ses sabots pour cadencer les mouvements. À ce signal, une deuxième créature sortit de l’ombre, puis une troisième, puis une autre encore. Cabris, renards, chevaux, chats, hiboux marquaient le rythme et les sorcières se laissèrent diriger par les animaux en riant. La folle farandole se poursuivit une heure ou deux.

Minuit. Les chants, les danses cessèrent et l’on put percevoir des gémissements continus.

De pâles jeunes filles, parfois nubiles, nues ou revêtues d’une longue tunique diaphane – leur linceul –, certaines couronnées de feuilles de chêne ou de saule, venaient d’apparaître et approchaient timidement vers le groupe. C’étaient celles qui avaient connu une fin tragique dans l’année. Noyées, pendues, assassinées, violées ou simplement mort-nées, elles avançaient, blêmes, le visage triste, les lèvres blafardes, les yeux apeurés, portant encore sur elles les marques de leur décès, blessures ouvertes, traces violacées… Elles avaient froid. Leurs sœurs les accueillirent, les serrèrent dans leurs bras pour les réchauffer, les consoler. Loin d’être effrayés par tous ces fantômes, les gitans pleuraient silencieusement. Ne sachant comment réconforter les malheureuses victimes, ils reprirent leurs instruments. La musique se ranima doucement, d’abord tendre, puis plus dansante. C’était une invitation à oublier leurs souffrances. À vivre même morte. La Terre était, elle, toujours vivace et, après l’hiver, refleurissait.

La sarabande était repartie, plus débridée que jamais. Les plus vieilles sentaient la sève monter en elles, mais rien n’était comparable à la folie qui s’emparait des plus novices et des vierges. Tandis que les anciennes prenaient le temps d’une pause, d’un morceau, d’un verre, elles s’amusaient, s’attiraient, se défiaient, se moquaient. Vivantes et mortes se mêlaient en des joutes amoureuses. Elles se croyaient invincibles.

La jeune fée s’approcha à nouveau de Laszlo. Il fut heureux de la voir revenir à lui, il avait tenté vainement de la retrouver, mais c’était difficile, étant, sans arrêt, sollicité pour sa musique. Elle guidait, en le tenant par la bride, un cheval, tout en muscles, puissant, les naseaux fumants, la crinière sombre, le pelage chocolat, une tête fine et intelligente, des yeux bien ouverts et expressifs, un front haut et des oreilles alertes, une encolure longue, un poitrail majestueux, un dos court, droit, une croupe large, une queue soyeuse.

– Voici mon cadeau, Laszlo. Prends-le ! Où tu voudras aller, il t’y conduira. Si tu ne sais où aller, il t’y mènera aussi bien. Si tu le perds de vue, il te suffira de murmurer

Quand le coq chantera,
Cheval brun, cheval bai,
Coursier sage et avisé,
Sivka-Bourka paraîtra.

et il réapparaîtra. Dans un an, reviens nous enchanter.

Le tzigane refusa de partir. Pas après avoir rencontré l’amour de sa vie ! Elle lui sourit. Il était délicieusement ridicule avec ses caprices d’enfants au moment où le danger guettait.

– Il faut vraiment te retirer ! Bientôt, ils vont venir et ce sera plus sombre que le trou de l’enfer. S’ils sentent une présence masculine, ils deviendront méchants.

– Qui « ils » ?

Pour toute réponse, elle posa un baiser-fleur sur ses lèvres.

– Tu ne peux rester. C’est trop périlleux !

– Et toi ?

– Je suis une femme !

Il rit. C’était bien pour cela qu’il ne voulait pas s’en aller. Pour la défendre, entre autres… Elle le fit taire d’un nouveau baiser, plus léger, à peine un frôlement.

– Nous pourrons un jour être ensemble, mais maintenant, il faut partir !

En désespoir de cause, il lui demanda son nom.

– Lioubov[3].

– Alors, sois charitable et indique-moi comment te retrouver.

Pour toute réponse, elle lui sourit. Cela ne disait pas « comment », mais cela promettait que l’on se reverrait et c’était pour Laszlo beaucoup. Aussi accepta-t-il de s’en aller, avec un cheval, un prénom et, pour rendez-vous, un lieu maudit, un an plus tard.

Lioubov avait raison, il avait trop attendu. Tandis qu’il s’éloignait, chevauchant Sivka-Bourka, il sentit la terre trembler et devina, au milieu des filles, des êtres gigantesques, des formes répugnantes, des ombres surgies du néant, attirés par les rires juvéniles. Il crut distinguer Chernabog, le Dieu noir des enfers avec ses grandes ailes de chauve-souris, ses muscles saillants et ses yeux sans iris, Tcherv, le démon de la famine, squelette aux vêtements en loques, claudicant et toujours dévorant un os sans chair, Kaptar, le géant sauvage aux longs poils, humanoïde que Dieu rejeta avant de nous créer, Gorymytch, le monstre aux écailles, ruisselant d’une eau sombre. Tant d’autres suivaient qu’il ne reconnaissait pas. Il pâlit en songeant à Lioubov et voulut revenir. Ce fut alors qu’il l’aperçut avec ses cheveux-fleurs, ses fines lèvres roses, ses traits angéliques, son corps-plante, sourire, s’offrir, s’ouvrir à un être immense mi-bouc mi-homme au visage déformé, aux pattes velues et à l’odeur pestilentielle, tenant entre ses sabots, comme un pied de nez au malheureux gitan, un instrument de musique : une flûte en roseau. Elle n’était pas la seule dans cet état : toutes les sorcières accueillaient ces démons par de joyeuses roucoulades et des gestes obscènes, écartant largement leurs cuisses pour les exciter. Cette horreur-là, plus que le danger, le décida à s’en aller. Ce ne fut que des semaines plus tard qu’il comprit qu’à la distance où il se trouvait, il lui était bien impossible d’observer de tels détails, encore moins de sentir quoi que ce soit. Il n’avait pu qu’apercevoir des silhouettes, tout le reste était sorti de son imagination malade.

Les sorcières n’étaient pas stupides. Elles s’unissaient à ces créatures infernales, communiaient avec les sombres divinités, les caressaient, les cajolaient, les enjôlaient, se laissaient pénétrer pour aspirer leur vitalité, tout en évitant d’ouvrir un passage, via un enfant, à ces êtres venus des abîmes. Baba Yaga était si vieille ! Cela faisait des années qu’elle se contentait, tout en buvant, de regarder, d’entendre les cris de douleur/jouissance de ses malheureuses sœurs. Elle avait cessé de se méfier, se sachant non désirée. Elle prenait son plaisir à travers celui des autres. Ce n’est pas ainsi que l’on attrape un bébé. Et pourtant ! Le diable était malin !

Elle ouvrit les yeux et comprit qu’elle s’était évanouie. Jamais elle n’aurait pensé que faire naître un enfant était aussi épuisant. Elle se redressa sur ses genoux, sa tête tournait et elle dut se mettre à quatre pattes. Elle se demanda si le mieux n’était pas de se recoucher, de se reposer à nouveau. Le soleil était descendu derrière la montagne, le ciel était en feu. Elle tenta de deviner ce que tout cela annonçait. Dans l’immédiat, cela voulait dire que la vallée serait bientôt dans le noir et qu’elle devait se dépêcher. La chose sanglante avait roulé et se tenait aussi loin d’elle que le lui permettait le cordon ombilical. Elle vérifia son sexe. C’était un mâle. Par méchanceté, elle décida de le couper au plus court (la tradition disait que plus celui-ci était long, plus viril serait le garçon), mais, au moment de passer à l’acte, elle se ravisa. Il était mort. À quoi bon l’humilier en plus ? Et elle lui accorda un doigt de plus que la normale. Quand elle trancha le lien qui les unissait, le paquet sanglant se mit à gémir. Il était donc encore en vie ! Elle se dépêcha de nouer. Elle le prit dans ses mains. Il pesait lourd, comme de la pierre. Elle était si fatiguée. Pourquoi s’épuiser à atteindre la rivière ? Il bougeait faiblement et geignait. Elle eut l’impression qu’il pleurait. Un sentiment nouveau naquit en elle qu’elle ne put identifier.

– Tu sais, mon tout petit, il vaut mieux périr qu’avoir Baba Yaga comme mère.

 Ainsi donc, c’était vrai ce que l’on disait de l’instinct maternel ! Son corps se dressait contre son esprit, la chair plaidait en faveur de la chair, son sang criait « pitié », mais sa raison conseillait de ne pas céder, lui rappelant de qui il était le fils. Chaque pas lui coûtait. Elle serrait maintenant la créature contre elle, sans motif. Plus précisément pour la protéger du froid, pour la réchauffer une dernière fois avant de la noyer. Elle avait beau grommeler que c’était ridicule, cette prévenance envers sa victime, elle ne voulait pas le faire souffrir inutilement ! La nuit était en effet tombée et la fraîcheur était pénétrante, quelques lucioles arrivées en hâte éclairaient vaguement la scène. Elle sursauta au contact avec l’eau glaciale et cela lui permit de vaincre la compassion qu’elle éprouvait. Elle plongea la chose dans la rivière. Surpris par la violence et la température du torrent, l’enfant poussa un cri et sa main se saisit du pouce de la vieille femme, s’y accrochant comme on le fait avec un tronc pour ne pas être englouti. Pauvre être si faible et qui cherchait refuge chez celle qui l’assassinait ! Les minuscules doigts serraient, réaffirmaient la confiance de tout bébé envers sa mère. Un geste venu du fond des âges. Le courant le débarrassa de tout le sang qui l’enlaidissait. Rien en lui n’indiquait un démon. Bien au contraire, si c’était un non humain, c’était un ange tant il était beau.

« Maman » disait la douce pression des phalanges. Le bébé avait confiance en elle, avait foi en elle. Elle ne se sentait pas de force à le trahir. C’était atavique.

Elle le ressortit de l’eau. Il toussota, crachota comiquement et la regarda avec un grand sourire. Elle le lui rendit avant de le serrer contre sa poitrine pour le réchauffer, se maudissant d’être une vieille femme sans chaleur. Pour la première fois de sa vie, elle regretta de n’être pas comme les autres, de ne pas avoir eu de montée de lait, de ne pas avoir cette générosité du corps féminin. Elle embrassa néanmoins son enfant.

Maintenant, Baba Yaga gravissait la pente, retournant rapidement à sa hutte, fuyant le cours d’eau qui grondait, réclamant sa proie.

Ce ne fut que bien plus tard, une fois le bébé couché, emmailloté qu’elle se reprit. Venir au monde est un effort épuisant, surtout dans ces conditions, et le nouveau-né, rassuré par les caresses de sa mère, par les soins qu’elle lui avait prodigués, par la douceur de l’antre et peut-être même par cette atmosphère renfermée qui devait lui rappelait le ventre d’où il sortait, s’endormit, relâchant son contrôle. Alors, Baba Yaga retrouva ses esprits. Elle comprit que la chose, l’engeance du diable, l’avait manipulée. Son « instinct maternel » était fictif, c’était le démon qui se défendait, qui se protégeait, qui lui inspirait ces sentiments. Pour qu’elle ne le tue pas !

Elle songea à le reprendre, à le ramener au torrent et, cette fois-ci, à l’y jeter pour de bon. Puis elle réalisa que c’était impossible. Sitôt dans ses bras, il la manipulerait derechef ! Non, la solution était de partir discrètement, de fuir sa cabane, de revenir plus tard quand il serait mort de faim. Combien de temps, un bébé peut-il survivre sans nourriture ? Un jour ? Deux jours ? Une semaine ? Elle se décida pour un voyage d’un mois. Et si quelqu’un venait durant son absence ? Ne ferait-elle pas mieux de rester aux alentours ? Elle rejeta cette option : le risque qu’il parvienne de nouveau à la manipuler était trop grand. De toute façon, la chaumière savait comment éviter qu’un intrus n’entre chez elle.

Pourtant, elle ne bougeait pas, elle débattait avec elle, encore et encore, multipliant les raisons de s’en aller. Elle demeura longtemps assise, éveillée, se maudissant, incapable d’abandonner son bébé. Non parce qu’une volonté diabolique s’imposait à la sienne – il dormait comme un ange –, mais parce qu’elle sentait toujours la pression des doigts minuscules autour de son pouce.


[1]Grand-mère en russe.

[2] Il s’agit du mont Chauve, situé près de Kiev : cf. le poème symphonique Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski.

[3]Prénom russe féminin signifiant Amour ou Charité.